mardi 30 avril 2019

Voyager : si près, si loin





 





Besançon / vieille ville 

 La ville, avec ou sans soleil, balayée ou non par la pluie, me fascine toujours autant. J'en parle et les gens s'en étonnent : quoi, cette ville de province, sans véritable attrait, quel besoin d'aller s'ennuyer là-bas ? Pourquoi pas Lyon, Paris ou à la rigueur Dijon ? Pourquoi pas la Provence ?
La réponse, si réponse il doit y avoir, c'est que cette ville m'émeut, élégante, mais pas snob pour un sou, lustrée en revanche comme un sou neuf, envahie d'étudiants, graffitée, spontanée. Chaque façade ici est un poème pour les yeux. Ici, le gris est tellement gris qu'il devient bleu. Ici, point de "lounge" ni d'endroit huppé. Ici, les gens sont authentiques, directs, un rien rugueux. Ici, c'est plein de boutiques familiales, aux propositions vaguement démodées et aux prix un tantinet exagérés. Ici, c'est plein de librairies plus ou moins tranquilles. Ici jaillissent toujours des détails qui vous ont échappé la fois d'avant.

Ici, les gens aiment leur musée. J'adore les observer, penchés avec respect sur les toiles, je pourrais presque palper leur émotion contenue. Ils n'ont pas besoin de jouer les cultivés. Ils viennent, ils regardent avec le cœur et ils repartent avec dans les yeux une modeste fierté. Ici, on trouve aussi nombre de salons de thé où, dès onze heures trente, des filles viennent raconter leurs gros chagrins à leur meilleure amie (ou à un groupe d'amies), en sirotant un jus de fruit bon teint ou bonne mine. Leur peine doit être aussi dense que le cake fait maison, car elles restent longtemps installées à leur table en zinc, avec une main compatissante sur le poignet, à ressasser le pourquoi et le comment et à retourner mille questions dans tous les sens. Ici, le fromage, quand vous en demandez, c'est un kilo qu'on propose de vous couper.

Comment expliquer que, de plus en plus, lors de mes déplacements, j'éprouve le désagréable sentiment de me retrouver toujours au même endroit ? Mêmes décorations, mêmes enseignes, mêmes musiques d'ambiance, mêmes propositions lisses et standardisées. Une impression de patauger dans une mare de banalité.
Ici, les rues, les choses, les gens sont d'ici et pas d'ailleurs. Ici, on se sent vraiment ici et rien que pour ça, il me faut régulièrement emprunter les chemins verts qui mènent jusqu'ici. 


lundi 29 avril 2019

Vivre : traverser le Jura




Quoi de plus réjouissant qu'une vache, marchant lentement dans un pré en fleurs, 
se déhanchant, nonchalante et superbe, telle une tenancière de maison interlope ?

Un troupeau de vaches, une dizaine à tout le moins, piquées par on ne sait quelle mouche,
courant de conserve à travers un pâturage comme si leur vie en dépendait.

dimanche 28 avril 2019

Vivre : Olivier



Gian Giacomo Bartolotti da Parma / Le Titien / KHM / Vienne

Il dit : je suis content, je suis payé pour ne rien foutre pendant trois mois. Il dit : pour mon pot de départ, soixante collègues et pas un cadre. Il dit : quarante ans quand même dans cette boîte. Il dit : quasiment jamais d'absence, de maladie. Il dit : les choses ont bien changé. Il ajoute : les gens aussi. Il dit : ça fera bientôt deux ans, un matin, le chef de mon chef m'a convoqué. Il dit : il m'invitait à partir en anticipé. Il dit : j'ai toujours aimé mon boulot, je me suis donné. Dans son regard habituellement si brillant - ses yeux vifs : des astres - il a comme un voile. Il ressemble à ces gens qui parlent de leur divorce : leur partenaire leur a annoncé que c'était fini et eux n'ont rien vu venir. Il dit : mon chalet, là-bas, enfin du temps pour faucher. Il dit : un raid en moto dans le Sahara. Il tourne les yeux vers la fenêtre. Il sent son cœur qui flanche, sa gorge qui se noue, il ne veut pas que ça se voie.

samedi 27 avril 2019

Vivre : still life / 70



Ces besicles de lecture, toujours rivées à mon ordinateur, me rappellent celles de ma grand-mère T.. A quatre-vingts ans passés, elle prenait les siennes pour lire sa gazette ou raccommoder. Dans les années cinquante, elle avait demandé à mon grand-père de lui en rapporter une paire du Luxembourg pour la dépanner et à ma connaissance elle n'en avait jamais possédées d'autres.

Ma grand-mère T. m'a transmis sa vue efficiente, mais c'est surtout sa vision du monde, droite, honnête, imparable, que j'aimerais garder précieusement en héritage.

Sa force de travail et son caractère bien trempé de paysanne, son courage et sa ténacité face aux migrations, aux deuils et aux guerres, son endurance quand un tremblement de terre lui a tout enlevé, sa présence tutélaire ont toujours été un modèle, et son souvenir, ancré au fond de moi, m'est précieux comme la prunelle de mes yeux.

vendredi 26 avril 2019

Ecouter : Monsieur Jean et Rudy



Mucem / Marseille / 2018


Monsieur Jean… j'habitais en Camargue, donc, mais la Camargue pas du tout touristique, il n'y avait que des moustiques, le mistral, des ronces qui déboulent sur l'avenue. En fin vous voyez l'ambiance.
Je devais avoir treize ans, j'étais nul en tout, mais nul, nul : le cancre total. J'étais assez autiste, j'ai passé une enfance entre un canal et un étang. Monsieur Jean, il m'a donné des cours de géométrie et de mathématique en classe de quatrième.
Moi j'habitais un HLM et je partais à pied j'arrivais chez Monsieur Jean à six heures et demie. Il me donnait des cours jusqu'à 7 heures et demie. Et puis après, j'allais à pied au collège.
Et je m'installais dans sa cuisine et il avait la nappe cirée, avec une lampe au-dessus. Il ouvrait le frigo et il se servait un verre de Banga. Moi j'osais rien demander.
Et il m'a sauvé. Je lui dois tout. Et j'essaie désespérément de trouver des héritiers de M. Jean pour dire ce que je dois à M. Jean. Mais apparemment il n'a pas de descendants. Il travaillait dans une entreprise transitaire. Compagnie Charles Le Borgne. Sur le port de Saint-Louis du Rhône.
C'était un communiste. Il se levait tôt pour me donner des cours gratuitement.
Et un jour il m'a dit : Rudy, la géométrie, c'est l'art de raisonner juste sur des figures fausses. Et là, c'est comme une balle qui m'a traversé le crâne. Et là, ça a déclenché chez moi la paranoïa nécessaire pour pouvoir analyser le monde et avoir l'instinct de survie. Et d'un seul coup, M. Jean me reconstruit et je deviens d'un coup la meilleure de la classe.
Ce type m'a sauvé C'est comme ça, grâce à lui, qu'ensuite j'ai pu faire des études d'ingénieur, d'architecture. Il m'a initié à l'anxiété du réel. D'un seul coup, j'ai réalisé que ce que je voyais ce n'était pas la réalité.
Vous vous rendez compte. Tu as treize ans, il fait nuit, il y a la nappe cirée et on te sort une phrase pareille.
Et d'un seul coup j'ai compris qu'il fallait que j'aille vers le réel à mains armées. Un peu comme un flingueur, le calibre en main pour tirer de la matière du raisonnement. Et je crois que mon courage technoscientifique, je le dois à cette époque-là. L'idée de ne pas avoir peur et d'y aller. D'avancer dans l'obscurité. Avec le diable comme compagnon, bien sûr.

Rudy Ricciotti, un architecte génial, un homme hors-normes, excessif, insupportable et attachant. J'ai reproduit ici un extrait de l'interview qu'il a accordée à Laure Adler, parce que nous avons tous – du moins il faut l'espérer – rencontré dans notre vie un Monsieur Jean (homme ou femme). Un pédagogue. Un seigneur. Un magicien. Une personne qui a cru en nous de manière providentielle. Qui a donné de lui-même. Qui a su trouver le chemin pour dévoiler le monde à nos capacités.  R.R., c'est marrant, la manière très imagée avec laquelle il décrit la phrase miraculeuse, la faille lumineuse à travers laquelle Monsieur Jean avait un jour réussi à le faire passer.