Portrait de famille noble (détail) /Cesare Vecellio /Musée Correr / Venise
L'exubérante terrasse s'ouvrait sur la vallée du Rhône rosie par un soleil doux, quasi printanier. Il y avait des couples, plusieurs couples aux interactions variées : ceux qui cherchaient des recoins abrités, jasmin, vigne, buissons pour abriter leurs confidences, ceux qui s'asseyaient n'importe où et réservaient leurs épanchements à leurs smartphones, ceux qui réussissaient l'exploit de passer la soirée ensemble, sans se parler et sans bouder (qui apparemment étaient à court de mots, mais en toute civilité). Il y avait aussi un couple de personnes âgées, tout à leur bonheur de profiter de leur
merveilleuse sortie. Ils se souriaient, puis souriaient à l'ensemble des
convives, et leur sourire était comme un deuxième crépuscule irradiant sur cette soirée.
Il y avait des familles, avec bébés et chaises hautes, ou avec enfants sages, gastronomes en herbe ou jeunes personnes très bien éduquées (ou peut-être les deux, qui sait ?). Et puis aussi des chiens, pas mal de chiens, que le responsable s'est arrangé pour placer à des tables suffisamment espacées.
Enfin, sont arrivés par petits groupes les occupants de la longue table
installée en milieu de terrasse, rassemblés apparemment pour fêter la doyenne, une grand-mère bien mise qui devait être pour
le moins octogénaire. Deux dames d'un certain âge, ses filles selon toute vraisemblance, se sont placées chacune à
ses côtés. A chaque bout de table, les filles avaient installé leur
progéniture respective : des trentenaires bien sapés, certains accompagnés
de leur pièce rapportée.
Très vite, il y a eu comme un déséquilibre : tandis qu'à l'est les commensaux avaient entamé une discussion
certes un peu poussive, mais poliment relancée, côté ouest, auprès de la
fille aînée, celle qui portait les sacs avec les cadeaux pour la mémé,
l'atmosphère était pour le moins frigorifiée. Trois filles et un garçon
qui se ressemblaient comme quatre gouttes d'eau, bruns et secs, paraissaient comme figés et d'emblée excédés. Avant même de s'asseoir, la question des places revenant à chacun avait généré des incidents fâcheux et, par effet rebond, une guerre froide entre les différents protagonistes.
La table était devenue la scène d'une désolante représentation, qu'ils semblaient avoir bien rodée : il est rare de voir trois sœurs se chamailler à l'instant même où elles s'installent pour un repas de famille, l'une se mettant à pleurer, une
autre toute occupée à bouder, la troisième lançant des SOS à son conjoint qui lui faisait face et le frère, arrivé en dernier, imposant sa présence en
bout de table, déplaçant une de ses sœurs qui s'y était installée. Ambiance.
Alors que les regards, au levant, se rencontraient régulièrement (on n'allait
pas se le cacher : un repas avec mémé n'était pas forcément une partie de plaisir,
mais chacun semblait résolu à le faire en individu civilisé), au couchant, les yeux regardaient dans tous les sens, les mots semblaient
comptés, l'attention rivée vers toutes sortes de points extérieurs à la tablée. De temps à autres, certains émettaient des mimiques glacées en guise de sourire. "On ne peut pas ne pas communiquer" affirmait Watzlawick. Ce soir-là tous les participants, versant occidental de la table, semblaient vouloir illustrer cette règle fondamentale de la Théorie de la Communication.
"J'en ai marre". "Je ne vous aime pas". "Je voudrais être ailleurs". "Personne ne me comprend". "C'est moi qui commande, c'est moi qui sait." Chaque personnage semblait assumer un rôle particulier.
Il
y a des moments dans la vie où l'on se réjouit d'avoir une famille restreinte. Ce qui émanait de ces jeux malheureux, c'était la tension et la douleur des différents membres obligés de se fréquenter. A
les regarder, on était saisi d'une infinie tristesse : les considérant, on pouvait les imaginer
s'écharper, pour des questions de pouvoir, des questions d'héritage, de partage de biens, ou alors des questions
héritées de génération en génération, dont on peinait à repérer l'origine et le sens. On avait de la peine pour eux et pour
ces obligations que la vie familiale (ou sociale) nous impose, quand on ne sait ni
vraiment participer ni carrément refuser.