dimanche 28 février 2021

Lire : l'écriture, la vie

 

Derrière les vitres de la voiture, Malmö se précisait. Les grands immeubles d'habitation à la périphérie du centre-ville, souvent construits en briques jaunâtres, se dressaient dans le ciel. Des rangées de fenêtres, de balcons et, entre les immeubles, des parkings et des espaces verts. Les quartiers résidentiels, où habitaient les plus riches, se trouvaient de l'autre côté de la ville, près de la mer. L'argent permet d'acheter de l'espace et de tenir les autres à distance : plus loin dans la forêt, on pourrait avoir autant de place que l'on voudrait, et le premier voisin ne penserait pas un instant à habiter là. L'espace et la distance n'avaient de valeur que s'il y avait à proximité des gens qui disposaient de beaucoup moins d'espace et qui vivaient près de leurs voisins. [p.365]
 
La littérature est évasion. A force d'entendre en boucle trois ou quatre interviews des trois ou quatre auteurs actuellement en promotion, toujours les mêmes, toujours les mêmes phrases, on peut être tenté de s'évader vers l'étranger. Par exemple du côté de la Norvège et de la Suède. Le dernier volume de "Mon combat", entreprise autobiographique fleuve du norvégien Karl Ove Knausgaard est paru en France à la fin de l'année dernière. "Min kamp" est composé de six tomes constituant en tout environ 5'000 pages. J'avais parlé ICI de son deuxième opus, Un homme amoureux.

La démarche de K.O.K. peut être résumée simplement : décrire sa vie (sa prime jeunesse, ses familles d'origine, ses mariages, son expérience de la paternité, de l'écriture, de la vie sociale, de l'amitié, de l'art, bref toutes les thématiques auxquelles son existence l'amène à se confronter). Les différents opus de longueurs variables se présentent sans forcément suivre un ordre chronologique. Le premier livre est consacré à la mort de son père et à ses souvenirs de leur rapport problématique. Le deuxième se focalise sur sa relation avec sa seconde épouse et leur jeune famille (en bon rejeton du protestantisme, l'auteur y reste pudique question corps et sexualité). Le troisième parle de ses jeunes années et de son adolescence. Aux confins du monde, le quatrième, évoque son expérience de jeune instituteur dans un coin reculé au Nord de la Norvège et ses premiers pas dans la vie adulte loin de ses repères familiers. Comme il pleut sur la ville raconte son installation à Bergen, ses expériences plus ou moins chaotiques sur le plan sentimental et professionnel.
 
Son dernier tome, Fin de combat, est un pavé de quelque 1'400 pages, qui commence à la veille de la publication de Min kamp. Âgé de 40 ans, installé à Malmö avec sa femmee et leurs trois bambins, il attend de commencer la promotion de ses livres et se tord d'angoisse à cause des menaces de procès émises par son oncle paternel, heurté par l'image peu reluisante qu'il entend donner de leur famille.

K.O.K écrit aussi bien sur le quotidien le plus banal (les courses et les interactions insignifiantes avec les caissières, le nettoyage de sa salle de bain, la lessive au sous-sol de son immeuble, le fait de s'enfermer ou pas dans ses WC) que sur des écrivains et intellectuels comme Peter Handke ou Gombrowicz, ou encore sur des sujets tels que Mein Kampf (auquel il consacre quelque 400 pages) ou l'aliénation par le travail telle qu'elle est vécue au XXIe siècle. Tout cela se mélange dans sa narration, comme peuvent se mélanger et se succéder au cours d'une journée, suivant nos préoccupations, notre liste de courses, une démarche administrative, quelques vers d'un poète et une interaction de voisinage. L'auteur s'attache à décrire son existence par le menu, ayant pour ambition de réaliser une fresque somme toute gigantesque : celle de se raconter, dans tous les aspects de son histoire, sans aucun souci de se valoriser ou d'enjoliver les choses (bien au contraire).
 
Lisant, on voit défiler, comme sur un tapis roulant de supermarché : différentes manières de procéder à ses achats quotidiens, des considérations sur Shakespeare ou Proust, une invitation à (re)lire "L'idiot", des discussions triviales ou intellectuelles avec son meilleur ami, etc. etc. On peut se sentir parfois proche de lui, par exemple lorsqu'il parle de timidité, de sa gestion de l'argent ou de ses relations sociales (sa description du conformisme suédois régnant parmi les propriétaires zélés de jardins familiaux est hilarante).
 
Quand j'achète des vêtements pour les enfants, j'en prend toute une brassée, parce qu'ils en ont besoin. Et j'achète aussi un ou deux CD, parce que j'ai besoin de musique quand j'écris, et c'est de là que vient l'argent. Ou alors je m'offre de somptueuses chaussures qui coûtent plusieurs milliers de couronnes. Et soudain mon compte se trouve à sec, ou presque. Alors, je fouille toutes mes poches, tous les placards et toutes les étagères, je rassemble tout ce que j'y trouve, je porte des bouteilles à la consigne, j'achète du lait et des pâtes et je ne m'occupe pas de régler mes factures. Après une ou deux semaines, je reçois un rappel, et si j'ai suffisamment d'argent je paie, sinon j'attends l'étape suivante. Il n'y a pas longtemps, on a sonné à la maison avec une mise en demeure, si ça s'appelle comme ça, que je devais signer. L'étape suivant , c'est la demande de saisie. Mais entre-temps je suis renfloué et je peux payer. Je n'ai jamais pensé que le manque d'argent et les menaces de saisie étaient liés aux vêtements des enfants ou à mes CD, pour moi, ce sont deux mondes différents.
 
Knausgaard est-il un écrivain, un véritable écrivain ? Avec sa dégaine de loubard chic, sa complaisance à se prêter aux lectures publiques, aux interviews et aux objectifs photographiques, cet auteur est potentiellement un bon "produit" littéraire. L'exposition de sa vie privée, qui peut paraître excessive et exhibitionniste à certains, a sans doute contribué à son audience. Dans son pays d'origine ses livres ont eu un succès phénoménal (des records de ventes pour un si petit pays). Il semblerait qu'à la sortie de chaque nouveau tome certaines entreprises accordaient à leurs employés un ou deux jours de congé "spécial Min kamp" pour qu'ils puissent se ruer dans les librairies.
 
Il s'agit donc, comme souvent avec l'autofiction, de distinguer l'auteur du narrateur, de distinguer ce qui, chez lui, relève du marketing éditorial et ce qui tient à la littérature proprement dite. Y a-t-il quelque chose de consistant sous le phénomène de mode ? Faut-il considérer Min kamp comme une série de romans (définis comme tels par Denoël, son éditeur français) ou plutôt comme des récits autobiographiques ?
Formé en Lettres (littérature et histoire de l'art), Knausgaard est un grand lecteur et est en mesure d'analyser finement des textes littéraires classiques ou contemporains. Il est à même de décrire une scène de rue, ou une soirée passée entre amis à manger des crevettes aussi bien que de fournir une description psychologique minutieuse ou d'exposer l'originalité d'un grand écrivain. Son style est simple, pouvant paraître parfois bâclé (il raconte avoir dû s'imposer un marathon pour concilier écriture et vie de famille). Son entreprise est intéressante et peu banale, car il détaille le réel tel qu'il le vit sans recourir à une hiérarchie de genres. Elle est stimulante dans le sens où elle invite à observer ce qui ce passe autour de soi, dans le quotidien, exactement comme lui le fait.
 
J'avais, comme on dit, le sommeil facile. Je pouvais dormir par terre sans problème et, même entouré de cris d'enfants, cela ne faisait pas de différence, quand je dormais, je dormais. J'avais pensé un jour que c'était là le signe que je n'étais pas vraiment un écrivain. Les écrivains sont insomniaques, ravagés, ils regardent fixement par la fenêtre de la cuisine, à l'aube, tourmentés par leurs démons intérieures qui ne leur laissent aucun repos.
A-t-on jamais vu un grand écrivain dormir comme un bébé? [p.1047]

A la fin du bouquin, on en vient à s'interroger : est-il possible, vraiment, de tout décrire, de tout raconter, de composer une somme de la vie ? Celle-ci ne dépasse-t-elle pas toujours la somme des mots et des phrases ? Son existence n'a-t-elle pas un souffle plus ample que ces 5'000 pages à travers lesquelles il entendait la cerner ? En achevant la lecture, on éprouve l'impression que l'auteur a vu sa vie lui échapper comme un poisson vif entre ses mains (et c'est tant mieux : on lui souhaite qu'elle soit bien plus mystérieuse et vaste que ce qu'il décrit). Il n'empêche que l'expérience littéraire est originale. Elle peut devenir captivante jusqu'à en être addictive (ce qui explique en bonne part son succès). Une fois le livre refermé, on ressent un manque, on vit comme un post-partum. On cherche en vain autour de soi quelque chose de bien lourd à se mettre sous les yeux. On ne trouve pas.

 
 Fin de combat / Mon combat /  tome VI / prix Médicis Essai 2020

 


samedi 27 février 2021

Vivre : les vieux entêtés

 
Veille femme / Wilhelm Hammershoi / coll. Hirschsprung / Copenhague
 
Ils ont dit : Non, c'est nous qui décidons. Ils ont répété : Non, on ne veut pas, ça ne se passera pas comme ça. Ils ont fait ce qu'ils voulaient, bien déterminés à ne pas se laisser influencer. Après tout, ils étaient adultes et (presque) vaccinés.
Mais, quand les problèmes sont arrivés - la fièvre, l'ambulance, les démarches, les trajets, les informations à demander - alors, la vieille femme a appelé : ils avaient besoin d'être aidés.

La femme s'est obstinée à imposer sa volonté. Elle se tenait aussi droite que possible même quand les infirmiers l'ont transféré. Se tenir droite, rigide même, était sans doute la seule manière qu'elle avait de faire face et de ne pas s'écrouler.

Vers le soir, des nouvelles sont tombées, pas si mauvaises, somme toute, un peu inquiétantes, tout de même. Alors, sans craquer, la femme s'est doucement laissée choir et, lentement, elle a expiré.

vendredi 26 février 2021

Vivre : l'ordre du soir

 


 
Le paysage se fait pâle au dehors, on le croirait sur le point de s'effacer.
Les lumières s'allument au dedans, dessinent des ombres au mobilier.
Depuis l'aurore, la journée s'est montrée laiteuse, silencieuse, diaphane.
A mesure que les heures passaient, elle a acquis une douce évanescence.
Poser le livre. Caresser le chien. Admirer un merle. Sourire. Photographier.
Laisser cette contemplative soirée s'installer. Saisir un poireau. Cuisiner.

jeudi 25 février 2021

Vivre : équilibres

 
 Les adolescents / Pablo Picasso / Musée de l'Orangerie / Paris
 
Il y a dans la lenteur non seulement de l'élégance, mais aussi comme un soupir, le silence révélateur d'un accord intérieur


mercredi 24 février 2021

Vivre : gâchis

 
Retable du Portement de la Croix (détail) / Francesco Laurana / Collégiale Saint-Didier /Avignon
 
 
La  jalousie : que d'énergies gâchées, que de temps perdu à l'endurer.
Que de temps, que d'énergies subtilisées au splendide métier de vivre.


mardi 23 février 2021

Vivre : le pouvoir des manques

 

La femme racontait qu'elle allait fêter son anniversaire le lendemain. Elle ajoutait que c'était une année pour rien, que c'était comme si cette année n'avait pas existé. Gommée. Effacée. Une mesure pour rien. Pourtant, durant toutes ces journées, trois-cent soixante-cinq très exactement, le soleil s'était levé, le lac avait scintillé, et les Alpes s'étaient apprêtées, parfois en rose parfois en blanc, les canards et les nageurs avaient plongé, les enfants avaient joué, les chiens avaient pissé sur les traces d'autres chiens, les pêcheurs avaient ramené dans leurs filets toutes sortes de poissons argentés, il y avait eu des cris et des mots prononcés, jetés sur les rives, des exclamations et (rarement il est vrai) des vociférations, et toutes les fois que le soleil se couchait, les regards s'attardaient avec admiration. Des oh! des ah! des c'est beau!
Mais pour la femme, tout cela ne comptait pas. Quelque chose lui avait été pris, lui avait manqué qui avait éclipsé dans son corps et sa mémoire toute la lumière de ces trois-cent soixante-cinq journées.
En l'entendant, on avait de la peine pour elle, vraiment, et pour tout ce que les manques subis lui avaient fait manquer.
 


lundi 22 février 2021

Ecouter / Lire : je ne sais pas, je ne peux pas

 
 Pavement du dôme / Sienne
 
Parmi les remèdes de Bruno Podalydès, hier, il y avait "L’autre livre", de Michel Butel, paru en 1997 et hélas introuvable aujourd'hui. Le cinéaste a lu un extrait de ce bouquin "merveilleux" où il va "régulièrement butiner un peu "
 
Je ne peux pas m'asseoir sur un truc mou, sinon j'étouffe. Je ne peux pas manger quoi que ce soit le matin, sinon j'étouffe.
Je ne peux pas écouter la radio au réveil. Je ne peux pas lire la presse populaire. Je ne peux pas regarder la télé populaire. 
Je ne peux jamais rien faire "au second degré".
Je ne peux pas me faire à, me résoudre à.
Je ne peux pas faire du yoga. Je ne peux pas supporter l'inégalité.
Je ne sais pas conduire. Je ne sais pas skier. Je ne sais pas nager. Je ne sais pas danser. Je ne sais pas respirer. Je ne sais pas obéir. Je ne sais pas dessiner. Je ne sais pas dormir.
Je ne sais pas laisser tomber.
Je ne sais pas m'en foutre.
Je ne sais pas me calmer. Je ne sais pas me détendre. Je ne sais pas être cool. Je ne sais pas supporter le cynisme.
Je ne peux pas habiter loin d'un arbre. Je ne veux pas boire du mauvais vin.
Je ne veux pas renoncer au café. Je ne veux pas en rester là. Je ne veux pas écrire de bêtises. Je ne veux pas publier n'importe quoi.
Je ne veux pas qu'on tue les tigres. Je ne veux pas qu'on tue les éléphants. Je ne veux pas vivre comme si rien n'était. Je ne peux pas supporter d'avoir perdu la partie.

A peine entendu, le voici approuvé et adopté, cet extrait. Ras le bol des lignes droites, des modes et des diktats, de tout ce qui se fait et ce qui se présente comme ce qui se doit. Vive la vie, vive le vivant et... vive les éléphants !

 

 

dimanche 21 février 2021

Vivre : la robe

 
détail / GB Tiepolo / Plafond de l'escalier d'honneur / Residenz / Würtzburg

Il passe à la tendance printemps/été.
Autant dire qu'il y a pas mal à aspirer.

samedi 20 février 2021

Vivre : on dirait le Sud

 

 Il fait si beau : on croirait une après-midi d'automne. Il fait si doux : on s'imaginerait sur une terrasse donnant sur l'Adriatique. Les perroquets du vigneron braillent dans leur incompréhensible jargon. Le chat du voisin va et vient, longe la barrière, rampe dans le jardin. Le chien s'est étalé sur les lattes, on dirait qu'il médite. Son ventre rassurant monte et descend. Deux voiliers se sont envolés sur le lac couleur horizon. Nous voici comme transportés dans un ailleurs, dans d'autres temps, lents et cléments. La journée passe, entre lectures et lenteurs. Le livre contient beaucoup trop de mots, il faut morceler cet énorme pavé, se laisser rêvasser est une priorité. Le temps passe, et le soleil, chérubin farceur, se penche, refuse d'aller se coucher, traînasse, laisse ses traces. 
Tout ramène à un séjour passé à Cres (le slogan "no stress in Cres", sur les cartes et les affiches, s'est tatoué dans la mémoire, si bien qu'en évoquant ce mot on en a les épaules qui se relâchent et le regard qui paresse). Il y avait, je me souviens, sur la place un camionneur bosniaque qui vendait des figues et des mandarines. J'avais aussi acheté, je me souviens, sur le minuscule marché un bouquet de piments colorés, puis au retour j'avais dégusté les fruits à la saveur de paradis et regardé langoureusement le rouge et l'orange des piments. 
Le ciel se dore. Le soleil consent à laisser la place à de possibles étoiles. On n'a rien fait d'extraordinaire. Ce fut une nonchalante journée d'hiver. On n'a rien fait de véritablement important. Si ce n'est de vivre, vraiment, vivre quelques heures dans cette fin d'hiver, dans un automne et un été imaginaires, et dans les prémices du printemps.

vendredi 19 février 2021

Vivre : l'exploration

 
Dessin préparatoire / Lamentation sur le corps du Christ / Giovanni Bellini / Galerie des Offices / Florence
 
 
Connais-toi toi-même. Injonction tellement entendue qu'on en oublierait combien nous nous laissons définir du dehors, et combien dès lors elle exige d'attention, toujours et encore, pour se démarquer de ces évaluations extérieures. Forts de cette attention, constante et bienveillante, distancés des regards portés sur nous, il y a de grandes chances pour que l'on se retrouve étonnés par l'être qui se révèle à nous jour après jour.
 

jeudi 18 février 2021

Lire : avant l'écroulement

 

  J'ai habité plusieurs maisons tout au long de ma vie, mais la nostalgie que j'ai de celle de mes parents ne m'a jamais quitté. Il y a des jours où je m'y installe, et ceux où je prends le large vers celle de mes grands-parents. Le vivier qu'elles m'offrent toutes deux est inépuisable.
 Les deux maisons sont en apparence telles que je les avais laissées. Il n'en est rien pourtant : les années ont éliminé le provisoire et le superflu pour ne garder que l'enfant qui s'étonnait de ce qui se passait autour de lui et en lui, et s'en étonne encore.
 Un regard d'enfant est indispensable à tout acte créateur. [p.7]

Aharon Appelfeld est un écrivain à part. On ne sort jamais indemne de ses récits. Rescapé de la Shoah, il a écrit sur elle en se refusant à la décrire. Elle est toujours présente, dans ce qu'il ne dit pas, dans ce que le lecteur est autorisé à combler en silence. Elle se love dans une part de vide, enveloppé par l'"avant" et par l'"après". D'un livre à un autre, les histoires se suivent, mais semblent ne raconter qu'une seule et même histoire : comment on arrive à un désastre et comment on en émerge. 
 
Ses récits, on s'en approche doucement. On rentre dans son univers, dont on réalise peu à peu la densité. Porté par une écriture exigeante, cet univers demande de prendre tout son temps, et même parfois de revenir sur ses pa(ge)s pour s'en imprégner. On se retrouve fasciné, bouleversé, désarçonné. Ce n'est pas que cet auteur soit difficile à lire : son style est sobre, son lexique et sa syntaxe sont des plus épurés. C'est plutôt une question d'inspiration, de sinuosité dans le récit. Il procède par bribes et par métaphores pour suggérer la peur, l'horreur, la beauté, la bonté. Recourir à des images et laisser l'imaginaire du lecteur faire son chemin, c'est probablement la seule manière de raconter l'indicible. 
 
Dans "Ma mère et mon père", l'écrivain évoque l'été 1938, les dernières vacances passées avec ses parents au bord de la rivière Pruth, en Bucovine (région à cheval entre la Roumanie et l'Ukraine). Il décrit sa famille, son enfance, les personnalités de ses parents, si différentes : sa mère, encline à la bienveillance et à l'écoute des gens; son père rationnel, rigoureux, porté à juger avec sévérité ses semblables. Il dépeint l'antisémitisme comme une marée menaçante et évoque un monde en train de s'écrouler : celui de la bourgeoisie juive locale vivant ses derniers moments de détente et de liberté.
 
 Chaque jour, un couple ou deux quitte la rive et la même question leur est posée : "Pourquoi abrégez-vous vos vacances ?" [...]
 Je fus témoin d'adieux pleins d'émotion et de larmes. La femme qui partait se lamentait : "Je ne vous oublierai pas, ni tout ce que vous m'avez donné. Je serais volontiers restée si mon père n'était pas malade. Il n'y a pas de meilleur endroit qu'ici, c'est le paradis sur terre. Je me chasse moi-même de cette oasis de paix, qui sait ce qui m'attend?" [p.188]

 J'ai hérité de la musique de ma mère, qui chantonnait doucement. J'aimais écouter ce chant murmuré. C'est si merveilleux que je sois si proche d'elle, y compris à présent où mon âge est un multiple du sien. [p.20]
 
 Je recours à l'aide de mon père chaque fois que j'écris un essai qui nécessite une pensée claire, une classification précise des faits, de la concision. [p.21] 
 
Les narrations d'A.A. semblent toutes issues de sa propre histoire et profondément reliées entre elles. Il interroge ses souvenirs, puise dans son enfance, dans sa prime jeunesse pour les faire émerger et, bien que certains livres soient appelés "romans", il peut paraître difficile de les considérer comme tels. On ne peut jamais vraiment définir ce qui a été et ce qui a été inventé. Ne possédant pas toutes les pièces de son puzzle (ou se refusant à les livrer) l'écrivain n'hésite pas à recourir à l'imaginaire, au rêve, à la poésie pour compléter ses évocations. On se retrouve emporté dans le monde de la mémoire, parfois enchanteur, parfois onirique, parfois vorace et monstrueusement cruel. Cela donne à ces écrits un charme poignant et un style sans pareil. 
 
Ce livre publié en 2013, cinq ans avant sa mort, est aussi l'occasion pour lui de parler du métier d'écrivain, ce qui l'a poussé à écrire, des méandres et des ressources du travail de mémoire. L’œuvre de cet auteur israélien est admirablement servie par la traduction de Valérie Zenatti, prévenante passeuse et indéfectible amie. Pour mieux connaître cet écrivain, il y a deux autre récits fondamentaux :  "Histoire d'une vie" (sorte d'autobiographie, où il narre, entre autres, l'assassinat de sa mère, la déportation avec son père, son évasion, sa longue, folle et déchirante survie durant la trajectoire qui le mènera jusqu'en Israël) et "Le garçon qui voulait dormir" (le voyage vers son nouveau pays, sa nouvelle langue, sa nouvelle vie, la description de ce que signifie abandonner une langue maternelle pour se (re)construire).
 
Ajoutons que ce qui frappe en refermant ses livres, c'est la force et la ténacité de cet enfant qu'il est toujours resté et aussi la noblesse de son cœur. Comme si toutes les horreurs vécues n'avaient pas réussi à entamer le noyau d'amour reçu durant son enfance, il a sauvegardé une profonde humanité et ne cesse relever la beauté, la pureté, la sainteté à chaque fois qu'il les rencontre.


mercredi 17 février 2021

Vivre : oser libérer le ciel

 
Pietà avec saints (détail) / Bernardino Zenale / Le Louvre / Paris
 
Tout à coup : la fatigue. Intense. Le seul moyen de l'affronter est de reconnaître point par point tout ce qui a pu la provoquer. L'accumulation progressive, peu de choses et petits riens qui s'ajoutent les uns aux autres et finissent par former une masse considérable à (sup)porter. Se donner une chance de déchirer le voile. Oser regarder en face ce qui érode la vitalité. Prendre le temps nécessaire pour démuseler notre créativité. Rêver. Expirer.



mardi 16 février 2021

Vivre : la vie prairie

 

 
Ce matin, sous nos yeux évertmeillés, c'est un champ de possibles qui nous attendait.


lundi 15 février 2021

Vivre : des messages dans la ville

 
Sur une porte / centre ville / Vienne / 2017.
 
Parfois, un seul tracé, une seule phrase peuvent vous happer et vous tenir en haleine. Poésie, philosophie ou leçons de vie, ces mots anonymes lancés comme autant de bouteilles à la mer, au fond de ruelles, vous interpellent, vous sortent de votre torpeur. Les messages interrogent : Qu'est-ce que le luxe ? // Aucun être humain n'est illégal // Assez, c'est assez // Osez!. Et celui-ci, retrouvé aujourd'hui : Que pouvez-vous faire pour la paix ? Oui : que peux-tu faire, toi qui passe et qui lit, pour la paix, juste ici ?
 

dimanche 14 février 2021

Vivre : donnant donnant

 
Madone avec enfant (détail avec Sainte Dorothée) / Atelier d'Antonello da Messina / Musei civici / Padoue

Sans vouloir chipoter, ni comptabiliser, ni tout contrôler, en appeler à un juste échange pour une relation équilibrée.


samedi 13 février 2021

Vivre : avant les giboulées

 
Paysage d'hiver / Pieter Brueghel le Jeune / KHM / Vienne
 
 
Loin de se laisser idéaliser, l'hiver se montre teigneux ce matin. Peu commode, peu arrangeant, pas vraiment engageant. Les sols craquent sous nos semelles. Détrempés hier encore, les voici qui nous opposent à présent une résistance rêche et rebelle. Traces de sabots, traces de pas, traces de passages, mais pas un chat : seuls quelques vols furtifs ça et là. Le chien enrage de ne pouvoir forcer les terriers, voudrait se désaltérer à des rigoles figées. Le ciel s'est fait mutique, oppose une plaque opaque à nos regards ébétés. Tout semble se taire, sauf, de loin en loin, un arbre qui penche, se balance puis, se reprenant, pousse un gémissement glaçant. Instinctivement, on s'écarte. Par-delà les champs, on suit des yeux deux fumées fuyant leurs cheminées chagrines. On perçoit la buée de nos rares mots prononcés. On ressent le baiser d'un brouillard fourvoyé. Un souvenir ancien vient nous effleurer. Et voici qu'un chevreuil transi, perdu dans ses rêveries, indifférent, imprudent,  trop confiant, passe et manque nous frôler. On sourit. On bâille. On frissonne. Décidément, on aurait dû mieux s'habiller. Le temps est venu de rentrer.

vendredi 12 février 2021

Vivre : tout ce qu'on a / tout ce qui manque

 

Procuratie vecchie / Venise

Tant de choses me manquent.
L'éclat de la mer venant lécher les rives, sur l'île croate chère à mon cœur. Les pas des passants se perdant dans la nuit à Venise. La perspective de revoir l'Italie, n'importe quelle ville, n'importe quel marché, n'importe quel graffiti, mais en Italie. Les émotions qui surgissent au fond de salles obscures où des êtres de tous horizons exhibent leurs vies, confient leurs fragilités à nos yeux fascinés. Les dialogues intimes avec des princes et des Madones au fond de salles oubliées. Les places écrasées de lumière où il fait bon rêvasser.
Toutes ces choses remuent au fond d'un grand panier, le panier des possibles,  des découvertes, des échappées belles ou idéales. La voix du désir émerge de ce contenant, en appelle aux grands départs, à la conquête de nouveaux territoires, aux recommencements.
A côté de ce panier, il y en a un autre, tout aussi grand. C'est là que se love la maison, droite citadelle faisant face au paysage, haute citadelle effleurant le ciel, porteuse de réflexions, de nourritures, d'assurances, de protection. La voix de la raison m'invite à fouiller dans cette deuxième corbeille, détailler toutes les choses qu'elle recèle et qui pourraient venir à manquer. Qui m'ébranleraient si un jour elles manquaient.
Tant de choses me manquent. Tant de choses pourraient me manquer.
Entre les deux paniers, mon cœur, naturellement, balance et chancelle. Il voudrait tout recomposer, tout transvaser. Moi, j'avance, je me rappelle que je n'ai jamais gardé tous mes œufs dans le même, j'avance et je veille sur mes deux paniers.
 

 

jeudi 11 février 2021

Vivre : l'hiver est une île

 
 
 
Dans un monde de cris et de crissements
(et de craquements et de croassements)
se frayer à pas lents un passage de silence.



mercredi 10 février 2021

Vivre : les prévisions météorologiques

 
 
 
Ici,  le bulletin le plus fiable est celui émis par le chasse-neige entre quatre et six heures.


mardi 9 février 2021

Vivre : missives

 

 
Il y a toujours un moment, au milieu de l'hiver, où le printemps s'annonce avec insistance. On sait bien que le 21 mars ne signifie rien, rien d'autre qu'une date dans un calendrier, que les saisons, ce n'est pas vrai qu'il n'y en a plus, on sait bien que les saisons sont légion, puisqu'il y a au cœur de chacune d'elles autant de saisons qu'il y a de saisons. 
Toujours est-il que le matin déjà, la lumière est là, neuve, câline, enjôleuse. Dans l'air amadoué, les oiseaux proclament leur bonheur a cappella. Les chamois dansent la samba. Le pêcheur dessine des volutes en achevant sa tournée. Le soleil et la lune se croisent avec égards, semblent rabibochés. Pâquerettes, perce-neige, primevères ont surgi, comme par magie. Alors, à ce moment-là, février ou pas, frimas ou pas, neige ou verglas, on sait que ce qu'on nomme la belle saison va arriver, puisqu'elle a nous adressé ses avant-courriers. Et on ressent au fond de soi s'entrechoquer des émotions contradictoires. On se réjouit, avec tout ce qui pépie et glapit. On expérimente aussi comme un refus au fond de soi, une résistance à laisser s'achever cet hiver prestidigitateur, sublime, tourbillonnant (qui a su nous éprouver et nous enchanter dans le même temps). 

lundi 8 février 2021

Vivre : conscience / inconscience

 
Atlante / Centre ville / Aix-en-Provence
 
De-ci de-là, de plus en plus de gens dont on apprend qu'ils ont contracté la Covid. Sur les rives du lac, des conversations captées : ta marraine ? depuis combien de temps ? et elle a des symptômes ? Il y a cette famille, dont trois générations ont été  touchées, et étonnamment ce ne sont pas les plus âgés qui ont le plus souffert. Il y a aussi les malins, comme O., un ex-collègue : j'ai annoncé que mes symptômes avaient commencé trois jours avant les avoir ressentis, pour être confiné moins longtemps.  
Ai croisé les N. en promenant le chien ce matin. Ils m'ont dit avoir eu la maladie en décembre dernier, en même temps que leur fille. Tous les trois avec des symptômes différents et une récupération propre à chacun. Au final, ils s'en sont bien sortis, sans hospitalisation ni complications particulières. Sont restés à l'isolement pendant une dizaine de jours.
La chose la plus frappante, c'est quand je leur ai demandé : et comment avez-vous fait pour vous approvisionner pendant ce temps où vous étiez tous trois assignés à résidence ? La réponse de ce couple sexagénaire, lui directeur d'institution, elle infirmière, a été la suivante :
En sortant de chez le médecin, quand on a su qu'on était positifs, on a foncé dans un supermarché pour remplir notre frigo!
Je n'ai pas réagi comme l'atlante ci-dessus : les bras m'en sont tombés. Jusqu'ici, mes courses se résumaient à l'essentiel : un maximum de denrées utiles en un minimum de minutes. Il est probable que mon record temps s'améliore encore ces prochaines semaines...
 

dimanche 7 février 2021

Vivre : (dés)enchantements

 
Forêt / Hans Emmeneger / collection Pictet / Genève
 
Expédiée depuis le Nord, l'enveloppe est arrivée en même temps que la lumière blonde provenant tout droit du Sahara. Dans cet univers doré et magique, je l'ai décachetée. Ô déception : contrairement aux particules de sable qui dès le lendemain se seraient évaporées, son contenu allait se déposer dans un  coin sombre de la maison pour être vite oublié.

 

samedi 6 février 2021

Vivre : le mur

 
Vierge  provenant de la chapelle du grand séminaire d'Aix / Jean-Pancrace Chastel / Musée Granet / Aix-en-Pce 
 
A se demander, face à petites et grandes vilénies, si la candeur n'est pas la meilleure façon de se protéger. 


vendredi 5 février 2021

Vivre : aimer l'hiver

 

 
Retenir... encore, encore un peu, respirer, applaudir, ce bel hiver qui semble vouloir finir...


jeudi 4 février 2021

Vivre : les météos intérieures

 

 
combien d'états nous traversent au cours d'une même journée ?
combien d'éclaircies et d'averses en poursuivant notre avancée ?

mercredi 3 février 2021

Vivre : pourquoi ?

 
Portrait de l'artiste dessinant un loup / Kananginak Pootoogook / 2009 / coll. John et Joyce Price
 
La question est simple, si simple, que je me surprends moi-même à me la poser régulièrement : comment se fait-il que, dans un monde superbe, pourvu de tant de ressources, avec des êtres dotés de mille compétences et capacités, on en vienne à subir des conflits, des guerres, des atrocités. La chaos, la famine, la cruauté.
Une affaire d'avidité ? Une envie de rivaliser ? Un besoin de dominer ?
La question est trop simple. Il n'y a probablement que les enfants et les simplets pour se la poser. Toujours est-il que cette question ne cesse ne me harceler.


mardi 2 février 2021

Regarder : lequel des deux nous éclaire...

 

Cette année, j'ai une peine folle à ranger les décorations de Noël. Elles m'aident probablement à accepter l'ombre particulièrement sombre de cet hiver (j'en arrive chaque matin à me demander : mais l'hiver a-t-il vraiment toujours été aussi noir ?). La maison accueille donc lanternes et lumignons qui  semblent décidément peu disposés à décrocher. Bon. Patientons.

Ces derniers mois, j'ai été subjuguée par quantités d'images en noir et blanc. Une photo de chien vénitien, à nuit tombée, attendant patiemment devant une boucherie m'a obsédée pendant des semaines. Je l'ai découverte ICI. C'est une photographie d'une grande simplicité, prise par William Guidarini, qui représente curieusement pour moi l'essence même de la Sérénissime, même si on n'y voit ni canal, ni palais, ni touriste. Une image qui, plus que toute autre, dit pour moi la Venise que je connais : hivernale, nocturne, épurée, silencieuse, celle qui me manque tant depuis trop longtemps. Preuve qu'il ne faut jamais tout dire tout montrer pour voir les émotions débouler.

Et puis, je suis retournée visiter un blog dont je déplore qu'il ne soit plus en activité, dont la créatrice inspirée avait exploré à plusieurs reprises l'ombre et la lumière dans son milieu familier. Ma maison aussi regorge de coins et recoins où l'ombre danse avec la lumière. Il m'arrive, comme Katja, de partir en balade et d'être fascinée par mon intérieur. Je me dis qu'il me faudrait vraiment prendre du temps, Canon à la main, pour de longues et attentives explorations. ICI. ICI. et ICI, la blogueuse a réalisé sans doute ce qu'on peut montrer de plus épuré et clairvoyant sur le sujet. Notre quotidien est rempli de ces moments et de ces lieux magiques que nous ne prenons pas la peine d'examiner. De ressentir. De voir.

Sur le blog l'Intervalle, hier, cet ouvrage d'Olivier Deck, L'envers de la lumière, et le commentaire de Fabien Ribery sont venus se rajouter à ces images essentielles. Troublée, éblouie, je n'ai pu que regarder, lire, regarder encore ces photographies qui me parlaient tant.

J'ai réalisé combien nos vies sont pleines de ces moments monochromes où le silence entre en nous et où nous sentons que nous n'avons besoin de rien de plus : le temps et la conscience de nous savoir en vie, en paix, avec nous-mêmes et avec le monde qui nous entoure. Ces moments monochromes, nous pensons souvent ne pouvoir les trouver que dans des églises, devant d'époustouflants paysages ou lors de retraites spirituelles. Mais le merveilleux est là, juste là, il se déroule incessamment sous nos yeux, et... bien évidemment, il m'est impossible de terminer ce billet sans citer Rilke : 
Si votre vie quotidienne vous paraît pauvre, ne l'accusez pas; dites-vous que vous n'êtes pas assez poète pour en convoquer les richesses. Pour celui qui crée, il n'y a pas, en effet, de pauvreté, ni de lieu indigent, indifférent. // LAUJP / 17.02.1903

lundi 1 février 2021

Vivre : le sens unique

 
Portrait d'une jeune fille d'Ornans / G. Courbet / Musée Courbet / Ornans
 
Elle se plaint. Elle trouve à chaque fois un excellent motif pour se plaindre et, derrière ses lamentos, il y a toujours ce sentiment insistant que tout le monde est mieux loti qu'elle, que la vie l'a trahie, que le sort n'a cessé de s'acharner contre ses volontés. Pour les autres, c'est toujours plus facile. Pour les autres, ce n'est jamais aussi compliqué. Pour les autres, ça n'a jamais une telle intensité. C'est pourquoi elle ne juge pas nécessaire de remercier, ni de rendre une invitation, ni de donner de nouvelles (ni d'en demander, c'est naturel). Les connexions doivent toujours prendre la même unique direction. Quand les liaisons arrivent à l'heure, c'est logique. Quand elles sont en retard, c'est exaspérant. Quand elles s'interrompent, c'est un méchant coup du sort. Encore un, évidemment.