mardi 30 novembre 2021

Vivre : réseautages

 
Couronnement de la Vierge (détail anges)  /Paolo Veneziano  / Gallerie de l'Accademia / Venezia
 
Il y a quelques années, une amie s'interrogeait avec perplexité en lisant dans un journal la rubrique des rencontres : "Mais pourquoi donc tous ces gens si bien de leur personne, intelligents, parfaits ont-ils besoin d'établir des relations par de tels biais ?" Poserait-elle la même question aujourd'hui à propos de ces réseaux qu'on dit sociaux ? Sur la toile, tout le monde il sourit, tout le monde il est gentil, tout le monde il est un super ami. Dès lors, que va-t-on chercher ailleurs, très loin, qu'on ne trouve pas autour de soi ?

On dénonce beaucoup ces derniers temps les dérives que peuvent provoquer la fréquentation des différents sites. On en parle surtout à propos des jeunes et particulièrement des adolescents, que l'on présente comme les plus fragiles. On pointe l'addiction générée, et le besoin frénétique d'être approuvé, aimé, intégré. Avec tout ce qui s'ensuit : un conformisme effréné, une recherche de ressemblance à tout prix, le refus progressif de la différence à laquelle on pourrait naturellement être confronté.

Ai écouté l'autre jour en podcast GBVF qui consacrait une émission à la dépendance avérée aux smartphones et aux réseaux sociaux. Cette diffusion invitait à élargir le focus : les études révèlent que de plus en plus d'adultes sont concernés, qui passent jusqu'à 4 à 5 heures par jour à tapoter, guettant un message, une approbation, une notification, se désespérant quand rien ne vient ou quand les statistiques tendent à flancher. Tout cela engendrant des classifications, poussant à la comparaison, pouvant mener à l'effondrement. Affolant.
 
(A distinguer, bien entendu, l'usage pratique de l'appareil, en tant que fournisseur de prestations telles que téléphone, informations utiles, agenda, plate-formes de travail, etc). 

"Le smartphone, doudou sans fil, affirmait un intervenant, est devenu l'objet qui permet de pallier à des absences. S'il y a une forme d'addiction, elle peut être à l'autre. Le grand Autre." Affligeant. 
 
"Chacun remet sa propre valeur sur la place publique." Derrière tout cela, quelle solitude expérimentée ? Quel peur d'être abandonné ? Quel besoin d'appartenance ? Ce sont les autres, dans toute leur virtualité, qui décident ce que nous valons par leurs likes et leurs classements, lesquels procurent des pâtisseries à nos neurones, en manque de dopamine et autres sucreries. Sans que nous soyons forcément déséquilibrés ou narcissiques, notre cerveau serait en passe de devenir diabétique. Inquiétant.
 
Nul besoin de rappeler les phénomènes de groupe bien actifs sur la toile, et d'autant plus qu'un semblant d'anonymat y est assuré. Sans aller jusqu'à des extrêmes tels que des appels à la haine et au harcèlement, on peut y trouver toutes sortes de manifestations déplaisantes, telles que la rivalité ou des agressions plus ou moins masquées. Derrière tout cela : un besoin de cohésion. Désireux de conformité, les gens se rassemblent en cercles et y ajustent leurs opinions, rassurés par le consensus clanique. Pathétique.

Durant toute l'émission, les intervenants ont fait largement usage du "nous", invitant tout un chacun à balayer devant sa porte pour évaluer ses besoins et ses usages quotidiens. En conclusion, ils invitaient à nous tourner plus souvent vers notre entourage et à lui prêter attention. Eh oui : pourquoi ne pas partir en balade de proximité, pour y dénicher notre insuline sociale en rencontrant d'autres humains, des arbres, des chiens ? (et si l'on vit à la campagne, pourquoi ne pas aller observer les ovidés paissant dans les prés, sympathiques et paisibles grégaires, agneaux, brebis, présentent l'énorme avantage avec leur bienveillante placidité de contribuer à notre survie) ?

lundi 29 novembre 2021

Voyager : la revanche de nos vacances imaginaires*

 
 
A ressortir des armoires écharpes, gants vénitiens et bottines, à observer la forêt pâlir, une âme en peine, chagrine, à découvrir la vaste contrée blanche étendue chaque jour sous nos yeux, et le bruissement et la danse des feuillages désolés, à admirer les envols et les atterrissages de tout ce qui dans les environs porte plumage, se surprendre à rêver...
Rêver d'anciens trains pris très tôt le matin, l'annonce retentissant dans la gare de G. et les voyageurs transis, les yeux perdus dans leur buée, prêts à se ruer sur un premier café avant de replonger pour une heure ou deux dans les bras de Morphée.
Rêver d'une ville où l'on débarque, les reins un peu cassés, portés par une langue étrangère, et des cloches à toute volée, et des appels à remonter encore plus loin, encore plus à l'Est vers des capitales de l'ex-Yougoslavie où l'on voudrait tant partir, où l'on n'est encore jamais partis. Puis, le tangage constant sur le vaporetto, les yeux hallucinés, captivés par toutes les merveilles déployées, et le mental qui peine, qui tourne au ralenti et s'efforce de s'aligner sans parvenir encore à réaliser : trop de beauté.

 
On peut descendre dans une ville en bord de mer et sitôt après - c'est là tout le pouvoir de l'imaginaire - s'en aller illico presto toquer à la porte d'un ancien château perdu au fin fond de la campagne toscane. Un logement nous attend là - il attend depuis la nuit des temps - et au centre de l'espace attendent de grands divans. 
Se prendre alors à rêver de larges cheminées anciennes, avec leurs manteaux, leurs frontons et leurs nobles jambages, leurs corbeaux aux volutes entrelacées, et les coulées de suie que les années leur ont dessinées, et les tas de bûches entassées face à des fauteuils légèrement défoncés, les bagages ça et là dispersés et des tasses fumantes de boissons chocolatées.
On jettera un regard songeur sur une pile de livres, qu'on traîne depuis des semaines et dont on ne sait pas s'ils nous feront tout le séjour ou un jour à peine. On passera ainsi de longues après-midis, à lire, peut-être, à méditer, sans doute, à rien faire, probablement (et à être satisfaits de ce manque de rendement).

 
Est-il possible de poursuivre son rêve sans rêver de marcher, marcher à pas cadencés, à travers bois et forêts, escaladant des pentes endormies, effleurés par des flocons qui hésitent à tomber, caressant le paysage qui se laisse dorloter, longeant de timides ruisseaux, surprenant par moments la fuite d'un oiseau ? Marcher, marcher encore, le chien sur les talons, jusqu'à en avoir les pieds cloqués, le regard égaré, rêvant, à mesure qu'on épuise cette longue balade, d'un grand, d'un immense bol de thé. 
Juste avant de regagner notre gîte, il ne serait pas interdit de faire une halte à l'épicerie, troquet pourvu de mille délicatesses, tenu par une mamma bourrue, qui insiste pour nous faire tout goûter. Et par conséquent on goûte. On goûte et on se laisse tenter. On ressort pourvus de miels et confitures du coin, et pourquoi pas aussi d'une bouteille de bon vin, le rouge de ces contrées, trapu et fruité.

Enfin, comme tous les rêves ont une fin, on reprendra avec quelques regrets le chemin de ce qu'on nomme réalité. On traversera des montagnes qui nous reconduiront à notre véritable et indispensable maison, où l'on se lovera et on rêvera qu'on a rêvé. Mais, sitôt arrivés, on sera prêts à recommencer. Quand les précédentes sont loin derrière et les futures vraiment trop loin devant, qu'il est doux de confier nos vacances à notre imagination. 
 
*Merci à Xavier Dolan pour l'inspiration du titre
Photos : Devant la douane de mer à Venise // site du Château di Sarna, Arezzo // collines piémontaises // col du Gd-St-Bernard

dimanche 28 novembre 2021

Vivre : blancheurs

 

Elle s'était annoncée déjà depuis quelques temps. Silence humide, lenteurs et tremblements. Elle nous avait fait frisonner, filé des envies de retrait, de plaids et de tasses de thé. Elle s'était faite de plus en plus insistante, nous priant de bien observer : ces envols furtifs, ces brins figés, ces désertions soudaines dans les prés, n'étaient-ils pas ses habituels messagers ? Ce matin, branle-bas le combat : les nuages couraient, fuyant les rives, le Jura pâlissait, craignant le pire. Le soleil ne faisait pas son malin, se planquant constamment derrière des amoncellements de plus en plus menaçants. Nimbostratus ou stratocumulus, secoués de toutes parts, on eut été bien en peine de les identifier. On se hâtait de rajouter des couches avant de sortir les affronter.
En ville, les gens semblaient évoluer en mode ralenti. La lumière, les vitrines, l'atmosphère, tout paraissait avoir viré au gris. Et puis, un enfant s'est mis à gigoter, a ouvert grand la bouche, tout prêt à l'avaler : le premier flocon de neige qui venait de tomber.

samedi 27 novembre 2021

Vivre : rages et désespoirs

 

La vieille / Giorgione / Accademia / Venise

Tantôt elle grogne, elle râle, elle vitupère. Tantôt elle se lamente, elle pleure, elle se désespère. Tantôt Tatie Danielle, option Tatie flingueuse, tantôt Mamie gâteau, Mamie tapotant sur l'épaule. Elle joue sans cesse sur ces deux tableaux, s'emmêle les pinceaux, s'y perd au point d'en perdre son latin, tandis qu'on recule, mine de rien. Elle aspire à la sagesse. Elle se voudrait expérimentée. Elle se verrait vieillir comme un bon vin, avec solennité, reconnue et appréciée. C'est oublier novembre et ses cruautés, novembre impitoyable pour les dépossédés.
 
On la voit de loin qui s'achemine à pas hésitants vers le cimetière, les épaules affaissées, et quelques pauvres pies pour l'accompagner.

vendredi 26 novembre 2021

Vivre : l'art de la discrétion

 
Baptême du Christ (détail) / Cima da Conagliano / Gallerie dell'Accademia / Venezia
 
Ne pas donner prise : une manière de procéder toute en précaution.
Éviter l'arrogance, qui croit toujours en son droit sans la moindre hésitation.   
Se dire qu'on a peut-être tort (même s'il y a des chances qu'on ait raison).

 

jeudi 25 novembre 2021

Vivre : agir

 
Portrait de Jane Seymour (détail) / Hans Holbein d.J. / KHM / Vienne
 
 La confiance : au travers d'un seul mot, l'attitude du bon sens. 
 

mercredi 24 novembre 2021

Vivre : le poids d'une parole

 
Les Bourgeois de Calais (détail) / Auguste Rodin / Ca' Pesaro / Venise
 
Il a dit : c'est une question d'honnêteté, et même de noblesse, que d'honorer coûte que coûte ses promesses.
Et ces paroles bien pesées reflétaient le poids de la parole qu'il savait donner.
 

mardi 23 novembre 2021

Vivre : pas son genre

Sculpture / place Saint-Marc / Venise
 
Adorer les langues, leur dynamisme, leur manière de ne pas se laisser enfermer, dans des genres ampoulés ou ripolinés, faisant fi de certaines règles absurdes ou guindées. On nous a bassinés pendant des mois et des semaines : nous étions censés dire "la" Covid et pas "le". "D" pour "disease", 'c'est-à-dire "maladie" et maladie est un mot féminin. Par conséquent, la la la... Il n'empêche que pour tout le monde, le mot se réfère à un virus, un virus dont on n'a pas fini de parler, sur lequel on ne cesse n'intervenir et de s'interroger. Et c'est là que se trouve le véritable problème, le centre de la question. On entend ainsi de plus en plus de gens concernés dans l'espace public utiliser le masculin qui est si logique dans leur esprit. Ainsi réagit la langue, reflet de la vitalité qui la porte, et qui affirme : le le le, en évoquant logiquement ce désastre.

 

lundi 22 novembre 2021

Vivre : carpe noctem

 

Cueille le jour, dit l'adage. Cueille, profite, saisis l'instant présent que la vie te tend incessamment. Mais...
ici, il s'agirait plutôt de savoir cueillir la nuit...

Vivre : brasero

 

"tu es fou" dis-je au ciel certains soirs. "complètement allumé". Mais le soleil est un pyromane auquel il ne sait résister.

dimanche 21 novembre 2021

Vivre : fermetures

 
Portrait de Jean Bertrand (détail) / Jean Clouet /Collection Bemberg / Toulouse
 
 D'où vient certains jours de n'être que fermeture,
boutonnée de pied en cap, résolue à ne rien laisser passer,
incapable de comprendre, encore moins d'expliquer,
engoncée, d'où vient cette impossibilité à pactiser ?

samedi 20 novembre 2021

Voir : deux fois deux moi

 
 
Visionné deux soirs de suite des films traitant de couples. Dans le premier, un garçon, une fille et le dix-huitième arrondissement de Paris. Ils pourraient se rencontrer, se frôlent, se croisent, mais passent le 99% du temps à se rater. C'est un film de Cédric Klapisch et on nous annonce une comédie romantique. On craindrait de s'ennuyer ferme tant le genre paraît éculé : qu'est-ce qu'on pourrait bien découvrir qu'on n'ait pas déjà vu cent fois ? Dès les premières images, on sait d'avance comment ça va se conclure. Mais... le cinéaste est inspiré et les acteurs bien castés. On s'attache à ces deux paumés de l'amour, ces cabossés de la vie. On découvre une nouvelle fois combien Paris peut être flamboyante et cruelle pour les isolés (et quel bonheur de retrouver à 25 ans de distance des acteurs remarqués dans "Chacun cherche son chat", apparitions fugaces, beaux personnages servis par de bonnes répliques.) Léger et profond tout à la fois, le film est la preuve qu'on peut reprendre des années plus tard les mêmes ingrédients : un chat, une vieille dame, une fille un peu paumée, un garçon un peu éteint, une vie de quartier, changer vaguement la recette, secouer le tout et en produire un joli conte, avec un petit air de déjà vu, mais pas du tout désagréable à regarder.
 


Le deuxième couple, c'est un frère, une sœur, des jumeaux berlinois. Il est l'aîné (arrivé avec deux minutes d'avance). Il est un acteur de théâtre confirmé. Elle écrit des pièces (quand sa vie de famille le lui permet). Il est programmé pour jouer Hamlet. Elle s'est exilée en Suisse dans un univers auquel elle s'efforce d'adhérer. Elle est donneuse, il est preneur. Si la greffe réussit, il serait susceptible d'être sauvé, de rejouer la pièce qu'on menace de déprogrammer. Si la greffe réussit, le cancer ne gagnera pas la partie. Mais dès le début, dès les premières  scènes, on se doute déjà de la fin. On a l'intuition que ces deux-là, qui ne se sont jamais véritablement séparés, devront se préparer à se quitter. C'est filmé de manière nerveuse, vivante, jamais linéaire. C'est très bien joué. Tous les acteurs sont impeccables (Marthe Keller campe magistralement une mère qu'on a tour à tour envie de gifler et de secouer). Nina Hoss met tout son talent à étoffer son personnage, silhouette fragile et résolue, qui se démène avec toute l'énergie de son immense désespoir. La petite sœur est prête à tout pour garder son frère, sa moitié, en vie. "Un acteur qui se sent désiré reste vivant. Si on lui enlève son rôle, on le tue plus vite que n'importe quelle maladie." Elle se hâte donc de composer un monologue, inspiré de Hansel et Gretel, les deux enfants perdus qui retrouvent leur chemin. Ils finissent par réciter à deux les vers censés terminer ce conte juste avant que l'ombre ne vienne envahir le lit où ils sont couchés.

Deux films dont on pressent dès le départ comment ils vont s'achever. Aucun suspens, par conséquent, et s'il est permis de dévoiler la fin, c'est que leur valeur tient dans leur itinéraire. Comme deux voyages dont l'importance n'est pas la destination, mais la manière dont on s'y prend pour faire la traversée. On est émus, bien sûr. On a envie de les revoir aussitôt que le générique se met à défiler (et, de toutes façons, on sait qu'ils ne se laisseront pas oublier).

 

 

vendredi 19 novembre 2021

Vivre : la seule vie possible

 
Diane chasseresse / Pietro Ricchi / Venaria Reale / Turin
 
Savourer le goût du pain. Rire de la tartine qui tombe côté confiture (autant de calories qu'on n'aura pas à brûler). Percevoir dans la grisaille des jours quantité de formes et de murmures (tout un monde à explorer). Affronter le vent du Nord avec impétuosité, lui tendre une joue, et puis tendre l'autre, tout naturellement, et marcher à contre-vent comme on nage parfois à contre-courant. Refuser les escalades symétriques, et laisser les arrivistes s'acharner à grimper. Connaître désormais la plupart des pièges à éviter. Voir passer les visages maussades, leur inventer des histoires, des misères, des déboires, puis diriger son regard vers des figures plus belles à deviner. Observer le chien s'acharner sur son os, cette passion qu'il sait tous les jours renouveler. Aimer ce chien, aimer ses grognements, aimer la fureur de ses crocs acérés. Cultiver les saveurs, amères, violentes ou acidulées, cultiver la douceur qui se laisser apprivoiser. Aimer la vie, aimer cette vie, la seule vie possible. Et choisir chaque matin un nouvel angle pour la croquer.

jeudi 18 novembre 2021

Vivre : et pourquoi persister ?

 
Fontaine / Jardin du Luxembourg
 
Et pourquoi donc t'obstiner à chercher, revenir, insister ? Pourquoi donc ?
Alors qu'il te suffirait de lâcher, expirer, faire confiance et laisser couler ? 

mercredi 17 novembre 2021

Vivre : retours

 
Portrait de jeune homme (détail) / Paolo Cagliari (Véronèse) / Fondation Bemberg / Toulouse
 
 
Dans chaque enfant il y a un artiste. Le problème est de savoir comment rester un artiste en grandissant.
Pablo Picasso
 
L'enfance : une façon pénétrante de regarder et de voir qu'on met des années à tenter de récupérer.

mardi 16 novembre 2021

Vivre : deux tables

 

Il parle. Le visage penché, les bras croisés, elle s'applique à l'écouter. Elle paraît pensive. Le moindre son la fait sursauter. Son regard se laisse régulièrement happer par d'autres tables, d'autres silhouettes qui viennent les frôler. Son regard considère rêveusement des gens en train de s'éloigner. Son regard est déjà en train de le quitter. 
 

Leur conversation est un fil sur lequel ils courent, tels des funambules agiles. Ils se lancent la balle, la rattrapent, ne peuvent admettre de la voir tomber. Ils grimacent, ils singent, ils miment, ils ont tant de choses à exprimer. En se levant, elle se pavane, en oublie son bonnet et ça le fait rigoler. D'une pirouette, il le lui tend, comme une fleur, avant de l'enlacer.


lundi 15 novembre 2021

Lire : transmissions

 

Ce roman est inspiré d'une vie réelle, celle d'Eva Panić-Nahir, une militante communiste juive d'origine croate qui, suite à la rupture entre Tito et Staline et par fidélité à son époux bien-aimé, s'est retrouvée détenue à Goli Otok, l'île bagne où l'on envoyait les opposants durant l'époque titiste. Accusé d'être un traitre à la patrie, acculé au suicide, l'officier Rade Panić devait être banni publiquement. Pour ce faire, les autorités yougoslaves placèrent sa veuve devant un choix cornélien : elle était tenue de le dénoncer comme espion par écrit, faute de quoi elle serait condamnée à la déportation et contrainte d'abandonner à la rue sa fille âgée de six ans. Eva se refusa à trahir la mémoire de son époux et en paya le prix fort. 
 
En 1989, un documentaire, réalisé grâce au travail de l'écrivain serbe Danilo Kiš  et intitulé Goli Zivot (la Vie Nue) a été consacré à son expérience ainsi qu'à celle d'une autre Juive déportée, Zeni Lebl. Un second film, "Eva", a été conçu en 2002 par Avner Faingulernt (trailer ICI). Il témoigne des faits et s'achève par le retour d'Eva Panić sur les lieux où elle vécut l'enfer, accompagnée de sa fille et sa petite-fille.

Impossible donc de parler de "La vie joue avec moi" sans faire référence au contexte historique et aux événements ancrés dans la réalité. David Grossman a bien connu cette femme hors du commun, décédée en 2015 à près de cent ans. C'est avec son accord qu'il a entrepris de rédiger ce récit. Lors de la sortie du livre en France l'an dernier, il confiait ICI : "Nous nous sommes liés d’amitié pendant vingt ans, et durant toutes ces années elle m’a raconté son histoire. Je lui ai dit que j’en ferai un livre, mais je lui ai aussi dit que j’étais écrivain de fiction, pas documentariste. Elle m’a répondu que j’avais toute la liberté du romancier."
 
Loin d'être une biographie, ce livre se veut fictionnel, conçu avec "liberté d'invention et imagination" comme le précise l'écrivain en postface. Avec son style bien particulier, il nous fournit une version des faits, donnant vie aux divers personnages qu'il a pris soin de renommer, révélant leurs territoires intimes, éclairant leurs choix et leurs zones d'ombre, explorant les effets bouleversants de la grande Histoire sur les trajectoires individuelles. 
La narration est portée par Guili, petite-fille de Véra (alter égo littéraire d'Eva Panić). Cinéaste, âgée d'une quarantaine d'années, elle entend réaliser un documentaire sur son histoire familiale. Trop de non-dits, trop de silences et surtout trop de violence se transmettant de mère en fille. Trop d'hostilité aussi. Elle n'a cesse d'interroger le passé et de filmer pour comprendre. Accompagnée de son père réalisateur, elle parvient à entraîner sa grand-mère et sa mère sur l'île maudite, là où semble s'être fracturée la capacité de transmettre l'amour et la confiance entre ces trois générations.
 
Le texte est exigeant, la trame désoriente par une temporalité aux allers-retours constants, les points de vue se multiplient. A certains moments, on devine David Grossman empêtré, malgré toute son habileté, entre le réel à partir duquel il écrit et sa liberté de créateur. On le sent tanguer, usant de mille procédés pour éclairer sa narration et donner épaisseur à ses protagonistes. Au fil des pages cependant, les interrogations trouvent peu à peu des réponses. Les pièces du puzzle se mettent en place.

Il en résulte un roman inégal : envoûtant et captivant, doté d'un grand lyrisme, complexe dans sa construction, il peut par moments paraître maladroit et peu crédible. Sa lecture exige non seulement une présence attentive, mais, au-delà du texte purement littéraire, il suscite aussi une grande curiosité d'apprendre, d'en savoir un peu plus sur les protagonistes réels, sur les faits historiques décrits. Il invite également à s’interroger sur les fonctions respectives du documentaire et de la fiction : deux façons complémentaires, mais nullement opposées, de faire appel à l'imaginaire, à la capacité d'empathie pour parvenir à connaître et à comprendre le passé.

En résumé :  une lecture stimulante, ouverte sur une page pas forcément connue de l'histoire yougoslave, comportant le portrait d'une très belle héroïne (courageuse, généreuse, forte, tenace et jusqu’au-boutiste dans ses convictions), décrivant de manière ciselée des rapports familiaux compliqués, la transmission de la douleur, le poids des secrets, les loyautés contradictoires. Il dépeint aussi de bouleversantes histoires d'amour. 
En considérant cette œuvre, on se demande si le cinéma (avec un réalisateur de talent, des acteurs inspirés) ne serait pas l'art le plus apte à rendre hommage à cette histoire reflet de l'Histoire qui la vit naitre. Le scénario semble quasiment déjà élaboré et la thématique cinématographique ne cesse de courir sur tout le récit : des personnages cinéastes et documentaristes acharnés à témoigner, les rushes, les interviews filmées, les enregistrements destinés à préserver la mémoire. On ne serait pas étonnée de voir un jour ce récit adapté au grand écran.



dimanche 14 novembre 2021

Vivre : formation permanente

 Torse de femme de profil / Pierre Bonnard / Granet XX / Aix-en-Provence
 
Sur le marché, une petite fille hurlait par terre sa déception,
une vieille femme marmonnait pour marquer sa réprobation :
pas d'âge décidément pour apprendre la frustration.
 
 

samedi 13 novembre 2021

Vivre : plisser les yeux devant trop de lumière

 

Et qui pouvait donc se douter qu'à distance d'une heure à peine, les mains en visière, on ne tarderait pas à contempler les chevaux, leurs ébrouements vifs, leurs démarches aristocratiques, on arracherait les encombrants pullovers, on se prendrait à rêver de Pâques et de ses départs vers des terres étrangères. De fines gouttes de sueur, semblables à celles qui perlaient nos narines en juillet, couleraient doucement sur nos visages inspirés. On aurait soudainement tellement chaud qu'on ne saurait deviner ce que peut être un hiver. Et cela durerait l'espace d'une balade, le temps que le soleil joue au saltimbanque, qu'il nous fasse son numéro de charmeur, avant de nous fausser compagnie, de s'échapper, le bougre, comme un voleur, un prestidigitateur, un sacré farceur.

vendredi 12 novembre 2021

Vivre : lavis devant soi

 


Ces lacs d'automne : des images diaphanes
qu'un pinceau cannibale brouille et gomme.



jeudi 11 novembre 2021

Vivre : pâle figure

 
Portrait d'homme avec un chapeau / Alvise Vivarini / Musei civici / Padova
 
Il a tant besoin d'être approuvé, considéré, apprécié, il se croit fort dès qu'il est adulé. Sensible à tout applaudissement, il ne soupçonne pas à quel point il est dépendant. A la merci de toute flatterie, il croit conduire et il est conduit. 

mercredi 10 novembre 2021

Vivre : transparences

 

 Venus aux trois putti (détail) / Sandro Botticelli / Petit-Palais / Avignon
 
Jusqu'à quel point suggérer, jusqu'à quel point évoquer, sans tout révéler, sans trop dire ?
Comment faire pour ne pas taire -taire serait lâche, voire fâcheux- comment dire sans tout dire ?
 

mardi 9 novembre 2021

Vivre : still life / 105

 
 
Un de mes plus grands bonheurs : les marchés de petits producteurs. Être happée par les couleurs, les exclamations, les senteurs. Circuler dans la ronde des saisons, dans les récoltes en lente progression. Rencontrer les personnes qui ont œuvré pour fournir ce que la terre peut donner de meilleur. Parler à la chevrière, à l'apiculteur. Échanger quelques pièces et quelques mots avec les agriculteurs. Choisir les légumes, les fruits (sans chichis, s'il vous plait, des produits bio non calibrés parvenus à maturité). Non seulement un bonheur : un honneur.
Samedi dernier, après le petit marché de Crest (une perle, mon favori entre tous, celui qui me fait chavirer et qui, comble de joie, inclut dans son parcours La balançoire, un lieu de qualité méritant d'être mentionné) je me suis retrouvée à méditer : et si ces gens qui contribuent au bien commun, qui suivent le rythme des éléments, qui ne peuvent donner d'ordres au temps, mais sont maîtres du leur, qui travaillent d'arrache-pied, ne comptant pas leurs heures, je me suis demandé s'ils n'étaient pas les vrais seigneurs de notre époque. Ils maîtrisent leur labeur, présents d'un bout à l'autre de chaque cycle. En fin de parcours, ils cèdent leurs moissons à des preneurs contents, reçoivent des retours (souvent des compliments). Ça et là, chemin faisant ils déposent quelques cageots bien fournis à des restaurateurs dignes de ce nom. De l'utilité et de la compétence. Des liens et du sens.
Oh, ma méditation ne versait pas dans l'idéalisation. Je pouvais bien imaginer les mains terreuses dans de petits matins glacés, et la fatigue, voire l'épuisement certains soirs où les astres n'avaient pas été cléments, et les comptes qui ne tournaient pas toujours rond. Mais, dans un monde de rentabilité et de stress déchaîné, de cadences et de surconsommation, quelqu'un qui ajoute de la valeur aux valeurs des choses, qui apporte du bon-sens à un système tendant à perdre la raison, qui contribue au goût et à la culture, n'est-il pas au cœur même de l'existence? 
Et c'est pour ça que, en sirotant mon café devant la douce Drôme, je leur ai tiré mentalement ma plus profonde révérence, à toutes ces belles personnes assurant noblement notre subsistance.

lundi 8 novembre 2021

Vivre : question de choix

 
La fille de Jephté / J.H. Fabisch / Musée Granet / Aix-en-Pce
 
Et pourquoi aller s'embourber, aller là où c'est compliqué, givré, mal embouché, pourquoi ? 
Pourquoi ne pas se diriger instinctivement, impérativement vers la simple, la pure, l'ineffable joie?

jeudi 4 novembre 2021

mercredi 3 novembre 2021

Vivre : ce pays lointain

 

S'il existait un pays, une contrée lointaine, où les arbres aux verts ramages se transformaient soudainement une fois par année en emphatiques langues de feu, s'ils passaient par étapes successives du vert au rouge, du brun au jaune, si miraculeusement ils se muaient en superbes flambeaux de lumière, s'ils tendaient de l'or au bout de leurs bras et le faisaient pleuvoir sur les chemins, sur le gibier et les humains, s'il neigeait de la lumière sur les sentiers pour indiquer une direction nouvelle vers où se diriger, si des tapis s'étendaient au loin, des kaléidoscopes de roux, d'orange et de safran, de vermeil, de grenadine et de corail, d'ocre, de safran et de moutarde, de prune, de cerise, de lie de vin, si une telle contrée, un tel pays  existait qui ne se prendrait à en rêver, à vouloir le visiter, à aller capter du bout des doigts tels phénomènes ?
Ce pays existe. Il s'appelle l'automne. Il nous appelle. Il nous ensorcelle. Il est là et c'est hallucinant de le retrouver au rendez-vous, de le retrouver, hallucinés, chaque année en novembre.

mardi 2 novembre 2021

Vivre : l'épure

 

Barouder dans la buée du matin : se perdre pour mieux retrouver son chemin.

lundi 1 novembre 2021

Vivre : la pluie, le soleil

 
New York City Slicker / Carole A. Feuermann / Giardini Sant'Elena / Biennale 2017
 
 
Savoir donner, certes, savoir distribuer, jeter son pain, tendre  toujours la main, mais ne jamais oublier aussi de prendre, inspirer à pleins poumons, mordre à pleines dents, dévorer, prendre tout le nécessaire, tous les rayons d'un soleil effronté, prendre la pluie, prendre les sourires, et se prendre aussi les râteaux, accepter, accepter encore l'infinité de ce qui est donné. Ne jamais se lasser d'accepter. La vie est trop courte pour refuser.