jeudi 27 février 2020

Regarder / lire : l'art vivant de Gustave


Un enterrement à Ornans (détail) / Gustave Courbet / Musée d'Orsay / Paris / photographie tirée du livre cité ci-dessous

Ici les modèles sont à bon marché, tout le monde voudrait être dans l'Enterrement. Jamais je ne les satisfais tous, je me ferais des ennemis. Ont déjà posé : le maire, qui pèse 400; le curé, le juge de pais, le porte-croix, le notaire, l'adjoint Marlet, mes amis, mon père, les enfants de chœur, le fossoyeur, deux vieux de la Révolution de 93, avec leurs habits du temps, un chien, le mort et ses porteurs, les bedeaux [...], mes sœurs, d'autres femmes aussi, etc. Seulement, je croyais me passer des deux chantres de la paroisse, il n'y a pas moyen. On est venu m'avertir qu'ils étaient vexé, qu'il n'y avait plus qu'eux de l'église que je n'avais pas tirés; il se plaignaient amèrement disant qu'ils en m'avaient jamais fait de mal et qu'ils ne méritaient pas un affront semblable, etc.
G. Courbet / Lettre à Champfleury / février-mars 1850 **

Pauvre Courbet! S'il avait su de quelle manière son imposant tableau (plus de trois mètres sur six) allait être reçu au Salon de 1851 ! L’œuvre, réalisée section par section dans l'atelier installé au sein d'un grenier familial, a été jugée provocatrice, voire franchement laide et vulgaire par certains critiques gonflés d'arrogance : prendre des gens de peu comme sujets d'un tableau de si grandes dimensions ! oser accorder tant d'importance à des gens du peuple ! Les habitants d'Ornans, qui avaient été si fiers de poser pour un enfant de leur pays, se sont sentis (à juste titre) humiliés par les moqueries d'un public cinglant dans la capitale et à Dijon. Ainsi vont les modes, en art comme en tout autre domaine...
Ce tableau, dans lequel Courbet a mis tout son savoir-faire, avec la fougue de ses trente ans, est une splendeur de réalisme et d'innovation. Il frappe par sa sobriété, sa palette sombre, son rendu fidèle d'un enterrement dans une bourgade franc-comtoise au milieu du XIXème siècle. Il remet en question la hiérarchie des genres : pourquoi peindre uniquement les hauts faits et les dominants ? pourquoi ne pas décrire la vie d'une petite ville au travers d'un événement social marquant ? Comme l'écrit le critique Jules Champfleury dans son manifeste Du réalisme :

On ne veut pas admettre qu'un casseur de pierre vaut un prince : la noblesse se gendarme de ce qu'il est accordé tant de mètres de toile à des gens du peuple ; seuls les souverains ont le droit d’être peints en pied, avec leurs décorations, leurs broderies et leurs physionomies officielles. Comment ? Un homme d'Ornans, un paysan enfermé dans son cercueil, se permet de rassembler à son enterrement une foule considérable : des fermiers, des gens de bas étage… 
Champfleury / Du Réalisme. Lettre à Mme Sand / 1855
Courbet, par-delà son talent d'artiste, était un homme de caractère, qui a toujours gardé la fierté de ses origines, une profonde affection pour sa terre et ses habitants. Courageux et intègre, il resta toujours loyal envers ses idéaux de gauche (Proudhon estimait que ses "Casseurs de pierres" étaient le "premier tableau socialiste").
Il paya cher sa participation à la Commune en 1871 : il fut jugé pour le "déboulonnage" de la colonne Vendôme, le 16 mai 1871, injustement tenu pour seul responsable et condamné. Détenu pendant six mois à la prison de Sainte-Pélagie, puis libéré en raison de son état de santé, il se verra néanmoins contraint de rembourser l'intégralité de la remise en place du monument pour un montant de 320'000 francs-or. Une somme énorme à l'époque. Tous les biens du peintre furent saisis et il dut se réfugier en Suisse, où il tenta de survivre et de continuer à créer durant les dernières années de sa vie.

Courbet est mort en exil à La Tour-de-Peilz, sur les bords du Léman, le 31 décembre 1877, épuisé par le chagrin et la maladie, trois ans avant que l'amnistie générale soit prononcée. Il faudra attendre la deuxième moitié du vingtième siècle pour que sa peinture hors-normes soit enfin reconnue à sa juste valeur et réhabilitée. Sa ville natale lui a consacré un musée, inauguré en 1971, et l'"Origine du monde", peut-être son œuvre la plus connue, entrera au musée Orsay en 1995.
Savoir pour pouvoir, telle fut ma pensée. Être à même de traduire les mœurs, les idées, l'aspect de mon époque, selon mon appréciation, en un mot, faire de l'art vivant, tel est mon but.
G. Courbet / Manifeste du réalisme / catalogue de l'exposition Courbet 1855 **

** In : Gustave Courbet / Paroles d'artistes / FAGE / 2014 / Lyon

4 commentaires:

  1. Réponses
    1. Il s'agit d'un simple billet (pas un article, il n'est pas suffisamment documenté). Courbet est un de mes peintres préférés (en fait, j'ai tellement de peintres préférés que cela ne veut rien dire. Disons que c'est une riche personnalité et un artiste de grand talent, qui m'émeut toujours, quand je le rencontre dans un musée)Merci.

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  2. Étrange homme et étrange destin que celui de Courbet…
    Intéressante tes réflexions sur les mœurs de ce temps-là. Très bon article en effet.

    Aujourd'hui on serait plutôt dans la tendance inverse. Les grands et les puissants sont voués aux gémonies, « Madame et Monsieur tout le monde » sont sommés de donner leur avis en priorité dans tous les domaines.
    Aujourd'hui, « la personne de la rue » passe en boucle sur les télés, parce qu'il est évident que c'est elle, et elle seule, qui a la solution à tous les problèmes de la planète. De son réchauffement à la retraite des Français en passant par le coronavirus.
    Une de mes filles a été interpellée dans la rue pour une vidéo-trottoir sur les gilets jaunes. Elle a refusé de répondre. La jeune journaliste lui a rétorqué : — « allez ! Soyez sympas quand même ! Je suis à la bourre… ! »

    J'en pense quoi ? Ben pas grand-chose… j'observe… en attendant demain où chacun aura bien un nouvel avis à donner sur le truc de l'actualité de l'instant.

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    1. Ce que tu dis est tellement vrai : n'importe qui disposant d'un accès à internet (et d'un pseudo!) se sent autorisé à écrire n'importe quoi ou à donner son avis, quel qu'il soit. On like. On descend en flammes. On se moque. On juge à l'emporte-pièce. On se sent autorisé à écrire AVANT d'avoir compris de quoi il retournait. Moins la personne est informée et moins elle prend de précautions. C'est le revers de la médaille, pour un internet qui contribue quand même énormément à la diffusion de la culture et à la communication, à travers les milieux et les territoires. Par mouvement de balancier, on est passé d'un culture d'élite à une inculture de masse. Il ne s'agit pas de priver de parole qui que ce soit, mais si seulement les gens parlaient de ce qu'ils connaissent vraiment : ô inconnu, parle de ton métier, de tes expériences de vie, de ce que tu vis au quotidien, mais pourquoi te sens-tu autorisé à marquer sur les réseaux sociaux à la manière des canidés, juste pour dire que tu y es passé ?
      Quant à la presse, on assiste à la dévitalisation du journalisme d'investigation (plus de budgets, menaces en tous genres et procès) à la faveur d'un journalisme purement réactif (vitesse, immédiateté, concurrence entre les différents médias). Les infos sont souvent des reprises des communiqués diffusés par les grandes agences de presse (Reuters, AFP, etc). Les jeunes pigistes doivent travailler vite, être réactifs, ils n'ont plus à se faire une idée par eux-mêmes de ce qu'ils sont censés rapporter. Même les "envoyés spéciaux", la première chose qu'ils font, arrivés sur place, c'est de se renseigner sur ce qu'ont écrit leurs collègues des grandes agences, qui eux sont des correspondants locaux. Ah vitesse, vitesse, quand tu nous tiens ... Et le pire, c'est qu'on finirait par croire que l'avis d'un seul individu, pris au hasard (celui qui n'a pas eu de scrupules à refuser de parler) vaut pour une analyse de situation. Désolant....

      PS : J'admire chez Courbet à la fois l'homme et le peintre et quand je suis tombée sur un opuscule contenant des citations de lui, j'ai eu envie d'écrire un billet sur cet artiste novateur. Toutes les fois que je vais à Besançon, je fais un crochet par Ornans, où se trouve sa maison natale, qui est devenue le musée Courbet. C'est émouvant. Je crois que ce que je préfère chez lui, c'est son rapport à ses origines, auxquelles il est toujours resté fidèle. J'aime les gens qui n'oublient pas d'où ils viennent.


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