mercredi 31 mars 2021

Ecouter / Lire : sur l'autre rive

 
Figure d'Eve / Fresques de Montesiepi / Ambrogio Lorenzetti / Province de Sienne
 
 
La traduction littéraire, c'est un monde. Un monde indispensable où se créent des ponts et des passages entre une langue et une autre, où l'on permet à une œuvre d'être accueillie hors de la culture qui l'a vue naître. Le lieu d'une renaissance, en somme.
Récemment Marie Richeux a reçu cinq traductrices qui sont venues parler de leur métier tout au long d'une même semaine. Cinq éclairages, cinq visions complémentaires et passionnantes sur leur métier de "passeuses".
Lors du premier entretien avec Jakuta Alikavazovic, romancière française qui traduit de l'anglais, il a été évoqué la récente polémique survenue aux Pays-Bas à l'occasion de la traduction du poème prononcé par Amanda Gorman lors de la cérémonie d'investiture de Jo Biden. Marieke Lucas Rijneveld, la jeune poétesse mandatée pour traduire le poème en hollandais, a dû jeter l'éponge suite à des pressions dont elle a fait l'objet parce qu'elle était femme blanche et qu'elle n'était, selon certaines activistes, pas en mesure de traduire une femme noire et américaine dans toute sa complexité. Avec une idée de surplomb de la pensée blanche.
 
Voici ce qu'en a dit J. A. quand elle a été invitée à s'exprimer sur le sujet :

Ce débat très contemporain est agaçant, inquiétant et émouvant presque en égale mesure.
Il ne me semble pas qu'il y ait de surplomb de la pensée blanche dans l'exercice de la traduction. Reprenant les mots de Valérie Zenatti, traductrice de Aharon Appelfeld, "la traduction est un exercice d'humilité. Le surplomb ne lui appartient pas." Il y a la distance entre les langues, entre les perceptions, les lectures qui peuvent se faire d'un même texte. Il y a l'idée de l'hétérogène dans la traduction.

Toute la littérature est un pari fou qui est la possibilité d'être contaminé par une expérience de ce qu'on n'a pas vécu soi-même. C'est un lieu où l'on expérimente avec l'Autre, où on voit si on peut adopter sa voix.
La traduction est une lecture active, mais ce n'est pas très différent de la lecture d'un texte littéraire dans sa propre langue. C'est le pari que l'Autre peut nous toucher, l'Autre peut nous émouvoir, et dans sa différence même peut nous ressembler, d'une certaine façon.

Tout écraser, tout rabattre sur l'idée du même, ça me paraît impossible, pas seulement périlleux, mais impossible. Et puis V. Zenatti a ajouté de manière humoristique dans son intervention qu'on n'a pas demandé aux traducteurs des mémoires de Barak Obama, d'avoir été présidents !
Il est impossible de traduire uniquement des gens qui ont le même parcours que soi.
 
Fatou Diome, interrogée dans l'émission 28 minutes sur cette polémique, a répondu en des termes très clairs : 
 
Je trouve que l'éditeur qui a renoncé a fait preuve de lâcheté. Fallait-il que Marguerite Yourcenar soit noire pour que je la lise ? Et quand je suis allée  dans des maisons de retraite en Picardie pour écrire un roman, fallait-il que je sois blonde aux yeux bleus pour pouvoir comprendre la solitude et la vie des aînés dans les EHPAD ? Goethe n'a pas écrit que pour les Allemands. Victor Hugo n'a pas écrit que pour les Français. Et les Lettres pour l'éducation esthétique de l'Homme de Schiller s'adressent à tous êtres humains qui sont sensibles à la beauté. Pour moi, la traduction, c'est une affaire de compétence. Point.
 
Quant au traducteur catalan, Victor Obiols, révoqué aux États-Unis après avoir remis ce travail pour lequel on l'avait choisi, il a dit :
 
C’est un sujet très complexe qu’on ne peut pas traiter avec légèreté. Mais si je ne peux pas traduire une poétesse, car elle est une femme, jeune, noire, américaine du 21e siècle, alors je ne peux pas non plus traduire Homère parce que je ne suis pas un Grec du 8e siècle av. J. -C. ou je ne pourrais pas avoir traduit Shakespeare parce que je ne suis pas un Anglais du 16e siècle.
 
Certains ont évoqué les diktats de la bien-pensance. D'autres ont dit que le débat avait déraillé. A mettre en avant à tout prix les questions d'identité, à préférer les spécificités et les séparations, en générant et en alimentant une polémique, on en a peut-être oublié l'essentiel : le contenu du poème "The hill we climb", son message, sa vision de la société. Pendant que s'agitaient toutes ces problématiques, qui s'est penché sur le contenu du texte en question ? Le voici ICI.  
 
A le lire, même dans une traduction qui ne prétend nullement à la perfection, il appartient à chacun d'évaluer sa qualité et son intention. A chacun de considérer, dans le fond, s'il mérite la polémique qu'il a générée. Pourquoi a-t-on tant parlé de ce texte ? Qu'est-ce qui en a fait le succès ? Sa profondeur, son originalité, sa force poétique ? Ou les circonstances dans lesquelles il a été déclamé ? Le contexte dans lequel il a été utilisé ? Son retentissement tient-il à une question de fond ou de forme, à une question de message ou d'image ? Bref, tient-il de la littérature ou du discours politique ? 
 
Le mérite du débat concerné est sans doute d'avoir permis de réfléchir à ces questions et à ce métier important qu'est la traduction, à ce qu'il comporte d'exigences : connaître la langue et le contexte socio-culturel d'origine, maîtriser la langue et la culture d'arrivée, avoir du style et de l'élégance rédactionnelle, se sentir en affinité avec l'auteur/e traduit/e, respecter tout en sachant prendre une nécessaire liberté. Sur le plan littéraire, il y a fort à parier que la jeune écrivaine hollandaise aurait excellemment accompli son travail. Mais cette œuvre peut-elle être considérée uniquement sur le plan de la création littéraire ?
 

mardi 30 mars 2021

Vivre : escalades

 

 
Le songe de Jacob (détail) / Nicolas Dipre / Musée du Petit-Palais / Avignon

 
Besoin de comprendre, toujours un peu plus, toujours un peu mieux.
Besoin de sentir qu'on progresse - malgré les échecs et les pas malheureux -
Besoin de tendre - peut-être qu'on s'approche? - vers une forme de sérénité.
 

lundi 29 mars 2021

Vivre : avec lui

 
Chien endormi sur coussin / Susanne Valadon / fondation pour l'Hermitage / Lausanne
 
 
Un chien : une façon d'être seul sans jamais - jamais - se sentir seul. 


dimanche 28 mars 2021

Vivre : délicatesse

 
Courtisan au chapeau de fourrure (détail) / Andrea del Brescianino / coll. Bemberg / Toulouse


 
Entre la forêt et le lac, ce matin, la première fleur du prunier. 



samedi 27 mars 2021

Lire / Ecrire : pourquoi ?

 
 
Une pièce dans le logement de l'artiste à Strandgade, Copenhague/ W. Hammershoi / SMK / Copenhague
 
Je sais, en gros, comment je suis devenu écrivain. Je ne sais pas précisément pourquoi. Avais-je vraiment besoin, pour exister, d'aligner des mots et des phrases ? Me suffisait-il, pour être, d'être l'auteur de quelques livres ?[...] Il faudra bien, un jour, que je commence à me servir des mots pour démasquer le réel, pour démasquer ma réalité. Georges Perec, "Je suis né" (1990) cité en exergue par Déborah Levy
 
Pourquoi écrit-on ? Pourquoi éprouve-t-on le besoin de décrire avec des mots une ou diverses réalités vécues, ressenties, imaginées ?
Question corollaire : pourquoi lit-on ? pourquoi éprouve-t-on le besoin d'entrer dans des histoires composées par d'autres et qui proposent des récits auxquelles on se raccroche passionnément (quand on ne se voit pas tenté d'abandonner en cours de route par lassitude ou par ennui profond) ?
Deux écrivaines ont traité cette question dans des livres d'inspiration autobiographique lus dernièrement. La première, Patti Smith, a écrit "Dévotion" au cours d'un voyage de promotion en France, devenu pour elle une occasion de rendre hommage à des figures d'écrivains et poètes admirés. En racontant son séjour dans la maison d'Albert Camus à Lourmarin, elle livre les paragraphes suivants :
 
Pourquoi est-on poussé à écrire ? Pour se mettre à part, à l'abri, se plonger dans la solitude, en dépit des demandes d'autrui. Virginia Woolf avait sa chambre. Proust, ses fenêtres aux volets tirés. Marguerite Duras, sa maison silencieuse. Dylan Thomas, sa modeste cabane. Tous cherchant un vide pour s'imprégner de mots. Les mots qui pénétreront un territoire vierge, inventeront des combinaisons inédites, exprimeront l'infini. Les mots qui ont formé Lolita, l'Amant, Notre-Dame-des-Fleurs.
Des tas de carnets témoignent d'années d'efforts avortés, d'euphorie découragée, de planchers arpentés sans répit. Il nous faut écrire, nous engager dans une myriade de combats, comme pour dompter un poulain têtu. Il nous faut écrire, non sans un effort soutenu et une bonne dose de sacrifice, pour capter l'avenir, revisiter l'enfance et serrer la bride aux folies et aux horreurs de l'imagination pour une communauté vibrante de lecteurs. [p. 126]


Pourquoi est-ce que j'écris ? Mon doigt, tel un stylet, trace la question dans le vide. Une énigme familière posée depuis la jeunesse, se retirer du jeu, des camarades et de la vallée de l'amour, ceinte de mots, un battement extérieur.
Pourquoi écrivons-nous ? Irruption du chœur.
Parce que nous ne pouvons pas simplement vivre. [p.133]
 
La seconde auteure, Déborah Levy, se retrouve à Majorque, lors d'un printemps glacial où la neige se met à tomber et voit s'ouvrir devant elle des pages de son passé, de son enfance, de son adolescence. Des choses qu'elle ne voulait pas savoir. Elle s'est envolée vers cette île connue parce qu'elle est en train de vivre une période "terriblement compliquée" et qu'elle fond en larmes à chaque fois qu'elle remonte les escalators des gares londoniennes. 
 
J'avais dit à l'épicier chinois que pour devenir écrivaine j'avais dû apprendre à interrompre, à parler haut, à parler fort, puis bien plus fort, et à revenir simplement à ma propre voix qui ne porte que très peu. Notre conversation m'avait conduite dans des lieux que je ne voulais pas revoir. Je ne m'attendais pas à retourner en Afrique alors que je me protégeais d'une tempête de neige à Majorque. Pourtant, ainsi qu'il l'avait fait remarquer, l'Afrique était déjà revenue quand je sanglotais sur les escalators à Londres. Si je croyais que je ne pensais pas au passé, le passé, lui, pensait à moi.[p.135]
 
Lui revient en mémoire un jour de neige exceptionnel à Johannesburg, un bonhomme réalisé avec son père, membre de l'ANC, et l'incarcération de celui-ci survenue précisément le lendemain. Comme des bulles, ensuite, les souvenirs des quatre années passées à attendre son retour dans un univers peu réconfortant. Elle renoue avec l'enfant précoce qu'elle avait été et qui, bien avant d'arriver en Angleterre et de se mettre à écrire dans des gargotes sur des serviettes en papier, s'exprimait déjà en traçant des mots :

J'ai trouvé un stylo et j'ai essayé de mettre des mots sur mes pensées. En gros, ce qui a jailli sur la page en sortant du stylo rassemblait tout ce que je ne voulais pas savoir.
Papa a disparu.
Thandiwe a pleuré dans le bain.
Piet a un trou dans la tête.
Un chien a arraché les doigts de Joseph.
M. Sinclair m'a frappée sur les jambes.
Les melons ont poussé pendant mon absence. 
Maria et maman sont loin. 
Soeur Joan ne croit peut-être pas en Dieu.
Billy Boy est en cage. [p.83]
 
Pourquoi lit-on ? Pourquoi écrit-on ? (deux activités tellement imbriquées qu'on ne saurait imaginer de répondre à une des questions sans traiter l'autre). Sans doute par besoin d'altérité et de proximité (deux besoins qui apparemment sont diamétralement opposés). Parce qu'on a besoin de retrouver une part de soi dans les lignes écrites par quelqu'un d'autre. Parce que, par effet miroir, on a besoin de croire que quelqu'un trouvera dans nos phrases motif à se comprendre, à se sentir moins seul dans les mots que l'on a tracés Mais aussi peut-être pour aller chercher dans les mots éloignés, décrivant des réalités qui nous sont étrangères, de quoi nous relier à toute l'humanité.
 
 
Déborah Levy, Ce que je ne veux pas savoir,  éditions du Sous-sol, 2021
Patti Smith, Dévotion,  éd. Folio / Gallimard, 2017

vendredi 26 mars 2021

Vivre : here comes the sun

 

Ces derniers matins, à cinq heures cinquante-sept très exactement, un concert volant nous tire du sommeil. En face, un hameau à flanc de Jura est déjà la cible d'un faisceau mordoré. Des rayons tendres ramènent vers nos rives les pêcheurs éreintés. Un voilier, puis deux s'élancent sur l'eau céleste avec des grâces de tourterelles. 
C'est l'heure douce et cruelle où certains s'en vont dare dare travailler, où les enfants tirés du sommeil s'accrochent à leurs oreillers. Nous croisons une camionnette italienne venue livrer du vin (mais qui donc s'intéresse à ce point au Barolo parmi nos voisins ?) Nous nous dirigeons vers le plateau à travers la forêt et ses scintillances, nous grimpons, nous traçons (à vrai dire, nous ramons). Notre souffle bruyant se répand sur les branchages en bourgeons. Nos pattes grattent à la recherche de senteurs faisandées, nos bottes glissent sur les racines dénudées. Le chien poursuit un écureuil impudent qui se rit de notre gravité. 
Là-haut, le soleil nous guette comme des hôtes de qualité. Il nous accueille avec mille civilités, nous suit, nous dirige, nous oriente. Il nous tient compagnie comme on tient la main d'un ami. Prévenant, il nous raccompagnera jusqu'en bas. L'astre, pour nous amuser, fait des siennes pendant toute la journée. Il joue au funambule entre deux nuages isolés, en arrive à perdre la boule entre deux ondées. Plus tard, dans l'après-midi, il nous présentera un énorme poisson, un dirigeable saumon qui zigzague loin de son aquarium et décrit des arabesques au-dessus des maisons.  
Quand le soir arrive, le soleil s'attarde. Il n'a aucune envie de nous quitter, aimerait bien se voir admiré, retenu, prié. Puis résigné, il agite longuement ses ailes, disperse mille baisers avant de prendre congé.




jeudi 25 mars 2021

Vivre : tamiser

 
Bouddha Shakyamuni / Thailande / exposé au Musée des Cultures / Bâle 
 
 
Comprendre sans être touchée.
Constater sans être affectée.
Décider sans réagir. Choisir
 entre laisser faire et intervenir.
 


mercredi 24 mars 2021

Vivre : tous égos

 
 Femme au miroir / Pablo Picasso / musée Granet / annexe Granet XXe / Aix-en-Pce
 
Considérer... cette période où il s'agit non seulement de faire face à nos frustrations, mais aussi d'être confrontés à celles vécues par les autres... l'importance vitale de distinguer les premières des secondes... la nécessité de prendre du recul par rapport aux nôtres, et surtout, impérativement, par rapport à celles des autres.


mardi 23 mars 2021

Vivre : A.M.

 
 Orazione nell'orto (dett.) / Il Perugino / Gallerie degli Uffizi / Firenze
 
Je n'ai pas fréquenté suffisamment A.M. pour pouvoir dire qu'elle était une amie. Et pendant de longues années je n'ai jamais pensé à elle - ou bien seulement en passant, quand nous étions en Provence et que nous nous approchions de Vaison-la-Romaine. Alors, immanquablement, nous nous disions : tu te rappelles de ces trois jours ? Car A.M.et son mari possédaient une maison dans la région et ils nous avaient invités à y passer un congé de Pentecôte avec notre fils alors qu'il n'était qu'un bébé. De ce séjour printanier, il ne me reste que quelques bribes : la longue enfilade de pièces dans la maison en forme de L, le jardin qui embaumait, l'agneau à l'ail présenté dans une grande cocotte Le Creuset, les fromages de chèvre que A.M. nous proposait en dessert, la visite à un petit producteur de Rasteau qui vendait tout au fond d'un chemin de terre que nous n'avons jamais su retrouver un nectar à seize francs la bouteille que nous n'avons jamais su oublier. Je me souviens : il faisait beau et nous étions, R. et moi, passablement stressés, car dès le retour nous allions chacun devoir entamer une exigeante expérience salariée et notre fils devrait s'habituer à passer des journées loin de notre présence.

J'avais rencontré A.M. sur les bancs de l'université où nous assistions à un cours sur la Renaissance italienne. A.M. était minuscule, elle avait les cheveux courts et le verbe précis. Elle était très cultivée. Elle m'avait parlé d'un récent voyage entrepris au Cappadoce en compagnie de sa fille, avec laquelle elle semblait  entretenir des rapports plutôt conflictuels et qui se prénommait Raphaëlle. Elle était bien plus âgée que moi. Nous avions pris le café chez elle une ou deux fois, dans l'appartement lumineux qu'elle occupait dans les beaux quartiers de Genève. Elle devait se trouver un peu désœuvrée entre son mari très occupé et ses deux grands enfants.

Après notre retour en Suisse, ce semestre-là, très occupée par mon travail et par diverses obligations familiales, je n'étais plus retournée suivre les cours et je n'avais plus eu de contacts avec A.M. Mais, au bout de plusieurs mois de silence, j'avais reçu  une lettre de sa part m'annonçant la mort de son fils. Je me souviens : elle avait écrit qu'il avait succombé à de l'immunodéficience acquise. J'avais mis du temps à comprendre qu'il s'agissait du sida, une maladie qui paraissait alors encore très abstraite. Je lui avais écrit une carte, bien sûr, dans laquelle j'avais mis tout mon élan, mais, je le crains aussi, toute mon inexpérience. Elle ne m'avait jamais répondu. Je crois que j'avais dû écrire des banalités qu'elle ne pouvait pas tolérer face à l'intolérable. Avais-je osé écrire que je partageais ? que je comprenais ? que que j'étais de tout cœur ? Avais-je utilisé quelque formule toute faite ? Je pense qu'à présent j'écrirais ce genre de missive en y allant sur la pointe des doigts, avec la plus grande prudence et, sans doute, un minimum de mots...

Qu'est-ce qui m'a fait penser à A.M. tout récemment ? Peut-être cet extrait de Delphine Horvilleur, lu cette semaine :
Je dis toujours aux endeuillés, quel que soit l'être cher qu'ils perdent, qu'ils vont devoir, en plus de leur douleur, se préparer à vivre un étrange phénomène : la vacuité des mots et la maladresse de ceux qui les prononcent. Ceux qui vous rendent visite dans le deuil, ou tentent de vous y accompagner, vous disent souvent des bêtises et parfois même des horreurs, en pensant vous apaiser ou vous soulager. Des "les meilleurs partent les premiers" ou des "au moins, il ne souffrira plus", des "vous serez à la hauteur de cette épreuve qui vous est envoyée", en passant par d'autres tentatives de greffer du sens à l'insensé. Les endeuillés doivent s'y préparer. [Vivre avec nos morts. Petit traité de consolation, Grasset, 2021]
Je sais que je n'ai pas écrit de telles choses, parce que je ne les pense pas et que je ne les ai jamais pensées. Mais je crains, malgré toutes mes bonnes intentions, d'avoir été trop jeune, trop démunie, pour trouver les mots face au désastre qu'A.M. avait dû affronter. Du reste, avait-elle pu surmonter ce deuil immense, ce tsunami, cette atrocité ? Delphine Horvilleur souligne que la langue française manque de mots pour dire ce que c'est que perdre un enfant : en français, on peut être veuf, on peut être orphelin, mais l'état où l'on se trouve quand on perd sa progéniture ne sait être nommé. Il m'est arrivé d'imaginer à plusieurs reprises qu'A.M. n'avait pas survécu à cette épreuve. Qu'elle avait été incapable d'écrire, de penser, de respirer par la suite. Je l'avais imaginée se retirer loin, très loin, dans un lieu où les gens et les mots ne pouvaient plus l'atteindre.
 
En ce mois de mars, une année de deuil est en train de s'achever pour moi. Un deuil bien différent de celui qu'a vécu A.M. Cependant, j'ai éprouvé dans ma chair ce que dit la femme rabbin, les bêtises, voire les horreurs, débitées avec les meilleures intentions du monde. Ayant interrogé longuement le murmure du vent et les mouvements des nuages, j'ai senti au fond de moi que les mots sont impuissants, ou du moins ont une puissance toute relative. Ils font surtout, je crois, du bien et soulagent ceux qui les prononcent. Et j'ai fini par éprouver qu'un seul geste, esquissé en silence, ou une seule fleur, remise avec sobriété, sont plus aptes que des phrases à assurer le lien. 
 
 

lundi 22 mars 2021

Vivre : l'équilibre

 
 Paysanne portant des fruits (détail) / Nicolas Tournier / coll. Bemberg / Toulouse

Ne donne que ce que tu as besoin de donner.
N'accepte que ce que tu as envie de prendre. 
 
 

dimanche 21 mars 2021

Vivre : rembrunissements

 

Parfois, se souvenir.


Tous ces gens - pas trop de gens, mais quand même -


rencontrés, qu'on n'a pas su estimer...
qu'on n'a pas su voir, accueillir, retenir.

samedi 20 mars 2021

Vivre : tout finit par arriver

 

 
 La récolte (détail) /Robert Zünd / 1859 / Kunstmuseum Basel
 
Rentrer chez soi les bras chargés, le dos malmené. Sept heures viennent de sonner. Retrouver les merles en train de batifoler sous le prunier, une nuit facétieuse se refusant à tomber, le Jura empourpré, des fleurs assoiffées, le cardigan bordeaux découragé, le chien affamé surexcité. Mais, bien emballé, bien arrivé le livre bleu tant espéré attend sur le buffet. La soirée, la lecture, le printemps peuvent enfin commencer. L'ordre finit par s'installer. Tout se pose, se repose, se recompose. La maison se met à danser.

 

 

vendredi 19 mars 2021

Vivre : à bras ouverts

 
Madonna della Misericordia / Hans Clemer / Casa Cavassa /Saluzzo
 
 
Ouvrir.  Laisser le vent courir, laisser passer les souvenirs, laisser les tulipes se lisser, laisser les choses se mouvoir, l'argent aller et venir, de quoi donc avoir peur?

Ouvrir. Accepter l'entêtement des nuages et les serrures qui ne veulent pas de nos clefs (quoi qu'il en soit ce qui doit s'ouvrir s'ouvrira avec ou sans ces clefs-là)

Ouvrir. Écouter la danseuse rieuse parler, écouter l'âne s'égosiller, le chien repu respirer (y a -t-il chose plus rassurante que le souffle d'un animal en train de rêver?)

Ouvrir.  Dehors, les pies impatientes appellent, rappellent, qu'il est l'heure, oui, déjà, ouvrons donc, ouvrons grand les fenêtres, et lançons au loin leur repas
 

jeudi 18 mars 2021

Vivre : des autos et des toutous

 
Portrait de Diane, levrette de Bergeret de Grandcourt / François André Vincent / MBAA / Besançon
 
A la station, l'homme, ayant baissé sa vitre, m'a apostrophée depuis son immense SUV rutilant :
- Pouvez pas vous avancer d'un mètre que je prenne mon essence ?
Étonnant comme certaines personnes semblent s'identifier à ce qu'elles possèdent (ou paraissent posséder, car une voiture neuve a de fortes probabilités d'appartenir davantage à un établissement de leasing qu'à son conducteur). Le fait est que de plus en plus de gens se retrouvent à conduire seuls, en ville, ces grands rafiots surélevés, prétendument propres puisqu'étiquetés "hybrides" et occupant de plus en plus de place. "Je conduis (un truc énorme et cher) donc je suis" : voilà apparemment la devise du moment.
- Mais bien sûr, si c'est demandé poliment. 
"Bonjour" et "s'il vous plait" n'étant pas arrivés, j'ai continué de faire mon plein tandis que le monsieur changeait rageusement de colonne.

- Le vôtre, c'est quelle race ? demandent régulièrement certains propriétaires de chiens avec pédigrée, cachant mal leur fierté de promener à la laisse un braque de Hongrie ou un lévrier afghan Quelle que soit leur mise, leur vocabulaire, leur langage, ils semblent avoir de la peine à empêcher leur menton de se hausser de quelques millimètres tandis qu'ils dégainent la marque de leur cabot.
- Un braque des Abruzzes, affirmons-nous en chœur quand la personne en face se révèle décidément trop snob. Elle en reste tout abasourdie, n'osant trop avouer que, de cette race, elle n'a jamais entendu parler.
- Un sympathique mélange, recueilli sur les routes en Italie du Sud, répondons-nous en entamant la conversation avec quelqu'un d'ouvert pour qui un chien est avant tout un compagnon de vie et d'aventure.

L'autre jour, un homme qui nous faisait de grands signes pour nous demander de tenir P. éloigné de son clébard, nous a expliqué :
- Vous comprenez, il est bagarreur, c'est une occasion : je l'ai pris quand il avait six ans. ça fait seulement deux ans que je l'ai.
Son toutou avait tous les atouts pour s'entendre à merveille avec P. Ils auraient pu passer un bon moment ensemble à folâtrer sur la plage. Malheureusement, l'occasion a été perdue.

Voiture. Chien. Quartier. Certains ont besoin de diverses marques distinctives pour se sentir être quelqu'un. Ils cherchent résolument à l'extérieur les signes intérieurs qu'ils ne sont peut-être pas assurés d'avoir acquis pour de vrai.

mercredi 17 mars 2021

Vivre : se faire son cinéma

 
Isabelle Huppert / L'Avenir / Mia Hansen-Love
 
Il y a des films, on les voit. On les revoit. Et à chaque fois qu'on les revoit, non seulement on découvre quelque chose de nouveau, quelque chose d'inédit, quelque chose qui nous avait échappé les autres fois, une subtilité, une moue, une répartie, un titre glissé dans un sac, une façon de porter négligemment un chandail, le regard intrigué d'une passagère dans l'autobus, mais aussi à chaque fois, tout le long de l'histoire, tandis qu'on regarde, on se découvre en train d'anticiper, on attend le moment où, les mots prononcés, l'émotion partagée, et tout en regardant on se réjouit déjà de la prochaine fois, et de ce qu'on y découvrira, encore et encore. Il y a des films comme ça. On ne s'en lasse pas.

mardi 16 mars 2021

Vivre : points de vue et images du monde

 
 Ange de l'Annonciation / Jacopo della Quercia / Pinacoteca / Siena
 
On se nourrit de relations. Des relations avec des gens qui nous rassurent ou nous stimulent. Mais aussi des relations avec des mots, des phrases, des bribes qu'on a entendus, qu'on s'est refusé à oublier, qu'on garde soigneusement au fond de soi. Il y a aussi les chansons, qui nous ont accompagnés, qui nous ont bercés, dont toutes les strophes contiennent un condensé de nos destinées. Et puis, il y a les images, des captures de vie qu'on a gardées imprégnées dans la rétine et qui nous guident parce qu'elles nous ont indiqué comment être au monde dans toute son intensité. 
Une femme attablée devant une gare, où elle vient de débarquer - ou qu'elle va bientôt quitter, qui sait ? - une voyageuse penchée sur son calepin, qui semble disposer de tout son temps et qui n'interrompt son écriture que pour siroter à petits coups tranquilles son café ou suivre rêveusement du regard les passants.
Depuis le train, la silhouette d'un promeneur promené par son chien et qui avance à travers la campagne, indifférent aux intempéries et aux impératifs impérativement urgents qui semblent faire tourner le monde au même moment.
Une sortie d'école maternelle à Amsterdam, les vélos, les remorques, les babillages, les cris, les pères attentionnés, les fratries se réjouissant de se voir réunies.
Dans un hall d'aéroport, allongé à même le sol tout contre son sac crasseux, un adolescent angélique, pris par sa lecture, envoûté, indifférent aux vacarmes, aux annonces et aux last calls.
Et puis, hier, face au lac, adossé à un arbre, bien encapuchonné, étrangement calme face aux signaux d'alarme et aux rafales, un personnage - une femme, peut-être, jeune, apparemment - assise en tailleur, qui regarde la tempête passer, intéressée, pas du tout impressionnée, bien alignée, patiente, attentive, avec, émanant de sa posture, l'assurance absolue d'être au bon endroit au bon moment et de n'avoir d'autre désir que d'être là, à écouter les vagues se briser, à contempler les mouettes s'élancer, à laisser la vie la traverser.

lundi 15 mars 2021

Vivre : l'oiseau, les vents

 


Convaincre le chien n'avait pas été une mince affaire. Car ce n'était pas "le" vent, là-haut sur le plateau, ce n'était pas "un" vent qui menaçait les bosquets, inspectait les surfaces, fouillait les interstices, non, on aurait dit que tous les vents s'étaient rassemblés, une internationale des vents, en train de s'affronter, de se défier, de s'agiter, bouillonnants, teigneux, insolents, se disputant le soleil qui ne savait à quelle bise se vouer. Les gigantesques épicéas, quant à eux, penchaient et se dandinaient, ne sachant sur quel pied danser. 
Seul un busard, impassible, tournoyait, magistral, impérial, décrivait des volutes, dessinait des cercles, improvisait dans un alphabet que lui seul connaissait, esquissait des idéogrammes qu'aucun linguiste ne comprendrait jamais et virevoussait en toute liberté au-dessus de la mêlée.

dimanche 14 mars 2021

Vivre : leçons de vie

 
Courtisan au chapeau de fourrure rouge / Andrea del Brescianino / coll. Bemberg / Toulouse
 

Pourquoi il ne faut pas chercher à avoir absolument raison ? Parce que quand la vie vient démontrer par A plus B qu'on avait raison et qu'on voit les personnes se débattre avec leurs erreurs, on en est tout attristé et on se retrouve alors bien impuissant à les aider, ne pouvant que maladroitement tenter de les extraire des problèmes où elles se sont enferrées. 
 

samedi 13 mars 2021

vendredi 12 mars 2021

Regarder / Vivre : l'attrait du vide

 
La chaise à la fenêtre / Henri Fantin-Latour / 1861/ collection Bemberg / Toulouse
 
Fenêtre sur l'Escaut / Georges Braque / 1906 / collection Bemberg / Toulouse

Intérieur / Pierre Bonnard / 1905 / collection Bemberg / Toulouse
 
Parmi toutes les toiles et les images que j'observe dans les musées ou les galeries, mon attention est souvent attirée par celles où, en apparence, il n'y a rien. Rien de particulier, aucun personnage en train de prendre la pose, aucune anecdote, aucune action en train de se dérouler. Le vide. L'entre-deux. Un couloir que quelqu'un vient peut-être de traverser, mais qui se trouve momentanément désert. Une fenêtre ouverte sur une campagne fleurie, une échappée sur un fleuve, mais sans rien de mirobolant qui soit en train de se déployer. Une femme de trois-quart dos tranquillement assise dans un intérieur banal, semblant attendre on ne sait quoi, et nullement pressée de bouger. 
Ce sont des tableaux habituellement considérés d'importance secondaire, sur lesquels les visiteurs ont tendance à jeter un regard distrait. Cependant, ces représentations exercent immanquablement sur moi une grande fascination, parce qu'elles accordent au silence et au vide tout leur pouvoir d'évocation. Elles ne véhiculent aucune réponse du dehors, aucune séduction, aucune solution et s'adressent directement à la vie intérieure du spectateur.
Là où certains trouveraient peut-être matière à s'ennuyer, je reste subjuguée. Oui, dans un monde sursaturé d'images, de sollicitations, de sons, je leur trouve l'immense avantage de faire appel à tout un monde de possibles.
L'ennui, ce n'est pas le vide apparent. L'ennui, c'est sans doute quand toutes les réponses sont données, toutes les cases comblées, et quand l'imagination s'étiole parce qu'elle ne trouve pas matière à être stimulée.
Le plus fascinant de la vie, ce sont peut-être les intervalles, l'ensemble de ces moments où quelque chose est sur le point de se passer, mais ne se passe pas encore, et où il vaut la peine d'attendre et de laisser libre cours à ce qui doit se faire. L'espace-temps - l'espace tout court - entre un événement et un autre, entre un inspir et un expir, et où la vie, en apparence immobile, ne cesse de palpiter.



jeudi 11 mars 2021

Vivre : oser avancer

  

Statue (évêque?) / abside de l'église Santa Maria e Donato / Murano / Venise
 
 
Les angoisses : les féroces gardiens des territoires qu'on n'a pas pu conquérir,
qu'il s'agit d'amadouer, éviter d'ulcérer, et surtout ne jamais craindre d'entendre aboyer. 
Dans leur hurlement - même violent - lire l'appel d'une terre à défricher.


mercredi 10 mars 2021

Voyager : la virtualité

 

Il me faut au moins une fois par jour passer par ICI ou par ICI et regarder, obnubilée, les gens venir et les gens aller. Je leur construis alors des vies, des obligations, des rendez-vous galants ou pas, des histoires plus ou moins alambiquées, je leur invente des cœurs qui battent et des yeux éplorés, je les vois courir pour attraper leur vaporetto et héler sur l'autre rive un ami, ou alors je les imagine rentrer chez eux à pas pressés, harassés par une longue journée, désireux de se cuire des pâtes al dente avant de s'écrouler devant leur télé, tandis que dehors vocifèrent des goélands, et parfois je me dis que, peut-être, sans le savoir, dans un avenir plus ou moins lointain et dans le plus total anonymat, je serai amenée à les croiser, tandis qu'ils continueront de mener leur vie et que moi, je serai en train de la capter  ...
 

 

 

mardi 9 mars 2021

Regarder : la spontanéité de Berthe

 

L'autre jour, j'ai passé un moment extraordinaire à contempler plusieurs chefs-d’œuvre de la collection Bemberg, hébergés à Toulouse en temps ordinaire et prêtés actuellement à la Fondation L'Hermitage, sur les hauteurs de Lausanne. C'était ma première exposition depuis de très longs mois et peut-être que, comme pour les premières fraises de l'année, ou la première glace pistache/chocolat noir, elle revêtait pour moi un attrait tout particulier.
J'aurais pu rester des heures à m'extasier devant des toiles de grands maîtres, des portraits, des paysages. Je ne savais où donner des yeux (mais je disposais d'un temps limité : dans le parc où voltigeaient déjà les abeilles, R. promenait le chien  et je devais assurer la relève). 
 
 
 
Un petit tableau de Berthe Morisot, intitulé Villa Arnulphi, a particulièrement retenu mon attention et m'a fascinée par sa modernité. Incroyable ! Stupéfiant ! Ces traits lancés comme des guirlandes ! Cette liberté d'expression ! L'artiste l'a peint alors qu'elle était âgée de 40 ans : on y trouve l'enthousiasme d'une gamine! Je l'ai inspecté sous toutes les coutures.
 

 
 
Ce qu'on entrevoit parfois dans des toiles rarement présentées, ou au travers de détails, c'est l'élan vital de l'artiste, sa force créatrice quand il se laisse aller à suivre sa musique sans entraves.


Cette petite toile peu connue, je l'aurais bien embarquée. J'aurais aimé avoir tous les jours sous les yeux cette vitalité libre et joyeuse, cette expressivité enjouée qui se fichait des codes et des convenances. Et dire que Berthe Morisot a été régulièrement présentée comme "Madame Eugène Manet"! Ne pouvant (trop) lui rogner ses ailes d'artiste, l'usage voulait qu'on escamote son prénom et son nom et, bien qu'on les lui ait restitués sur sa pierre tombale, elle n'y est pas présentée comme peintre, mais comme la "veuve d'Eugène Manet". Étonnante épitaphe, tout de même! Être définie par son veuvage, quand on a vécu et créé avec tant d'intensité !

Tombe de B. M. / cimetière de Passy / Paris / image Wikipédia






lundi 8 mars 2021

Vivre : voir arriver la pluie

 


Comme des sanglots longs, ces tourmentes soudaines qui s'emparent du ciel, 
et l'émeuvent, et l'agitent, et nous tourneboulent le cœur dans un même élan.


dimanche 7 mars 2021

Vivre : après le contrôle

 

 
Le bonheur peut venir vous surprendre parfois, sur une banquette, comme un état amoureux qui se serait tenu aux aguets, sur le quai. Le bonheur, c'est tomber en amour devant la vie, ça vous secoue, ça vous saisit. Une bonne nouvelle, une éclaircie. On se retrouve sur des rails, on rentre à la maison. Depuis le wagon, on voit défiler un paysage translucide, lacté, tout en transparence. Dans le train, une mère et ses filles partagent des frites et des mots tendres. En face, défilent les rives, un trait d'aquarelle, une esquisse pastel, séparent les eaux pâles et le ciel, évoquent les villes et les villages, et les Alpes paraissent se fondre dans l'opalescence du paysage. On cherche du regard où se trouve la maison, mais, tour d'ivoire, elle se fond elle aussi dans ce tableau de silence. On voudrait saisir l'instant, on voudrait pouvoir le fixer en cliché, mais l'instant, animal fuyant, ne se laisse pas amadouer, ne reste plus qu'à l'admirer, bouche bée.
Le bonheur vous surprend parfois comme un état amoureux. D'une gare à une autre, il peut vous inonder, avant de vous débarquer, à l'arrivée, devant vingt visages masqués.

samedi 6 mars 2021

Vivre : l'importance du tempo

 
Buste d'homme / Martin claude Monot / dépôt du Louvre / MBAA / Besançon
 
Il me raconte qu'il se prépare à plaider. Il a blindé son dossier. Or, le dernier jour, il ne le consacre pas à réfléchir, à peaufiner ses phrases, à réarranger ses arguments. Non, le dernier jour est dédié à la lenteur de sa diction. Parler posément est une manière de se donner le temps (ne pas se laisser surprendre par un nouvel élément, être à même de réfléchir, se permettre d'improviser) et aussi d'aligner contenant et contenu en un tout cohérent. Argumenter lentement devient une manière forte et tranquille de progresser, de convaincre et, peut-être, de gagner.


vendredi 5 mars 2021

Vivre : l'adieu aux armes

 
 Statue égyptienne / KHM / Vienne
 
On reçoit parfois de drôles de messages, pas drôles, pas même étonnants, qui ne font que vous conforter dans d'anciennes décisions. 
 
On n'avait plus vraiment de ses nouvelles depuis deux ans, exactement depuis qu'elle avait succédé à la personne qui nous avait succédé. Ce poste, on s'en doutait depuis un moment quand on y a renoncé, est un véritable fusible qui ne cesse de sauter. On a tenu six ans. On se demande comment. On s'en est tiré, oui, on s'en est tiré, on y a laissé des plumes mais on se sent soulagé de pouvoir dire qu'on s'en est tiré. Aujourd'hui, son message est long, bien plus long que d'habitude. Elle écrit : 
 
"Hello, vous deux, maintenant que c'est officiel et avant que vous l'appreniez par d'autres voies, voici un information dont je désire vous faire part :
Après 27 ans d'activités au sein de l'entreprise, je souhaite maintenant prendre une nouvelle direction hors de cette organisation, dans un parcours plus cohérent et holistique, autour de l'accompagnement de l'humain.
La raison de ma démission réside dans mon challenge, mon désir de m'éclater, d'être performante, mais sans m'oublier, en me centrant sur le présent, sur le maintenant. Je suis plus que jamais motivée et guidée par la curiosité, l'envie de créer, la liberté de saisir des opportunités qui ont du sens pour moi.
Mes projets ne sont malheureusement pas compatibles avec ma charge actuelle, ni avec la lassitude que la lourdeur de la structure a engendrée ni avec la manière qu'a l'entreprise de fonctionner, raison pour laquelle je lui ferai mes adieux le 31 juillet.
Voilà ce qu'il en est et, pour tout vous dire, mon annonce a généré un choc dans tous les étages de la maison... "
 
Elle est forte. Elle dispose de qualités certaines. Elle semblait souple et amplement qualifiée. Mais apparemment ce n'est pas suffisant. Il est des lieux qui broient, qui étouffent le talent, la créativité, l'envie de donner et de faire évoluer. Gros rafiot broyeur d'énergies et de volontés, l'entreprise a donc fini par avoir la peau de ses défis. Elle part avant qu'il ne soit trop tard, oui, avant qu'elle voie se laminer son désir d'apporter au monde son enthousiasme et de son rayonnement. Elle part tant qu'elle se sent des ailes pour voler.
 
Elle a trouvé autre chose, ailleurs, très loin, dans un autre domaine. Que les vents te soient favorables, L., et que la traversée te soit belle !
 

jeudi 4 mars 2021

Vivre : droit devant

 
Compianto sulla morte di Adone (dett.) / Tintoretto / Musei civici / Padova

S'il est bon de pouvoir se souvenir, qu'il est sain de savoir ne pas se retourner!


mercredi 3 mars 2021

Vivre : première dose

 

Le soleil se lève. Nous mettons nos pas dans le pas des chevaux. Dans les branchages se donne un concert des Nations. Dans les ramages, quelque chose de vif et de truculent. Un nouveau jour se fait jour. Un nouvel ordre impose sa loi. Le cheval roux s'ébroue et hennit sitôt qu'il nous aperçoit. Le chien s’affole, cabriole et s'en donne à cœur joie.

A l'horizon, les champs prennent des langueurs de convalescents. Les Alpes ne sont plus qu'un souvenir lointain. Par-delà les sinuosités, la vie des villages, leur bruissement, leur affairement. Les arbres craquent et chancellent au moindre coup de vent. C'est l'heure douce et grave où tout s'apprête à reprendre. 
 
 
Dans un sapin, pourtant, quelqu'un rit et s'enfuit : un écureuil, saltimbanque effronté, se moque et s'en balance, de notre belle gravité. Il nous nargue, nous invite à le suivre dans ses voltiges de haute volée. Nous l'imitons - du moins en pensée - nous approuvons, nous nous apprêtons nous aussi à vivre une stimulante journée.
 



mardi 2 mars 2021

Vivre : la meilleure option

 
 Tête égyptienne / Kunsthistorischesmuseum / Wien
 
 
La femme à la caisse semblait irritable. Dans tous les cas, stressée. Elle s'exprimait en phrases courtes, hachées, sèches. Elle demandait, mais on aurait dit qu'elle exigeait.
La caissière, elle, n'adoptait pas l'attitude complémentaire. Répondre sèchement ne lui traversait certainement pas l'esprit. Elle gardait son sourire, son calme, son ton apaisé.
Regardant la femme s'éloigner, elle l'a poliment saluée. Illustration simple qu'il faut être deux pour générer une altercation, ou pour alimenter une dissension.  
 
 

lundi 1 mars 2021

Vivre : changement de cap

 
La muse Histoire / J.B. Corot / MET / New-York
 
Elle a longtemps lutté, a voulu sauver, s'est efforcée de communiquer, de négocier. Elle a aussi tenté de partir, est partie, et puis finalement est quand même revenue. Maintenant, elle a décidé de suivre une autre route. Elle commence une autre vie. Elle s'est mise à tailler, à défricher et à labourer. Toute fière,  elle envoie une photographie de son nouveau jardin, comme on envoie le faire-part d'un nouveau-né.