vendredi 28 février 2020

Voyager : les petites vacances








Partir, rejoindre des senteurs d'enfance, des images rassurantes, des sonorités anciennes. Avoir rendez-vous avec la ville sublime chargée de présents et d'histoire. Étreindre des yeux des mains amies, embrasser des pupilles des madones qui sourient. Avaler des assiettes remplies de ribollita, déguster sous la pluie des glaces au sésame noir et à la stracciatella. S'arrêter au milieu des ponts pour regarder le fleuve se la couler douce dans sa route vers les rives pisanes. Faire aussi face - hélas - à toutes sortes d'incivilités et de barbaries. S'y attendre et n'en avoir cure : lever les yeux vers la beauté des jours et des sculptures. Partir là-bas comme si c'était la toute première fois. La vie, dans le fond, n'a de sens que si toute chose au matin se remet en jeu et recommence.

jeudi 27 février 2020

Vivre : entre-saison




Hier : le corps plein sud et des envies d'hiver.
(les Alpes, la Savoie, les eaux qui scintillaient)
Ce matin : des giboulées et des flocons par milliers 
(l'arrivée d'un front qui a eu le front de tout dévaster)
Ce soir : le tête au nord et le cœur prêt au départ
(ce temps inconstant a le don d'effacer tout repère)
Où qu'il se tourne, quels que soient le lieu ou l'heure,
le regard ne rencontre qu'un lavis de blancheur.

Regarder / lire : l'art vivant de Gustave


Un enterrement à Ornans (détail) / Gustave Courbet / Musée d'Orsay / Paris / photographie tirée du livre cité ci-dessous

Ici les modèles sont à bon marché, tout le monde voudrait être dans l'Enterrement. Jamais je ne les satisfais tous, je me ferais des ennemis. Ont déjà posé : le maire, qui pèse 400; le curé, le juge de pais, le porte-croix, le notaire, l'adjoint Marlet, mes amis, mon père, les enfants de chœur, le fossoyeur, deux vieux de la Révolution de 93, avec leurs habits du temps, un chien, le mort et ses porteurs, les bedeaux [...], mes sœurs, d'autres femmes aussi, etc. Seulement, je croyais me passer des deux chantres de la paroisse, il n'y a pas moyen. On est venu m'avertir qu'ils étaient vexé, qu'il n'y avait plus qu'eux de l'église que je n'avais pas tirés; il se plaignaient amèrement disant qu'ils en m'avaient jamais fait de mal et qu'ils ne méritaient pas un affront semblable, etc.
G. Courbet / Lettre à Champfleury / février-mars 1850 **

Pauvre Courbet! S'il avait su de quelle manière son imposant tableau (plus de trois mètres sur six) allait être reçu au Salon de 1851 ! L’œuvre, réalisée section par section dans l'atelier installé au sein d'un grenier familial, a été jugée provocatrice, voire franchement laide et vulgaire par certains critiques gonflés d'arrogance : prendre des gens de peu comme sujets d'un tableau de si grandes dimensions ! oser accorder tant d'importance à des gens du peuple ! Les habitants d'Ornans, qui avaient été si fiers de poser pour un enfant de leur pays, se sont sentis (à juste titre) humiliés par les moqueries d'un public cinglant dans la capitale et à Dijon. Ainsi vont les modes, en art comme en tout autre domaine...
Ce tableau, dans lequel Courbet a mis tout son savoir-faire, avec la fougue de ses trente ans, est une splendeur de réalisme et d'innovation. Il frappe par sa sobriété, sa palette sombre, son rendu fidèle d'un enterrement dans une bourgade franc-comtoise au milieu du XIXème siècle. Il remet en question la hiérarchie des genres : pourquoi peindre uniquement les hauts faits et les dominants ? pourquoi ne pas décrire la vie d'une petite ville au travers d'un événement social marquant ? Comme l'écrit le critique Jules Champfleury dans son manifeste Du réalisme :

On ne veut pas admettre qu'un casseur de pierre vaut un prince : la noblesse se gendarme de ce qu'il est accordé tant de mètres de toile à des gens du peuple ; seuls les souverains ont le droit d’être peints en pied, avec leurs décorations, leurs broderies et leurs physionomies officielles. Comment ? Un homme d'Ornans, un paysan enfermé dans son cercueil, se permet de rassembler à son enterrement une foule considérable : des fermiers, des gens de bas étage… 
Champfleury / Du Réalisme. Lettre à Mme Sand / 1855
Courbet, par-delà son talent d'artiste, était un homme de caractère, qui a toujours gardé la fierté de ses origines, une profonde affection pour sa terre et ses habitants. Courageux et intègre, il resta toujours loyal envers ses idéaux de gauche (Proudhon estimait que ses "Casseurs de pierres" étaient le "premier tableau socialiste").
Il paya cher sa participation à la Commune en 1871 : il fut jugé pour le "déboulonnage" de la colonne Vendôme, le 16 mai 1871, injustement tenu pour seul responsable et condamné. Détenu pendant six mois à la prison de Sainte-Pélagie, puis libéré en raison de son état de santé, il se verra néanmoins contraint de rembourser l'intégralité de la remise en place du monument pour un montant de 320'000 francs-or. Une somme énorme à l'époque. Tous les biens du peintre furent saisis et il dut se réfugier en Suisse, où il tenta de survivre et de continuer à créer durant les dernières années de sa vie.

Courbet est mort en exil à La Tour-de-Peilz, sur les bords du Léman, le 31 décembre 1877, épuisé par le chagrin et la maladie, trois ans avant que l'amnistie générale soit prononcée. Il faudra attendre la deuxième moitié du vingtième siècle pour que sa peinture hors-normes soit enfin reconnue à sa juste valeur et réhabilitée. Sa ville natale lui a consacré un musée, inauguré en 1971, et l'"Origine du monde", peut-être son œuvre la plus connue, entrera au musée Orsay en 1995.
Savoir pour pouvoir, telle fut ma pensée. Être à même de traduire les mœurs, les idées, l'aspect de mon époque, selon mon appréciation, en un mot, faire de l'art vivant, tel est mon but.
G. Courbet / Manifeste du réalisme / catalogue de l'exposition Courbet 1855 **

** In : Gustave Courbet / Paroles d'artistes / FAGE / 2014 / Lyon

mercredi 26 février 2020

Vivre : d'un lac à l'autre



Sur le lac jurassien, la glace fondait, dessinait un poisson de nuages dans l'eau médusée.
Nos boules de neige, souris en tutu, couraient sur la surface, patinaient, virevoltaient.
Sur le petit lac jurassien, le temps s'est figé sous nos rires et nos cris d'enfants étonnés.
Pour nous remettre de nos émotions, il a fallu rentrer nous reposer dans un décor familier.


mardi 25 février 2020

Habiter / Vivre : faire place


Fondazione Cini / Bibliothèque / Île de San Giorgio / Venise


En début d'année, faire sien le sage conseil de Marie Kondo : parmi toutes les affaires possédées, ne garder que ce qui est utile ou donne de la joie. Le principe est d'une telle simplicité qu'on se demande pourquoi on ne l'applique pas quotidiennement.
Parcourir les pièces, traquer les nids, bannir les entassements, en profiter pour faire le vide afin que la lumière trouve de l'espace où jouer. Puis, quand les choses sont ainsi réglées (quelques affaires jetées, d'autres données) passer aux carnets d'adresses, éliminer ce qui est privé de sens, n'apporte plus que contraintes, virer ce qu'on ne fait plus que par politesse et non par élan du cœur. Alors, ainsi allégée, regardant le ciel, le lac, les couleurs pastel du matin, se retrouver apte à jouir de la journée, et de tous les autres moments que cette année voudra bien nous donner.

lundi 24 février 2020

Vivre : à contre-temps


Street Art / via Daniele Manin / Padoue

"Un couple qui dure n'est pas un couple sans problèmes, c'est un couple qui a appris à les dépasser"
Grand accompagnateur des couples et de leurs difficultés, Robert Neuburger vient d'énoncer lors d'une émission de radio ce qui m'apparaît comme la plus plate évidence.
Je réalise soudain que le 14 février est largement passé et que - oubli ou négligence - je l'ai complètement ignoré. Je n'ai prêté attention ni aux cœurs, ni aux roses rouges, ni aux offres des bijoutiers et confiseurs.
Mon couple serait-il tombé dans la banalité ? A vrai dire, dans la réalité, ici, les attentions, c'est tous les jours. Notre chance, c'est au quotidien qu'on la mesure. Les "je t'aime", précieuse et courante monnaie, circulent librement. Nos mises à plat, nos explications ressemblent à des nettoyages de printemps (sauf qu'elles ont lieu en toute saison). Et fêter la Saint-Valentin (ce débat fondamental qu'on nous réchauffe toutes les années), ici, on n'est ni pour ni contre, on n'en ressent tout simplement pas l'utilité.

(tiens, ce soir, à retardement, je vais préparer un repas de fête... voyons... à l'occasion de la Saint-Modeste, ce saint-là me plaît bien!)

dimanche 23 février 2020

Habiter : convivialités


Les trois Hollandaises / Pablo Picasso / Musées Picasso / Paris

Ici, c'est "bonjour" évidemment, à tout le monde, tout le temps. "Bonjour" est le troisième mot qu'apprennent les enfants, juste après "papa" et "maman".
Même dans la ville la plus proche (30'000 habitants), il n'est pas rare que des inconnus sur les trottoir se saluent très aimablement. Ce n'est pas de la politesse, attention, ce n'est pas une obligation, c'est une manière d'être qui semble la plus profitable à un maximum de gens.
En ville, justement : il arrive souvent que celui qui a la priorité laisse passer celui qui devrait la lui céder. Et ceux qui sont invités, ainsi, à traverser hors des passages cloutés, ou à passer en premier se mettent à remercier chaleureusement (ça ne s'est pas encore produit, mais je ne serais pas étonnée si un jour quelqu'un remerciait quelqu'un d'autre de l'avoir remercié : tout peut arriver).
Ici, on parle aux toxicos qui zonent devant la gare. Ici, pas besoin de trop ragoter, on a trop à partager. Ici, on est rarement habillé dernier cri, mais confortable et durable. Ici, en cas de malentendu, c'est toujours l'interprétation la plus positive qui est retenue. Ici, on réagit vivement en entendant une personne s'emporter contre un enfant, contre un chien, contre tout être vivant. Ici, on vit, c'est vrai, plus lentement, on se presse rarement, on échange sur la pluie et le beau temps. On vit en mode province, mais non sans interconnexions, on est relié aux grandes villes des environs. Il y a seulement qu'ici est un lieu sans grands soucis, sans grands faits d'armes dans le passé, sans grandes attractions dans le présent. Ce n'est pas par effort mental, et encore moins par désir de suivre une tendance, c'est par un tranquille bon sens qu'on illustre quotidiennement l'expression en bonne intelligence.

samedi 22 février 2020

Vivre : qui cherche trouve


Retour de l'école / Sophie Pemberton / Art Gallery of Greater Victoria

Comment l'ami a-t-il su ?
Comment a-t-il deviné ?
Toujours est-il que l'ami perdu de vue
s'est subitement manifesté, 
propose une rencontre au sommet
autour d'une bonne fondue.
Le proverbe est incongru :
pour un ami perdu,
un seul trésor de retrouvé.

vendredi 21 février 2020

Vivre : questionnements



que dit le vent ? où va le vent qui court là-haut sur le plateau, qui s'élance,
secoue les branches, qui arrache aux arbres de lancinantes romances ?
que veut le vent ? ce vent lointain qui tance les toitures, qui voudrait emporter les chevaux
vers de tortueuses aventures, qui s'insurge et qui s'insuffle, qui n'a cure de nos langueurs,
ce vent entêtant, lancinant, exigeant, ni fripon, ni gai luron, ce vent de vertige et de rage ?
où court-il ce vent pas sage emportant son lot de mystères et de feuillages ?


jeudi 20 février 2020

Lire : mettre ses pas dans le présent


Stanze cinesi / tapisserie (détail) / château de Govone / Piémont

"Vous les Occidentaux, m'a dit Daikô M., vous mettez toujours l'accent sur le but, la motivation. Quand vous tirez à l'arc, c'est pour atteindre la cible. Pour vous, les choses sont toujours ailleurs. Pour nous, elles sont uniquement ici. Toucher la cible n'est rien. Simple manifestation secondaire indiquant que vous avez atteint l'élévation d'esprit nécessaire. Aucune récompense ne viendra après. Tout a lieu maintenant."

 "Ichigo-ichie", dit-il citant une formule zen célèbre : "un moment, une rencontre" Chaque rencontre est unique, aucun instant écoulé ne se renouvellera jamais à l'identique.

"Demeurer véritablement dans le présent, ou du moins s'y efforcer, implique une qualité d'attention et de respect de l'autre sans équivalent. Car quand bien même je reprendrais demain le thé dans la même pièce, face à la même personne, lui comme moi aurions changé, le décor ne sera plus tout à fait semblable, ni la lumière, ni notre état d'esprit. Prendre pleinement conscience de cela, c'est se délivrer de cette hâte angoissée qui nous précipite sans cesse vers l'instant suivant, vers la pensée suivante, vers un futur par essence hypothétique..."

J'ai recommencé de lire "Un Automne à Kyoto". J'en avais grand besoin, surtout en fin de journée, quand, assise face à la forêt, je contemplais dans la lumière douce du soir les allées et venues des oiseaux, le passage du renard en lisière, renard qui semble boiter ces derniers jours (une voiture ? une vilaine branche ?). On pourrait croire que c'est une lecture tout à fait inappropriée (fine observatrice, l'auteure  y trace le parcours qui mène de l'été jusqu'au seuil de l'hiver, tandis que nous sommes en train de vivre ici un cheminement inverse, quittant les frimas pour rejoindre la période des douceurs). Mais, justement, il est toujours question de transitions, de passages d'un état à un autre. Ces derniers temps, il s'agit d'être pleinement présents à tout ce qui se passe (des changements de saison, plusieurs durant la journée, des envies de Sud, des besoins de chandails, en alternance, continuellement). 

Ce livre est devenu un indispensable rendez-vous. Après quelques pages, la respiration devient plus lente, le regard sur les arbres s'affûte, le cœur bat comme une aile apaisée, et surtout : l'aptitude à la joie éclot comme la primevère, là dans le pré.

Un Automne à Kyôto / Corinne Atlan / éd. Albin Michel / Paris / 2018 

mercredi 19 février 2020

Vivre : nécessité de l'hiver



Rompre avec tous les savoir-faire.
S'engager à travers d'âpres déserts.
Suivre sa route imperturbable, car,
tempétueux, limpides ou austères,
les hivers sont nécessaires.

mardi 18 février 2020

Vivre : la belle personne


Fleur des champs / Louis Janmot / MBA / Lyon

Revu B. sous les arcades samedi dernier. B. toujours aussi belle, avec ses mèches toujours un peu rebelles, sa classe folle, il n'y a qu'elle pour porter d'une manière aussi désinvolte ses longs chemisiers bariolés. B. élégante au dehors, élégante au dedans, B. qui n'est que sourires et solutions. B. qui mord dans la vie à pleines dents, qui fait si bien son métier, sans jamais se plaindre ni frimer. B. avec qui les différends ne sont jamais motifs à déchirements : un retard ? un malentendu ? c'est reconnu et on n'en parle plus. B. qui sait être à la page et qui sait aussi la tourner. B. personne lumineuse et sage. Il y a des gens ainsi dont la compagnie vous inspire et vous nourrit, à travers lesquels circule la vie, circule l'énergie.

lundi 17 février 2020

Vivre : la brièveté de l'existence


Portrait d'un vieil homme / peintre florentin / Galerie des Offices / Florence

En attendant le feu vert au passage piéton, l'homme devant moi a paru hésiter. Il semblait sur le point de dire quelque chose. Je suis restée présente en mode ouvert, comme toujours durant ces deux ou trois secondes où l'on ne sait pas ce qui va se passer. Il s'est enfin décidé et m'a désigné P. du menton. "Il faut aimer votre chien. Vous savez, c'est court, la vie d'un chien..."
J'ai failli (bêtement) lui répondre : "comme la vie des humains". Mais l'homme : ses cannes, ses traits cernés, sa silhouette lourde et voûtée. 
Alors, je lui ai souri. J'ai dit "oui". Oui, bien sûr. Avant de traverser, j'ai souhaité une bonne journée à l'homme qui avait compris combien l'amour est essentiel à nos jours si éphémères.

dimanche 16 février 2020

Vivre : la vie en rose



Le monde appartient aux gens qui se lèvent tôt ? Vraiment ? 



Une seule chose est certaine dans cet univers vacillant :
Toujours savoir lever les yeux au ciel comme un enfant.

samedi 15 février 2020

Vivre : la couverture


Homme à la fenêtre / Jacopo Robusti dit Le Tintoret / Mba / Besançon

Quand je m'assoupis un livre entre les mains sur ma méridienne, 
à peine consciente, je sens la chaleur de la laine indienne 
qu'une main prévenante vient de déposer sur mon sommeil.

vendredi 14 février 2020

Regarder / Lire : le bien, le mal, l'humain


The Artist is present / Marina Abramovic / Palazzo Strozzi  / Florence /2018

Il y a eu dernièrement ce texte, "Des hommes ordinaires". Une analyse fouillée sur l'aptitude ordinaire de l'être humain à une bestialité extraordinaire. Une occasion de réfléchir à ce qui cause la montée des barbaries, actuelles ou passées. Triste et banal constat : l'homme est capable du meilleur comme du pire. Oui. On sait déjà ça. Cependant, on n'en finit pas de s'interroger : comment peut-il parvenir à atteindre le génie (une toile de grand maître, un passage de Shakespeare, les stupéfiants miracles de la technologie) et comment peut-il en arriver à torturer, à orchestrer le mal en toute légalité (sans besoin de revenir sur le nazisme, regarder simplement les actualités) ? L'une comme l'autre tendance conduisent au même bilan, à la fois passionnant et attristant : l'être humain possède au fond de lui-même des forces d'une étendue insoupçonnée. Il nous appartient à tous de tendre vers le meilleur et de maintenir sous contrôle le pire. Savoir reconnaître les potentiels dangers, valoriser toutes nos admirables capacités, participer aux vertus des cercles, user de tout pouvoir avec prudence et conscience : un sacré challenge.

Suivant les méandres de ma pensée, je me suis souvenue d'une performance de l'artiste serbe Marina Abramovic, dont j'ai déjà parlé ICI. M.A. est une artiste contemporaine reconnue, très médiatisée, bien cotée. Comme pour tout artiste (et particulièrement en matière d'art contemporain) on aime ou on n'aime pas, mais on ne peut nier son courage et son pouvoir d'interrogation sur ce qui lie et ce qui lacère les humains. C'est quelqu'un qui ose, qui assume, qui interroge le vivant. On se sent toujours (un peu) plus intelligent, quand on sort d'une exposition qui lui a été consacrée, et, dans tous les cas, secoué.

En 1974, dans une galerie à Naples, la jeune M.A. a donc organisé un happening intitulé "Rythm O". Le principe de l'expérience était le suivant : l'artiste se tenait debout dans une pièce et faisait face au public. Sur une affiche, celui-ci pouvait lire quelques instructions.

"Il y a 72 objets disposés sur la table avec lesquels vous pouvez me faire ce que vous voulez [parmi les objets, une rose, un parfum, du miel, du pain, des raisins, du vin, des ciseaux, un scalpel, des clous, une barre de métal et un pistolet chargé d'une balle].
Je suis un objet.
Je prends la responsabilité de tout ce qui se passera. 
Durée : entre 20 heures et deux heures du matin."

Au début, durant les trois premières heures, les interactions ont été plutôt douces et certaines affectueuses.
Et puis, les choses ont dégénéré. Elle s'est fait agresser, lacérer, maltraiter. Un homme l'a entaillée à la gorge pour boire son sang. Un autre est allé jusqu'à poser un révolver chargé contre elle. A un certain moment, le public s'est scindé en deux groupes : ceux qui persistaient à vouloir la brutaliser et ceux qui se sont mis à la protéger. M.A. a tenu à aller jusqu'au bout de la performance, mais ce qui s'est passé l'a infiniment marquée. 

"Ce que j'ai appris, c'est que... si vous laissez cela au public, ils peuvent vous tuer... je me suis sentie vraiment violée : ils ont coupé mes vêtements, planté des épines de rose dans mon ventre, une personne a pointé l'arme contre ma tête et une autre l'en a empêchée. Cela a créé une atmosphère agressive. Après exactement six heures, comme prévu, je me suis levée et j'ai commencé à marcher vers le public. Tout le monde s'est enfui pour échapper à une véritable confrontation."

Rythm O est raconté en français ICI.

Comment un public de gens "civilisés" a-t-il pu arriver à cela ? L'expérience de Milgram sur la soumission à l'autorité, reprise dans une scène fameuse du film "I comme Icare", pose une question similaire. Dès que l'être humain peut déléguer sa responsabilité, dès qu'il est livré à lui-même, il est capable de n'importe quelle atrocité. La figure de l'autorité (imposée ou  élue, incarnée par un individu ou impulsée par une dynamique de groupe) se substitue à sa capacité de réfléchir et de se positionner. Quand il se retrouve dans une "meute", sans autorité morale vertueuse, il se voit comme emporté dans une spirale. D'où l'importance des lois, des règles. D'où l'importance d'éduquer au libre-arbitre. D'où aussi l'importance de méditer sur notre comportement au sein des groupes, dans ces situations courantes où notre responsabilité risque d'être diluée.

La Bruyère le disait
déjà il y a plus de trois siècles : "Comme nous nous affectionnons de plus en plus aux personnes à qui nous faisons du bien, de même nous haïssons violemment ceux que nous avons beaucoup offensés."
En reposant le livre consacré aux "hommes ordinaires", j'ai réalisé une fois de plus combien tenter d'être quelqu'un de bien impliquait d'efforts continus, sans baisser la garde. Le travail de toute une existence. Ne jamais se faire d'illusions, ni sur soi ni sur les autres. Garder la tête froide, ne pas surréagir, ne pas se vouloir trop bon, ni trop populaire, ni trop important, ni trop malin. Oui, vraiment pas évident, d'être juste quelqu'un de bien.
 
"Des hommes ordinaires" / Christopher Browing / Ed. Tallandier / 2007
Rythm O / Galleria Studio Morra / Naples / 1974

jeudi 13 février 2020

Vivre : déraison


Portrait de Filippino Lippi / Masaccio / cappella Brancacci / Firenze


Se comparer : un des plus sûrs moyens de se fourvoyer.

mercredi 12 février 2020

Habiter : à l'horizon







Un paysage est avant tout mental, c'est bien connu. Il y a des paysages dans lesquels on ne peut s'imaginer vivre (trop enchâssés, où d'autres se trouveraient pourtant rassurés). Il y a les paysages auxquels on aspire, auxquels on doit revenir, incessamment, parce qu'ils nous nourrissent, infiniment. 
Ici, sous la présence tutélaire de la forêt, face au Jura, animal docile et alangui, le paysage n'est qu'ouverture. Le lac l'amplifie, le bleuit, le réfléchit, lui donne noblesse et assurance. Le lac voudrait certains jours jouer dans la cour des grands, devenir ciel, faire la pluie et le beau temps. Il rêve de dérouler les longs drapés de nuages. Il se rêve aussi fleuve, il se verrait mer, il se verrait même océan. Ce lac est un joli lac attendrissant, qui joue son rôle merveilleusement (qui a juste des rêves un peu trop grands).
D'ici, on voit les choses de haut, on voit les choses forcément de loin. D'ici, on aurait presque l'illusion de tout maîtriser, de tout saisir, de tout comprendre. On regarde les orages débouler au couchant, on observe les éclaircies tracer leur chemin. D'ici, on pourrait presque croire que les guerres, les naufrages, les déchirements n'existent pas, sont de pures inventions, des phénomènes au goût douteux, des hallucinations.
Ici, le temps semble s'être arrêté. Ici, c'est comme un paradis retrouvé, que personne ne songerait à réclamer.

mardi 11 février 2020

Regarder : l'amour pour objectif



Le Kornhaus à Berne est un espace de petites dimensions et sans grande prétention, qui présente souvent des photographes reconnus, mais relativement peu connus. Comme pour de tout petits musées exposant des peintres à la renommée très restreinte, il arrive souvent qu'on y découvre des pépites.
Peter Dammann est décédé de manière subite en 2015, à l'âge de 65 ans, alors qu'il rentrait d'un voyage à Gaza. Profondément engagé dans des reportages à portée sociale, délégué de diverses associations, il aimait témoigner de la misère, des marges, de l'enfance délaissée. Il faisait des photographies simples, prises sur le vif et il disait en 2014, peu avant de mourir :

Quand vous voulez photographier des histoires sur les gens, la chose indispensable est d'aimer ces gens. L'image ne fait que traduire votre approche et votre relation avec ces personnes. Elle ne reflète que votre relation et vos sentiments. Chaque photo prise d'un être humain est également un autoportrait du photographe qui l'a faite. 

Qu'il ait saisi l'enfance des rues (comme à Saint-Petersbourg, au début des années 1990) ou l'exercice inhumain imposé à de jeunes danseurs (toujours à Saint-Petersbourg à l'Académie Vaganova), il savait se mettre au juste niveau, d'humain à humain. 
En ce qui me concerne (et ça m'est arrivé plusieurs fois ces derniers mois) recevoir une leçon de photo primordiale : pas de bonne photographie, sans regard aimant derrière l'objectif. La technique, dans le fond, est certes une chose utile, un élément de la boîte à outils, mais elle ne saurait jamais être chose essentielle.











Pour terminer, une photographie - hors exposition - prise à New-Dehli, auprès des enfants zonant autour de la gare. Le sourire, la confiance dans cette image forte : ce n'est peut-être jamais vraiment le désespoir, tant qu'on aime infiniment son chien et que l'animal vous le rend bien.



 

lundi 10 février 2020

Habiter : la maison accablée


Hiver à Moret (détail) / Maurice Cullen / MBA Ontario / Toronto

La femme au téléphone nous avait décrit l'emplacement, entre deux villages, ou plutôt : entre deux hameaux dépendant d'un village voisin. Nous sommes passés sous le viaduc immense qui projetait sur la route une ombre impressionnante et, pile à l'heure fixée, juste après le virage, effectivement, nous avons aperçu une silhouette qui attendait. Elle nous a fait signe de nous parquer. La maison - une ancienne ferme - était constituée de quatre corps de bâtiments : une grange, une longue étable et deux habitations disposées en rectangle autour de la cour. Tandis que nous descendions de la voiture et que la femme s'approchait, l'état de délabrement de l'endroit m'a sauté aux yeux : murs décrépits, grisaille des pierres sur lesquelles courraient des mousses envahissantes, pauvres rideaux suspendus à des fenêtres aux volets à demi-rabattus. Au fond, sur la gauche, un clapier vétuste, toiles d'araignées et clous rouillés. Le soleil plaquait sur l'endroit une lumière blafarde qui ne réchauffait pas. J'ai remonté mon col.
La femme s'est présentée. Elle a dit son prénom, nous avons dit le nôtre. Elle nous a invités à prendre un café dans une des habitations. Pas celle où aboyaient furieusement ses deux chiens : l'autre. Nous avons monté un escalier sombre jusqu'au premier étage où elle nous a introduits dans la cuisine. Parois nues, ameublement dépouillé, trois chaises, table en formica sur laquelle étaient disposées quatre tasses renversées, avec quatre cuillères, accompagnées d'un sucrier. Tout semblait nous attendre dans cette maison vide qui s'efforçait de sauver va savoir quelles apparences. Tout semblait nous attendre, même une montre qui n'avait plus le temps depuis très longtemps. Je me suis demandé pour qui était la quatrième tasse. De l'autre côté du corridor : une chambre avec un lit d'enfant, où s'accumulaient des jouets délavés et une salle de bain, qui s'ouvrait sur un siège de WC. Un homme jeune est arrivé : il souriait benoîtement en se présentant. Pour lui, donc, la  quatrième tasse.
En buvant, nous avons un peu parlé. Nous avions reçu les coordonnées de la femme, car elle était en mesure de nous fournir un indispensable renseignement, ce qu'elle faisait de bonne grâce. Elle a caressé notre chien qui s'est laissé faire sans conviction.
Les lieux ont une âme, une histoire et, pour qui veut bien les écouter, ils savent révéler des mystères qu'on voudrait cacher, des misères qu'on souhaiterait pouvoir masquer. Cette maison exprimait une telle détresse, un tel désarroi, un tel abandon que mon regard s'est attardé sur la femme par-dessus la table. La soixantaine tassée, le corps surchargé par trop de poids, trop de vêtements superposés, elle montrait un visage peut-être moins ravagé par les années que par l'adversité. Elle s'efforçait d'être aimable et de répondre au mieux à nos attentes. Nous l'avons chaleureusement remerciée.
En bifurquant sur la gauche pour retrouver notre route, nous avons observé de l'autre côté de la chaussée une immense ferme à demi-effondrée. Il y a avait de la noblesse et une infinie tristesse dans cette bâtisse, les poutres maîtresses
écroulées, les pierres entassées, personne - personne ô grand jamais -  nous avait dit la femme avant que nous prenions congé, ne serait assez fou pour vouloir la racheter. "Trop vieille".
Jetant un dernier regard dans le rétroviseur, je me suis surprise à frissonner. Pourtant : le soleil, ses rayons printaniers, pourtant les prés verdoyants. Nous n'étions pas restés longtemps, pas suffisamment pour que la maison dise toute sa souffrance et les raisons de son intense délabrement. Longtemps après, sur la plage inondée de lumière, je m'interrogeais encore sur les raisons qui rendent les maisons et les gens si malheureux qu'il ne puisse y avoir une carte postale sur un frigo, un fruit - même ridé - dans un compotier, un porte-manteau avec une veste négligemment accrochée, et surtout, devant l'entrée, une plante, un arbrisseau, un lierre prêt à badiner avec les premiers rayons de l'année.
 

dimanche 9 février 2020

Vivre : charge / décharge


Affreschi del Pellegrinaio /Ospedale  Santa Maria della Scala / Siena

Pourquoi prendre sur soi le poids de ce qui ne nous revient pas ?
Laissons-le là, ce poids, laissons et le prenne qui voudra.

samedi 8 février 2020

Vivre : l'or du soir


Femme lisant / J.B. Corot / MET / New-York

Le livre oublié dans un fauteuil a des reflets safran. Le lac incandescent a jauni, le ciel a rosi. Le soleil a roussi le chien alangui (et ses yeux : beaux comme de l'ambre). La forêt soupire, se dore et se balance. Les branchages se penchent entre mille piaillements. Au loin, un aboiement. L'horloge rappelle doucement les derniers pendulaires vers cette paix orange, vers cette ordinaire soirée d'hiver, chargée de chaleur et d'innocence.
Dans quelques minutes, quelqu'un rentrera. Dans quelques minutes, le chien s'agitera, sautera de joie. Pour l'instant, le corbeau croasse. Une ombre passe. Pour l'instant, le soir qui s'invite est roi.
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