Étude pour Sif dans le "Banquet d'Aegir" / Constantin Hansen / Glyptothek / Copenhague
C'est
en regardant son train quitter le quai que j'ai réalisé qu'on venait de
se louper, malgré toutes les minutes, tous les moments que nous venions de passer
ensemble. Nous avions parlé, beaucoup parlé, mais nous ne nous étions
rien dit.
Je
m'en suis voulue. Je m'en suis voulue de n'avoir pas été suffisamment
présente. D'avoir pris pour de l'indifférence son regard distrait sur le
lac majestueusement illuminé, pour de la négligence sa manière
de ranger les douceurs que je lui avais apportées, pour
un manque d'enthousiasme ses commentaires plats concernant l'enfant annoncé pour février.
Peut-être que toute sa gestuelle, toutes ses précautions, toutes les phrases
qu'elle parvenait difficilement à terminer exprimaient sa fatigue. Sans doute, se sentait-elle épuisée
à l'idée de devoir rentrer, de devoir retourner discuter et se confronter encore
et encore à cette situation pourrie qui ne cessait de la miner.
Elle avait tourné autour du pot. Elle avait parlé de son fils qui
allait devenir père. Elle avait parlé de sa tante qui serait bientôt
centenaire. Elle avait parlé des films qu'elle était allée voir. Mais
elle n'avait rien dit de l'essentiel, de ce qui la tourmentait, ce qui
la vissait au sol, l'empêchait de voler, l'empêchait de créer : elle
n'avait pas parlé de cet homme avec lequel elle continuait de vivre,
qu'elle semblait ne plus aimer et qui apparemment n'éprouvait plus d'amour pour
elle depuis des années. Sur lui, aucun mot n'avait été prononé. Oui, elle avait
tourné autour du pot et je l'avais laissée faire.
En
regardant le train s'éloigner, je me suis surprise faillible (pour tout
dire : faible) en matière d'amitié. J'aurais voulu la rattraper et lui
demander de me raconter. Non pas me raconter sa relation à cet homme,
que je n'ai jamais vraiment comprise, une relation complexe, lourde, emberlificotée, mais
simplement lui demander et l'écouter répondre à ces questions : lui arrivait-il encore
de peindre et de dessiner ? réalisait-elle encore ses grands collages pastels ? quelles étaient actuellement ses techniques préférées ? quelles étaient les couleurs qui la tentaient ?
Oui, tandis que le soleil se couchait, dans la froidure du quai, j'ai réalisé que je l'avais laissée partir sans avoir su prononcer les questions qui comptaient.