jeudi 31 janvier 2019

Vivre : le lac, les pêcheurs




 Il y a toujours un moment émouvant dans l'hiver : celui où, malgré la neige qui vient danser sur les rives, malgré le froid et ses colverts, malgré la monotonie des clapotis, on aperçoit au matin, comme un mirage, deux pastilles blanches : les pêcheurs.

mercredi 30 janvier 2019

Regarder : Banksy et les soldes



Banksy / palazzo Medici-Riccardi / Firenze / 2018


Derrière ce besoin obstiné de consommer,
combien de frustrations, combien de peines,
qu'un moineau, qu'un arc-en-ciel sauraient consoler ?

mardi 29 janvier 2019

Lire : retour sur images


enfants dans une petite ville / walter Studer /Pologne 1947 

Elle a sorti de l'armoire des boîtes pleines de photos. Il y en avait plusieurs de moi, bien sûr, petit garçon, adolescent… De mes frères aussi. J'avais à nouveau sous les yeux – mais n'étaient-ils pas gravés dans mon esprit et dans ma chair ? – ce milieu ouvrier dans lequel j'avais vécu, et cette misère ouvrière qui se lit dans la physionomie des habitations à l'arrière-plan, dans les intérieurs, les vêtements, les corps eux-mêmes. IL est toujours vertigineux de voir à quel point les corps photographiés du passé, peut-être plus encore que ceux en action et en situation devant nous, se présentent immédiatement au regard comme des corps sociaux, des corps de classe. Et de constater à quel point également la photographie comme "souvenir", en ramenant un individu – moi, en l'occurrence – à son passé familial, l'ancre dans son passé social. La sphère du privé, et même de l'intime, telle qu'elle ressurgit dans de vieux clichés, nous réinscrit dans la case du monde social d'où nous venons, dans des lieux marqués par l'appartenance de classe, dans une topographie où ce qui semble ressortir aux relations les plus fondamentalement personnelles nous situe dans une histoire et une géographie collectives […] 

Un corps d'ouvrière, quand il vieillit, montre à tous les regards ce qu'est la vérité de l'existence des classes.

Didier Eribon, Retour à Reims

A l'occasion de la mort de son père, Didier Eribon, universitaire reconnu et militant de la cause homosexuelle, revient dans sa ville d'origine, y renoue avec sa mère, se confronte à son passé. Issu d'un milieu ouvrier, dont il ne reconnaissait ni les valeurs ni les normes, il avait coupé les ponts depuis près de trente ans. Il n'a pas assisté à l'enterrement de son père, homme présenté comme alcoolique et brutal, qu'il n'aimait pas et qu'il n'avait jamais aimé. Pour suivre sa route, pour vivre sa vie, D. Eribon s'est arraché à son milieu familial, à ses parents qu'il rejette autant qu'il s'en est senti rejeté. Dans le même mouvement, il a aussi écarté de sa vie ses trois frères, qui lui sont étrangers (aucun d'entre eux n'a fait d'études) et qu'il ne souhaite nullement revoir. C'est uniquement avec sa mère qu'il renoue :

Je vins voir ma mère. Ce fut le début d'une réconciliation avec moi-même, avec toute une part de moi-même que j'avais refusée, rejetée, reniée.


A vrai dire, la réconciliation que D. Eribon décrit semble plutôt être la recherche d'un professeur de sociologie chevronné portant sur un cas pratique : le sien. Pourquoi, se demande-t-il, avoir toujours envisagé son expérience sous l'angle de la ségrégation sexuelle et jamais sous celui de la discrimination sociale ? Il entreprend d'interroger son passé par ce biais, au moyen d'une analyse rigoureuse et académique. On n'y trouve pas une ombre de sentimentalisme, et peu de traces de sentiments. L'écriture opère comme une mise à distance. Tout le texte concourt à délimiter la frontière entre l'auteur ( "je") et son milieu d'origine ("eux").

Ce livre est un essai, pas une œuvre littéraire. On est tenté toutefois de le comparer avec l'intensité et la précision des récits d'Annie Ernaux et la nostalgie joyeuse d'Ivan Jablonka. Contrairement à Eribon, ces deux auteurs se penchent sur leurs origines sans éprouver obstinément le besoin de s'en distancer. Chez eux, la distanciation est bien réelle, mais n'a pas besoin d'être continuellement marquée.

En revanche, Retour à Reims a des qualités de ses "défauts" : très bien construit, documenté, analysé. L'auteur décrit parfaitement, grâce à tout le dispositif théorique de sa discipline, l'ensemble des inégalités sociales, vécues dans les milieux ouvriers et défavorisés durant la période concernée (dès les années '40 du siècle dernier). Les humiliations subies, les effets de la misère sur la vie quotidienne, les mouvements qui portent du communisme au Front national. Il évoque avec une grande justesse la situation des femmes, sans pathos, à travers les figures de la grand-mère maternelle et la mère de l'auteur (la négation du plaisir, les avortements en guise de contraception, la double domination subie de la part des hommes et des nantis, les journées de travail à rallonge).

A peine avais-je fermé le livre, lu d'une traite, que j'ai éprouvé le besoin de relire, encore et encore. Il fait partie de ces livres stimulants, qui nous secouent, qui nous obligent à réfléchir au sens de notre propre trajectoire, à méditer sur le déterminisme et la liberté. Publié en 2009, il fait l'objet actuellement d'une adaptation théâtrale par Thomas Ostermeyer donnée initialement en Allemagne, qui se poursuit à Paris et sera présentée prochainement au théâtre de Vidy à Lausanne



lundi 28 janvier 2019

Vivre : festina lente



Janvier, mois de l'entre-deux, début où rien ne recommence, en latence,
lové dans son paysage neigeux, chargé d'attentes, se hâtant lentement,
entre intempéries et éclaircies, vers une année dont on espère les offrandes.


dimanche 27 janvier 2019

Vivre : la faune, le froid




Hiver, saison du repli et du silence,
la maison assiégée de présences,
frémissements dans les feuillages,
irruptions soudaines, insistances.
Traces de pas, traces de pattes.
Des ombres efflanquées s'aventurent,
prêtes à risquer leur peau, 
prêtes à laisser des plumes
cherchant - évitant de devenir - pâture.

samedi 26 janvier 2019

Vivre : devant une aquarelle


Portrait de Guidobaldo di Montefeltro / Raffaello Sanzio / Offices / Florence


Il a pour moi toutes les indulgences.

Et, même s'il s'en défend avec véhémence,
c'est à une très légère intonation, trois fois rien,
que je dois entendre si c'est bon ou tout à fait moyen.
 

vendredi 25 janvier 2019

Vivre : still life / 60




Annie T. était une cadre reconnue dans l'institution. Elle avait d'enviables qualités. On aimait aussi beaucoup la chambrer. Une blague circulait à son sujet : que fait Annie T. avec ses vieux vêtements ? Réponse : Elle les met !

Force est de le constater : on trouve dans les vitrines très peu de créativité. Les designers poussés à produire incessamment, à des fréquences de plus en plus élevées, se retrouvent probablement à court d'idées. On achète des modèles qu'on aurait achetés l'an dernier, et l'année d'avant, et celle d'avant encore. Les consommateurs sont gavés. Le shopping est devenu notre loisir le plus pratiqué. Il s'agirait donc d'acheter, puis de donner, de revendre ou d'entasser ce qui est à peine usagé. Impressionnant de constater combien nous usons peu nos habits. Peste soit la mode, ce fichu phénomène par lequel nous les mettons de nous-mêmes en état d'obsolescence, alors qu'ils sont encore bons à porter.  

Le souvenir de la chère Annie T. m'a donné quelques idées. Tout d'abord, prendre grand soin de mes habits, achetés avec attention et pas dans un moment de frustration. Ensuite, ne pas hésiter à mettre de côté, à chaque saison, ceux dont je me serais lassée. Les laisser reposer, les oublier pour un temps. Par la suite, quand je vais les rechercher au fond de leur tiroir, le temps ayant passé, j'en redécouvre les attraits (un attrait pas si éloigné somme toute de celui que revêt R. quand il nous arrive de passer une journée sans nous voir !). Ils m'inspirent, je couds quelques boutons, j'assemble différemment. Comme ce sont des vêtements de qualité, ils sont destinés à durer. Quand vraiment, à force de les mettre, ils arrivent en bout de course (jeans déchirés, chaussures déformées, maillots de bain effilochés), je les remplace de bon cœur.

Pour le reste, plutôt que d'aller inutilement dépenser, d'encourager la consommation et la pollution qui lui est liée, je fais comme Annie T. : mes bons vieux vêtements, je les mets !

jeudi 24 janvier 2019

Voyager : éviter, admirer


Devant l'Arsenal / Venise


Note sur des choses assommantes :
Ces individus débarqués pour 48 heures du Texas, de Munich ou d'ailleurs qui n'hésitent pas à décrire ainsi un restaurant : "the best pizza in town". Ok, mon vieux, nous sommes ravis – vraiment – de bénéficier de ton indispensable opinion.
Cette musique glucose – trois notes, voix insipide – qu'on nous déverse dans les cafés, les restaurants, les salles d'attente. "I wanna go I wanna go I wanna go"Mais pars, pars, décampe, accorde-nous une minute – rien qu'une - de silence.
Ces personnes quittant furtivement les toilettes, incapables apparemment de tirer la chasse, d'appuyer sur un bouton en parfait état de fonctionnement. ?!?
Ces critiques adressées à des hôtels : "ils ne parlent pas Notre langue"Si vraiment, tu veux parler uniquement ta langue, mon ami, ne vaudrait-il pas mieux que tu restes bien au chaud à la maison ?
Ces shoppeurs venus de l'autre côté du globe, encombrant les vaporetti aux heures de grande affluence avec leurs sacs issus d'enseignes sévissant sur la terre entière. Eh, il y a aussi des H&M et des Zara à la chaîne au pays d'où tu viens.


Petite note sur des choses essentielles : 
Les enfants rieurs coursant les pigeons. Les regards rêveurs transportés dans la même direction. Les envols souverains au-dessus des clapotis scintillants. La beauté, la classe, qui invitent à perdre toute notion de temps et d'espace. Tourner son visage vers la lumière indécise. Se fondre dans Venise.


mercredi 23 janvier 2019

Voyager : d'île en île




Ces dimanches à Venise quand souffle la bora, 
faisant le ménage, soulevant les nuages comme des draps,
 et tout au loin sur les rivages de l'Istrie, ces lueurs promises, 
nos pas incertains transis par l'attente, nos visages sidérés, des masques de bise,
rivés vers les îles alanguies, esquissées à la dérive,
des mirages, perdus dans les tangages, si proches si lointains à la fois,  
traces ondoyantes exquises, sur la carte du tendre effleurée avec toi.


mardi 22 janvier 2019

Voyager : passager de la nuit




Une chance que le propriétaire soit si peu souriant, si peu avenant (psychorigide dirait-on souvent): nous disposons en hiver pour nos petits-déjeuners de l'entière grande salle du piano nobile. Au bas mot, quelque trois cent mètres carrés. Combien de fois avons-nous eu l'impression prodigieuse d'être les seuls occupants de cet immense palais mal chauffé ? Si ce n'est… si ce n'est qu'il nous est arrivé de croiser régulièrement, au fil des années, l'Ombre.
Jamais le matin, jamais durant la journée. Toujours à nuit tombée. Rentrant d'une balade nocturne sur le Grand canal, nous trouvions le grand salon faiblement éclairé, une lampe dans un coin, une silhouette noire, assise au fond d'un sofa, tenant un livre devant soi. L'Ombre, nous avons longtemps cru qu'il s'agissait d'un gardien, un employé aux attributions mal définies, qui faisait des signes discrets quand nous le croisions. Mais l'Ombre, un soir que nous nous étions arrêtés devant elle pour la saluer, nous avait adressé quelques mots dans un italien légèrement teinté d'accents hispaniques. Elle nous a dit venir chaque année en janvier, pour un séjour consacré à sillonner les calli, à longer les canaux. Sa ville d'origine, au bord de la Méditerranée, devait lui paraître bien trop bruyante et trop polluée. C'est au cœur de ce vieux palais, dans une chambre que nous n'avons jamais pu localiser, qu'elle venait se replier. Par une indiscrétion nous avons appris un jour que l'Ombre dirigeait dans sa ville lointaine un musée réputé. Car l'Ombre parlait, mais se défendait aussi contre le moindre soupçon d'intrusion. Elle était évanescente, ne semblait pas avoir de préoccupation matérielle comme tout un chacun. On ne la voyait jamais enfiler un manteau, ni avaler un café, ni s'enquérir d'une couverture supplémentaire. L'Ombre paraissait effleurer les murs, garder des contours flous, si bien qu'il me serait, tout en l'ayant croisée à plusieurs reprises, fort mal aisé de définir ses traits.
Cette année pourtant, nous avons dû déplorer son absence. Avait-elle fini par se dissoudre, infiltrée dans les murs, muée en fantôme, dispersée dans le brouillard ? Devant une bouteille de Cabernet, le dernier soir, nous avons élaboré toutes sortes d'hypothèses à son sujet, mais le vin, comme l'Ombre, ont su garder leur secret.

lundi 21 janvier 2019

Vivre : matinée à Torcello




chapiteau / palais des Doges / Venise



Pas de fil à la patte pas de bague au doigt
sa main dans la mienne – frémissante –
tremblant d'émotion tremblant de froid.