jeudi 31 décembre 2020

Lire : le vieil écrivain

 
 
John écrit magnifiquement sur sa propre mère. Dans "D'ici là", son roman de 2005, le voile disparaît entre tous les vivants et les morts - qui, s'ils ont brillé d'un feu assez vif avant de disparaître, ne s'en vont jamais tout à fait. Le narrateur, lui-même âgé, voyage à travers les souvenirs et les grandes villes de ce monde, avoue à sa mère que maintes choses l'ont effrayé. " J'ai toujours peur" dit-il. "Bien sûr, le rassure-t-elle. Comment pourrait-il en être autrement ? Soit tu es sans peur, soit tu es libre, tu ne peux pas être les deux." Rick Bass, à propos de John Berger, "Sur la route et en cuisine", p.158.

 Qu'est-ce qui nous pousse à relire ? Qu'est-ce qui fait qu'un livre sera gardé pour le cas où...? Qu'est-ce qui nous empêche de le donner, et même de le prêter ? Qu'est-ce qui, certaines après-midi d'hiver, dirige notre index vers un rayon particulier de notre bibliothèque et exerce une pression assurée sur une tranche pour nous permettre d'emporter un bouquin précis dans le fauteuil rouge installé face à la forêt ? Qu'est-ce qui conduit ensuite le même index vers tel chapitre expressément - celui-là et pas un autre ! - et nous donne alors le sentiment d'être enfin arrivée chez nous, pour un moment, une heure, une après-midi ?
Je l'ignore. Mais ce jour-là j'avais besoin de retrouver John Berger, travailleur manuel et écrivain, admirateur de montagnes, généreux et protéiforme artiste, pour partager un moment en sa compagnie. Le chapitre où il reçoit Rick Bass, avec deux jeunes aspirantes écrivaines, dans sa maison de Quincy en Haute-Savoie, est un pur bonheur. On y trouve un vieux sage en deuil de la compagne avec laquelle il a passé 40 ans, qui se sait proche de la mort, mais se montre apaisé, chaleureux, offrant la tranquille assurance de qui arrive au terme d'une vie bien remplie. On y voit son fils, agriculteur et peintre, sa petite-fille, venus en voisins, et des étrangers, venus de loin pour le rencontrer et lui préparer un repas savoureux. On y trouve la proximité rassurante du Mont-Blanc et on devine la force des regards et des gestes qui circulent entre tous les convives. 
Qu'est-ce qui nous pousse à relire ? Trouver ce qui nous manque, ce à quoi nous aspirons. Trouver une ambiance, une citation qui fait sens, juste à ce moment-là. Les livres que l'on garde sont des maisons amies dans lesquelles on pourra toujours entrer, prendre place, entendre les mots dont on a le plus grand besoin.
 
 
Sur la route et en cuisine, Rick Bass, éditions Christian Bourgeois, 2018
D'ici là, John Berger, éditions de l'Olivier, 2006 


mercredi 30 décembre 2020

Vivre : le sens de l'observation

 
Pavement de l'église / Cairanne
 
 
Si le rêve est, selon Sigmund, la voie royale vers l'inconscient, alors bien évidemment l'attention est la voie impériale vers le conscient. 


mardi 29 décembre 2020

Lire / Regarder : dans le vent bleu de l'Histoire

 


Le secret, ce serait donc de toujours croire au Père-Noël. Ne rien attendre, surtout ne rien attendre (quoi que ce soit, de qui que ce soit). Rester présent. Être le présent qui reçoit. Et alors, ouvrir les bras, ouvrir les yeux : se rendre capable de recevoir.
Chaque année, ici, le Père Noël dévie de son tracé GPS pour apporter ses livraisons détonantes : un message ébouriffant, trois amaryllis flamboyants, rouges, rouges au point d'en être noirs, un bandeau en laine mérinos permettant de garder intactes ses oreilles face aux tornades matinales et, parmi les titres déjà connus, une rhapsodie qui vous laboure le cœur.
 
La couleur bleue court tout le long de ce roman graphique, depuis le titre jusqu'à l'immense mélancolie qui vous saisit et vous étreint la poitrine, en passant par la mer, celle de l'Adriatique, baignant Trieste et l'Istrie, celle de l'océan Atlantique, conduisant à New-York. 
 

 
Le scénario est tiré d'un roman publié par Silvia Cuttin il y a une dizaine d'années : Ci sarebbe bastato (Il nous aurait suffit. Non traduit en français). L'histoire, c'est celle d'une jeune garçon triestin, qui vit durant l'été 1938 ses derniers moments heureux et insouciants, juste avant que les lois raciales promulguées par Mussolini ne réduisent progressivement comme peau de chagrin les droits et la marge de manœuvre des Juifs italiens. Andrea Goldstein est alors contraint d'émigrer en Amérique. Ses parents le pressent de partir avec sa sœur. Là-bas, ils seront accueillis à Brooklyn par une tante. Le jeune homme se trouve un travail à l'hôpital Mont-Sinai, il fréquente une petite amie qui a fui elle aussi l'Europe nazie et il s'intégrera en devenant bientôt Andrew
 
Mais cet exil est teinté de doutes et de tourments : il angoisse à cause de ses parents dont les nouvelles se tarissent, il angoisse à cause de son cousin Martino resté en Italie, il angoisse à cause de ce qu'il apprend de l'Europe. Il frémit, il tangue et il finit par prendre la décision de s'engager au sein des GI's. Il débarque dans la baie de Naples le 25 décembre 1944 et fera partie, en tant qu'infirmier, des troupes qui remontent libérer la Péninsule. La suite de l'histoire se fondra dans les couleurs grises et froides de l'Histoire.



Le récit est prenant, porté par la sublime adaptation graphique d'Andrea Serio. Celui-ci possède un style original et puissant, qui tranche avec les tracés un brin gentillets qui émergent trop souvent de la BD actuelle. Le dessin est vigoureux, presque brutal par moments. Les traits ardents et désespérés soutiennent la trame de l'histoire.  Les couleurs sont appliquées avec force et lyrisme. La dominante bleue occupe pratiquement toutes les pages, complémentée parfois avec du jaune, parfois avec du gris. Par moments, les contours se font flous, reflets des jeux de la mémoire. Peu de dialogues, peu de légendes. Il arrive que deux planches disent le désarroi de l'exil, le sentiment de vide et d'abandon à travers la simple esquisse de nuages et de feuillages. Le titre fait bien sûr référence à l’œuvre de Gershwin, dont la version de 1942 a connu un énorme succès durant la guerre.
 


On referme l'album. On le rouvre. On retourne aux images. On ressent le chagrin, l'exil, la peur dans des cases où presque rien n'est défini, mais où tout est évoqué, avec gravité, avec nostalgie. On se promet de revenir encore plusieurs fois, parce qu'il y a beaucoup à voir, à ressentir dans cet album et qu'on ne peut pas en faire le tour en une seule lecture. On remercie très fort le Père-Noël qui, cette année encore, s'est montré si généreusement inspiré.






Rhapsodie en bleu, Andrea Serio, éditions Futuropolis, 2020. Site de l'auteur : ICI
Version originale : Rapsodia in blu, Andrea Serio, edizioni Oblomov, 2019
Roman : Ci sarebbe bastato, Silvia Cuttin, 2011, edizioni Epika. Site de l'autrice : ICI
 


lundi 28 décembre 2020

Vivre : l'importance des regards

 

Sacra famiglia (détail) / Il Bronzino / Galerie des Offices / Florence
 
 
Au cœur de la reconnaissance : toujours une forme de naissance.
 
 

dimanche 27 décembre 2020

samedi 26 décembre 2020

Vivre : au milieu du chemin

 

 
Nel mezzo del cammin di nostra vita mi ritrovai in una selva oscura che la diritta via era smarrita...
(Au milieu du chemin de notre vie, je me trouvai dans une forêt obscure, la juste direction étant perdue...)  
DANTE, premiers vers de la Divine Comédie
 
Sortant d'un échange, au cours duquel quelqu'un s'était étonnamment livré, parlant de lui avec une tremblante sincérité, je me suis rappelé les vers que prononce Dante, évoquant son désarroi au mitan de sa vie avant que Virgile ne s'avance pour le soutenir et le guider. 
Ces crises qui surviennent, pas toujours à l'exact milieu de notre existence, pas toujours sur une voie du Bien toute balisée... combien de fois notre âme ne s'est-elle pas sentie égarée, loin du tracé de notre vérité, combien de fois n'avons-nous pas dû nous perdre pour pouvoir nous retrouver ?
 
 
 

vendredi 25 décembre 2020

Vivre : ouvrir les yeux

 
 
Polittico Lion (détail Madone) / Lorenzo Veneziano / Galleria Accademia / Venezia
 
 
On rêve. On attend. On craint. On espère. On s'exaspère. On vitupère aussi. Mais... dira-t-on jamais assez la beauté de la vie ? 


jeudi 24 décembre 2020

Vivre : entre chien et loup

 

Ce bleu à nul autre pareil
de la nuit venue se poser
- en catimini -
sur la flamme de ta bougie
ce bleu pur ravit ton œil
t'invite aux joies de la nuit.

mercredi 23 décembre 2020

Vivre : still life / 96

 

Les premières cartes sont arrivées. Le moins que l'on puisse dire, c'est que leurs expéditeurs se montrent empruntés. Les sempiternels et classiques "bons", "heureux" et "joyeux" leur ont semblé déplacés. Évoquer dans ces termes les Fêtes et la prochaine Année leur a paru risqué.
Alors, arrivent les circonvolutions (les textes sont plus longs, les points de suspensions plus fréquents) : "pouvoir dire au revoir à cette année 2020, plus riches d'avoir pu traverser les inconforts, les incertitudes...";  "une année qui peut-être nous a permis de mieux nous connaître dans les difficultés"; "accueillir 2021 confiant-e-s, face au changement incessant qu'est la vie"; "aller vers d'autres possibles cheminements";  des appels à la résilience, à la confiance en nos ressources; etc etc.
On ne peut que le constater : nos certitudes ont pris un sacré coup dans l'aile durant l'année écoulée. Finis, les lieux communs, notre assurance tranquille, nos formules devenues ennuyeuses à force de se répéter.
Reste qu'il s'agit de répondre à ces vœux, peut-être même d'en envoyer. Sans avoir encore trouvé la formule adéquate (laquelle de toute façon changera selon le destinataire), je me dis que ces jours-ci, il s'agira de repenser les banalités et de trouver les mots pour dire à la fois l'espérance et le doute, la tendresse et la prudence, l'encouragement et la sollicitude. Cette année, en matière de vœux comme pour tout le reste, il s'agira de se réinventer.

mardi 22 décembre 2020

Regarder : juste avant la bataille

 

Cheval et cavalier sur le départ / Marco Cheli / Exposition Fortza Paris au Palazzo Pubblico / 2020 / Sienne

Cette photographie, prise lors du Palio de Sienne, a quelque  chose de fascinant : l'ombre, l'attente, la lumière. On y sent toute la tension qui vibre avant une compétition. Le calme avant le déchaînement. La concentration avant la compétition. Le cheval et son cavalier sont prêts à l'action et, si l'homme semble recueilli, confiant en lui et en sa monture, le véritable sujet de l'image est l'animal. Sa tête exprime une détermination sans pareille, une volonté farouche d'entrer dans l'arène et de se donner entièrement. Son regard, d'une intelligence aiguisée, le montre déterminé. Les naseaux traduisent la fougue et l'impétuosité retenue. Ses muscles sont tendus sous la robe lustrée, témoins de longs et exigeants entraînements dans la campagne solitaire.
Ces deux-là vont-ils gagner ? On n'en sait rien, on ne saura pas. Le plus important n'est pas là. Le plus important réside dans leur alliance commune, leur patient effort d'apprivoisement pour parvenir à faire équipe, leur volonté de faire face ensemble à l'épreuve qu'ils veulent surmonter.
On voudrait certains jours - quoi qu'on fasse - appartenir à une équipe comme celle-là, et surtout on se voudrait cheval pour devenir un seigneur tel que celui-là.

Le Palio de Sienne est une noble et ancienne course de chevaux, qui se tient deux fois par an (le 2 juillet et le 16 août) sur la Piazza del Campo, place centrale de la ville, en forme de coquille. Chaque couple cavalier/cheval représente une des dix-sept contrade (quartiers) de la ville. Bien que jouissant d'une renommée internationale, cette course est restée authentique, un point d'ancrage essentiel dans la vie sociale des différents quartiers. Un grand cortège historique précède la manifestation. Le "palio" tire son origine du Moyen Âge. Cette tradition se poursuit encore dans divers points d'Italie, même si celle de Sienne est de loin la plus réputée.

L'exposition "Fortza Paris" (cri de ralliement sarde, traduisible par "En avant, frères") s'est tenue durant l'été 2020 dans la cour du Palazzo Pubblico. Le photographe, Marco Cheli, est natif de Sienne. Designer de formation, il a décidé de s'adonner à cette démarche photographique en amateur, voulant montrer le Palio de sa ville sous un angle nouveau, loin des clichés habituels attirant chaque année des milliers de touristes. Il a ainsi consacré un reportage aux cavaliers sardes, qui, depuis les années 1960, ont émigré vers le Nord de l'Italie pour y fuir la pauvreté de leur île et faire valoir leurs compétences en matière de compétitions équestres (le plus fameux d'entre eux a été Andrea Degortes, dit Aceto, qui remporta pas moins de 14 victoires). Le travail de Marco Cheli s'est déroulé sur une année entière, depuis les entraînements dans la campagne environnante jusqu'aux moments décisifs de la compétition. Le résultat final vient d'être publié et a été présenté cet automne au Trieste Photo Days (festival international de photographie de Trieste).
 
 
Entraînement dans la campagne siennoise

lundi 21 décembre 2020

Vivre : les écarts de température

 
Lovers / 1984 / Georg Baselitz / Albertina Museum / Vienne
 
 
Il est frileux comme ce n'est pas permis. Une légère brise au cœur de l'été le fait éternuer. Pas gentille, je ris (je ne parviens pas à m'en empêcher).
Lui aime me chambrer à propos du froid, que je ressens mais dont je ne souffre pas. Il se plait parfois à me rappeler que nos salles de bains sont aussi pourvues d'eau chaude (et que, en cas de besoin, il y a même des mélangeurs à disposition). 
Deux cœurs, deux brûleurs, sous un même toit. Avec l'amour en guise de thermostat.
 

dimanche 20 décembre 2020

Vivre : sur le bas-côté

 
Légende de Sainte-Ursule (détail arrivée des ambassadeurs) / V. Carpaccio /Accademia / Venise
 
 
Son chat vient de mourir. Immense perte, vraiment, alors que son cœur qui bat la breloque trop souvent, alors que son corps qui menace sans cesse de la ficher aux abonnés absents la rendent plus pâle qu'un brouillard de novembre. Elle maigrit, elle tousse, elle gravit de plus en plus péniblement le chemin qui mène à sa maison. Depuis le printemps dernier, elle a décidé d'être vieille. Définitivement. Dans son petit appartement, elle se sent isolée et incomprise. Terriblement. Elle-même comprend de moins en moins - du reste a-t-elle jamais compris ? - le fonctionnement du genre humain. Personne ne pense jamais à l'inviter. Jamais quand ni comme elle le voudrait. La question qu'elle-même puisse inviter, qui que se soit, ne se pose pas. Ni méchante ni gentille, blême Agnès usée par les écoles de la vie, elle n'existe pas, ou plus, ou si peu. Elle devient transparente, elle s'efface à mesure que le temps passe, comme se sont estompés peu à peu tous ceux qui ont compté. Quand on la croise, ses yeux délavés semblent déjà regarder ailleurs. On lui écrit une carte, pour son chat. On se rend compte que c'est une authentique carte de condoléances. Face à la perte de cet être qui vivait à ses côtés, elle est inconsolable, elle reste inconsolée. Elle chancelle en marchant. Comme si les vents de décembre pouvaient l'emporter, la faire tournoyer et disperser sa grise silhouette très très loin, là où volent les corvidés. Elle remercie pour la carte. Elle dit non merci pour le reste. Elle tourne son dos voûté et se dirige vers sa destinée.
 

 

samedi 19 décembre 2020

Vivre : comme des enfants

 

Il problema del cavallo / Claudia Fontes / Biennale 2017 / Venezia


Accepter d'apprivoiser. Accepter de ne pas savoir.
Se pencher, absorbés, intrigués. Commencer à intégrer.
Ouverts, prêts à reculer pour être capables d'avancer.

 

vendredi 18 décembre 2020

Vivre : achever, entreprendre

 
Détail du jeune Ennea Silvio en chemin vers le concile de Bâle 
 / Librairie Piccolomini / Pinturicchio et aides / Cathédrale / Sienne
 
 
A chaque fin d'année, ressentir inévitablement la tristesse des choses perdues, des relations abandonnées, des essais ratés. Inévitablement, au point de devoir lutter intensément...
.. ces choses qui s'en vont cadenassent des possibles, ramènent à la fuite inexorable des jours...
....puis, immanquablement, dans la foulée, sentir resurgir en soi le désir de chevaucher et de reconquérir, d'aller ranimer toutes les étoiles échouées sur la grève. Dans toute fissure née de la perte s'infiltre un vent, un vent du Nord qui trace sa route, mordant au visage, balayant les feuilles à l'agonie, mettant à nu les branches, leur apportant une chance de reverdir encore. 
Perdre, alors, et achever avec le désir inaltéré de grandir, encore et encore.  

jeudi 17 décembre 2020

Vivre : sur le balan

 

 

Ignorer toujours si l'on se trouve sur une pente ascendante ou savonneuse. Ignorer toujours si les jours sont porteurs de lumière ou de désagréments. Vaciller entre les moments givrés et les espoirs insensés. Ignorer. Ne pas savoir. Avoir l'impression de ne plus rien savoir. Faire la seule chose à faire : avancer.

mercredi 16 décembre 2020

Regarder/ Lire: impression forte

Photo Dad /  Église des Trinitaires / Rencontres d'Arles / Arles / 2018
 
 
La photographie ci-dessus est sans rapport. Si ce n'est qu'en 2018 Margaret Lansink exposait à la JuteGalerie d'Arles, dans le cadre des Voix Off. Il y a des photographes qui vous marquent le cœur au fer noir et blanc. On les photographie des yeux, on garde leur souvenir au fond de soi. On est pris, on est intimidé, question de droits aussi, on n'ose pas. Or, par la magie du net, on retrouve la grâce inoubliable et inoubliée d'une sensibilité proche, d'une sororité choisie.
Cette artiste néerlandaise, née en 1961, partage son travail de manière très documentée ICI
La GalerieXIIParis décrit sa démarche avec une rare densité SUR SON SITE.
Le superbe blog de Fabien Ribery présente ses publications ICI (l'artiste a été publiée cette année pour la  cinquième fois) 
Les mots manquent parfois pour dire combien les images vous parlent, en ligne directe avec votre smartphone émotionnel. Le travail de Margaret Lansink, depuis son professionnalisme fouillé jusqu'aux tirages élégants de ses ouvrages, en passant par ses prises de vue et ses collaborations avec éditeurs et galeries, en cette période de Noël atypique et tourmentée, est un régal, une fête, un cadeau inespéré.

mardi 15 décembre 2020

Vivre : les moments facétieux

 


Face au lac figé, la petite fille se souvient des chiens qui se sont succédé à ses côtés. Ceux qui l'ont réchauffée dans toutes ses cabanes et ont léché ses cils alourdis de larmes. Sans leur présence tourbillonnante, elle aurait pu s'étioler de chagrin et se retrouver transie de solitude (dira-t-on jamais l'importance de pouvoir enlacer de ses bras un nounours vivant ? de lui susurrer des mots doux à l'oreille, de pianoter gauchement sur sa truffe mouillée ?). Elle regarde celui qu'elle s'est choisi aujourd'hui, qui dessine avec elle des nuages marine sur l'eau blême et creuse des volcans azurés dans la neige  : solaire, joyeux, turbulent, le chien parfait pour des éclats de rire et des jeux conquérants.


lundi 14 décembre 2020

Lire : Rilke, le Dolpo et l'insaisissable félin

 

Se frayer un chemin à travers la librairie. Constater que, face aux besoins irrépressibles d'évasion, le rayon "voyages" s'est élargi au point d'occuper le plus grand espace face à l'entrée. S'esbaudir devant les couleurs des paysages déployés sur les étagères. Parcourir trois présentoirs et faire autant de fois le tour de la terre. Identifier deux livres de Stéphanie Ledoux disposés bien en évidence. Constater que l'Asie semble avoir le vent en poupe, particulièrement le Japon et la Corée. Sourire en feuilletant "Boutiques de Tokyo "et "Les petites épiceries de mon enfance", mais avoir besoin de plus de consistance. Survoler - mais seulement aujourd'hui - Tesson et Terzani. Et puis enfin dénicher l'ouvrage dont on avait besoin : "Le Léopard des  neiges", un récit qu'on se promettait de découvrir depuis longtemps. Un moyen idéal pour passer de longues après-midi face à la présence tutélaire de la forêt, tandis que les flocons s'affolent contre les vitrages comme de minuscules papillons.
Devenir raisonnable : ne plus se fier aux titres, aux illustrations et aux couvertures. Ne jamais emporter un ouvrage sans en avoir lu auparavant quelques passages. Ouvrir et découvrir l'épigraphe : ce sont des lignes de Rilke (un extrait de sa lettre au Jeune Poète du 4 août 1904) :
"Au fond, le seul courage qui soit exigé de nous est celui qui nous permet d’affronter ce que nous pouvons rencontrer de plus étrange, de plus singulier, de plus inexplicable. En ce sens, l’humanité a été timorée, et il en est résulté un dommage irréparable à l’égard de la vie ; les expériences appelées "visions", ce qu’on appelle "le monde des esprits", la mort, toutes ces choses dont nous sommes si proches, ont été jour après jour repoussées loin de nous, si bien que les sens qui nous auraient permis de les percevoir se sont atrophiés. Sans parler de Dieu."
Comment ne pas adhérer d'emblée ? A tort ou à raison, décider qu'un auteur ayant jugé bon de retenir cette citation mérite la plus grande attention. Le Léopard est embarqué et, depuis quelques jours, je vais et je viens sur les routes du Népal, me dirigeant vers l'Ouest, puis vers le Nord. Je compatis à la fatigue, aux saignements de pieds, à toutes les contrariétés météorologiques et logistiques.
N'ayant jamais voyagé dans cette région, privée de banque d'images mentales, face à un foisonnement de termes et de noms, je quitte régulièrement ma lecture pour découvrir par pc interposé le tracé d'une route, la découpe d'une montagne, la description d'une ville (même si on imagine aisément le décalage : 45 ans ont passé, la région est devenue une destination prisée pour des trekkings all inclusive, l'argent s'est mis à pleuvoir et, avec lui, tous les aléas du prétendu progrès).

Peter Matthiessen a entrepris ce voyage à travers le Dolpo en 1973, alors qu'il était veuf depuis peu, père de quatre enfants, dont le plus jeune l'attendait à la maison, pris en charge par des amis. Il est parti de Katmandou à fin septembre avec l'éminent zoologiste George Schaller, un forçat de la marche, un stakhanoviste qui tient absolument à arriver avant le rude hiver pour étudier le bharal, le "mouton bleu de l’Himalaya" dans sa période de rut. P.M. tient ce journal de bord avec une écriture détaillée,  ciselée, par moments somptueuse. On est admiratif devant l'étendue de son érudition, devant la précision de ses descriptions servies par un impressionnant champ lexical. Surgissent aussi dans son récit les souvenirs de son mariage (l'expérience d'hallucinogènes avec son épouse Déborah, leur relation chaotique et leur cheminement solidaire à travers la maladie). En parallèle, il parle de sa progression dans la spiritualité bouddhiste zen.

Ce livre peut devenir une riche traversée pour qui aimerait prendre la route dans tous les sens du terme : géographiquement, humainement, spirituellement. En voici quelques extraits : 
Les six bharals bondissent vers les falaises, mais un couple de loups descendant en ligne droite intercepte le dernier au moment où il galope à travers un plan de neige en direction du rebord. Dans cette lumière crue, l'animal gris-bleu semble beaucoup trop rapide pour se laisser rattraper, mais la file de loups gagne du terrain sur la neige durcie. Les voilà qui traversent à toute allure les fourrés de genévriers et dégringolent la pente de plus en plus abrupte : on dirait que le bharal va se faire couper toute retraite et précipiter au bas de la montagne, mais au dernier moment il s'échappe et s'élance sur une vire étroite où aucun loup ne peut le suivre.
Dans l'air glacé toute la montagne est tendue : le silence résonne. Les flancs des bharals frémissent, les loups halètent; mais tout le reste est immobile comme si le groupe de formes pâles assurait la cohésion du monde. Et puis je respire, la montagne respire, le mouvement reprend ses droits. [p.218]
Belle de corps et d'âme, écrivain doué, professeur inspiré avec sa curiosité passionnée, exceptionnellement intelligente et bonne, c'est ainsi que la voyaient tous ceux qui la connaissaient bien. Un ami m'avait dit d'elle : " Son âme est sans souillure". Cependant, elle semblait parfois planer au-dessus de la vie, comme si elle se préparait pour le jour où elle verrait venir l'état suprême auquel elle aspirait. Ce n'est pas difficile de vivre avec les saints, car ils ne font aucune comparaison, mais l'aspiration à la sainteté ne va pas sans problèmes. Je trouvais sa perfection exaspérante et me conduisais mal. Ma vie avec D était gâchée par le remords : j'avais de la peine à me supporter lorsque j'étais avec elle et je prétextais les obligations de mon travail pour partir en expédition dans le monde entier : une fois je suis resté absent sept mois. [p.91]

Ce n'est pas tant que nous soyons amis, cet homme et moi, mais plutôt qu'un fil nous relie, pareil au fil noir d'un nerf vivant ; quelque chose reste inachevé et il le sait aussi. Sans jamais tenter d'en parler, nous ressentons l'existence de la même façon, ou plutôt, je la ressens de la manière dont Tukten la réalise. Par sa manière de  vivre dans l'instant, sans attaches, par la simplicité de son exemple quotidien, Tukten m'a prodigué bien des enseignements ; il est le maître que j'espérais trouver : je me le répétais comme une plaisanterie, mais je me demande maintenant si ce n'est pas vrai. "Quand tu seras prêt, disent les bouddhistes, le maître apparaîtra." [p.340]

Le titre du livre fait référence au désir intense qui anime l'auteur : apercevoir "le plus rare et le plus beau des grands félins", lequel à l'époque déjà était "quasi mythique". Une véritable quête zen : quand on part pour une longue aventure, avec un objectif bien précis, que finit-on par trouver ? Où finit-on par arriver ? La réponse émergera à la fin du voyage. Et sans doute encore bien après...

 
Autre voyageur, autre écriture. On peut lire aussi: La panthère des neiges de Sylvain Tesson, paru chez Gallimard en début d'année 2020

 

dimanche 13 décembre 2020

Vivre : la force des perceptions

 

 
Nous tardons à nous lever. Nous aimerions nous éterniser. Nos regards se perdent au loin pendant que nous nous forçons, pris par nos obligations. Nous nous fions aux prédictions qui nous dessinent un temps pluvieux en fin de journée, prenant les petits traits obliques pour argent comptant. Nous mettons un pas devant l'autre. Nous ignorons nos frémissements.
Nous oublions que la neige s'annonce toujours. Qu'elle s'adresse à notre flair, à nos savoirs ancestraux. Le corps a ses raisons, que la raison, toujours un brin arrogante, ne connait hélas pas, raisons que le cœur tente de connaître, s'approche et discerne, parfois. Dira-t-on jamais suffisamment la sagesse du corps, qui montre, qui sait, qu'il faudrait suivre et qu'on ne suit jamais assez ?
(naturellement, il neige en fin de matinée - une déferlante espiègle et glacée - les routes sont bloquées, les voiries décontenancées. Tous nos sens le pressentaient, sauf nos connaissances dominantes et blasées).
 
 

samedi 12 décembre 2020

Vivre : les choses rassurantes

 
Triptyque (détail Annonciation) / Carlo Bracesco /Le Louvre / Paris
 
Sur la table, il y a cinq pommes. Cinq belles, grosses et imparfaites pommes. Et la vue de ces fruits me rassasie. C'est lui qui les a achetées. J'aime l'idée qu'il y ait quelqu'un dans ma vie qui dépose des pommes, tavelées, puissantes, odorantes sur la table de ma maison. 
Sur la table, il y a quelques livres qui sont là depuis des années et sur lesquels je pourrai toujours compter. Ils sont usés, ravagés par les marquages, visités par les marque-pages, et gorgés de mots qui consolent et qui réparent. 
Sur la table, il y a des noix. Des livres neufs qu'on dirait cirés à l'encaustique. Des lettres qui attendent de partir. Des branches et des fleurs.
Et par-delà la table, il y a le lac et le Jura. Et les nuages, qui même s'ils passent, seront toujours là. Et, toutes ces choses, les pommes, le lac et le reste, forment un tableau sur lequel s'esquissent mes rêves, se tissent mes soupirs, se déroulent mes inlassables espoirs. 

vendredi 11 décembre 2020

Vivre : les larmes écarlates de K.

 
 Avant la messe (détail) / Victor Leydet / Musée Calvet / Avignon
 
 
La femme pleure. Elle sanglote. Elle saigne.
Il est des phrases assassines qui peuvent vous laminer. Elles sont courtes, elles sont précises comme un stylet bien aiguisé. Il est des phrases qu'on ne peut laisser nous atteindre sans gilet pare-lame. Il est des phrases dont il faut retourner la honte à ceux qui les ont prononcées. 
Comment lui dire ? Comment lui exprimer qu'elle peut certes pleurer, que le chagrin est un droit. Mais que s'effondrer, c'est faire le jeu de l'assassin. Comment lui dire qu'on peut pleurer tout en se tenant droit ?
 

jeudi 10 décembre 2020

Vivre : arrêt sur image

 
  Depuis la plage du dimanche, un jour ouvré
 
 
Parfois, n'aspirer à rien de plus qu'au silence.
Ôter tout le superflu, ne garder que l'essence.

mercredi 9 décembre 2020

Vivre : faillibles

 
 
 Chapiteau / Palais ducal / Venise 
 
 
A trop nous juger, à trop nous vouloir parfaits, nous oublions qu'il est inévitable de se tromper.  
 Nous devrions nous donner plus que le droit à l'erreur : nous offrir l'erreur comme un cadeau.
Être autorisés à nous fourvoyer est une nécessité, si nous voulons retenter et, peut-être, réussir.
Sans ce nécessaire cadeau, nous risquons fort de nous découvrir enlisés, blessés, désorientés.
 

mardi 8 décembre 2020

Vivre : l'art du tracé

 


 

Qu'il s'agisse de clore une journée ou de mettre fin à une nuitée, le soleil sait mieux que quiconque montrer
comment tourner la page et passer à autre chose. Tirer un trait : un geste radical pour mieux recommencer.



lundi 7 décembre 2020

Vivre : la fille qui dansait sa vie

 
Image tirée du film "Tous les garçons s'appellent Patrick" / Expo Godard Picasso Collages / 2017 / Abbaye de Montmajour
 
La fille était jeune, pas plus de trente ans. Elle agitait les bras et son corps semblait partir dans tous les sens sous le coup d'une inépuisable énergie. Elle parlait franc, elle parlait vrai, elle parlait souriant. Même quand elle pleurait, on aurait dit que ce n'était pas pour de vrai. Elle avait la pêche et elle la donnait. Sapée à la limite du bohémien et du décontracté, elle suivait sa voie sans se laisser démonter. Indifférente aux codes, elle faisait la nique au gris, au mesquin, au normé. Elle aimait la vie et la vie lui avait fourni une pile bien rechargée. Il y a des gens comme ça, à part, un peu décalés, un peu sur le fil, que certains regarderaient de travers, trouveraient un peu givrés, et pourtant ces gens-là, heureusement qu'ils existent, avec leur bienheureuse, leur fabuleuse particularité.

dimanche 6 décembre 2020

Vivre : jours nouveaux et vieux problèmes

 
 
Ces derniers jours, notre balade matinale - toujours la même - s'est teintée de silence bleuté et d'élans fougueux. Le chien s'est montré aussi déluré que j'étais apaisée (la neige a le don de l'exciter tandis qu'elle m'entraine dans un univers béni où je me sens totalement immunisée contre toutes sortes de tracas). Là-haut, les chevaux s'ébrouaient et leurs hennissements m'ont ramenée à l'importance des sons de l'hiver : le ronronnement de la déblayeuse quand elle vous tire du sommeil, la mélopée de la pompe à chaleur s'animant au petit matin, les grognements du chien impatient, les cafetières à l'unisson, et puis les cris rauques des corneilles, les glapissements, les craquements surprenants dans la forêt, la complainte des vénérables bosquets, tous ces chants aussi réconfortants qu'un bon pullover en mohair.
Mais voici que, dans cette harmonie, a surgi une dissonance. Hier, un vieux problème est revenu toquer à ma porte. C'est un casse-tête dont je pensais m'être définitivement débarrassée (il y a des problèmes tellement connus, tellement usés qu'on voudrait pouvoir les jeter comme des chaussettes trouées). Mais l'importun s'est montré insistant et me voici contrainte à le traiter. Hier encore au coucher, je m'étais dit qu'avec un peu de chance la nuit me porterait conseil (ou un signe, qui sait, un rêve, une suggestion, une tactique apte à me tirer d'affaire ?) 
Or, ce matin, je me suis retrouvée dans cette étendue bleu givré, cet espace placide invitant à se laisser couler dans l'hiver. Faisant face au paysage impassible et épuré, j'ai réalisé qu'il n'y avait aucune place ici pour un problème. La contrariété n'était plus de saison. Et, d'un seul coup, évidente, la solution s'est présentée.

 




samedi 5 décembre 2020

Vivre : les scintilles

 

Autoportrait à la bougie / Godfried Schalken / Leamington spa art gallery and museum / Leamington spa

Cela apparaît comme une évidence : quand la clarté ne provient pas du dehors, c'est du dedans que nous devons nous illuminer. Nous voici, 
primitifs et appliqués, à frotter, farouchement pour obtenir des scintilles et subjugués quand il arrive que miraculeusement s'allument les brindilles.
 
 

vendredi 4 décembre 2020

Vivre : le hasard et les cathédrales

 
La cathédrale de Rouen: le portail (effet du matin) / Claude Monet / Collection Beyeler / Bâle
 
En l'espace de quelques heures, j'ai été confrontée trois fois aujourd'hui à l'histoire des trois tailleurs de pierre**. Je la connaissais, bien sûr, je l'avais entendue à une ou deux reprises. Mais là, l'écouter en direct à la radio, la lire dans un article datant de 2017, puis dans un bouquin paru en 2005, trois fois, c'est quand même curieux. De deux choses l'une : soit cette histoire s'est présentée par le fait d'un pur hasard, soit il est grand temps que j'observe autour de moi quelles cathédrales sont en train de s'ériger et ma façon d'y participer.

**Un passant leur demande ce qu'ils sont en train de faire. Le premier dit : "Je taille des pierres", le deuxième : "J'élève un mur", le troisième répond : "Je bâtis une cathédrale".

jeudi 3 décembre 2020

Vivre : les miroirs fragmentés

 
Deux photographies / Paysans début XXe siècle / Musée d'ethnographie / Split
 
Chez tous les gens, rencontrés un peu, rencontrés et revus, rencontrés vraiment, reconnaître des petits bouts de soi...

 

mercredi 2 décembre 2020

Vivre : affinités électives

 
L'Atelier / Laure Garcin / Musée Calvet / Avignon
 
La réciprocité, ce n'est pas un rendu pour un donné. C'est bien plus simple que cela, cela ne se planifie pas.
C'est une histoire qui a à voir avec la confiance, et qui se vit dans le silence. C'est un langage, avec son alphabet, 
qui va d'une sensibilité à une autre sensibilité. Il n'est point besoin de dire. Il suffit d'être présent et de sentir. 
 

mardi 1 décembre 2020

Vivre : les moments floutés


Tête sculptée sur un chapiteau du Palais ducal / Venise
 
 La première neige est tombée.
Oiseaux décontenancés, échos mouillés.
Reprendre le livre abandonné.