L'ascension du Christ (détail) / Le Pérugin / MBA / Lyon
Il y a eu comme la mer qui monte, comme un lent enfermement, des allocutions avec des visages graves, courroucés aurait-on dit, qui enjoignaient à rester calmes (tous les ingrédients pour vous mettre sérieusement à flipper).
En ville, hier, régnait une étonnante impression de ralenti, et un curieux silence (comparable à celui de Florence il y a deux semaines). Les gens paraissaient moins nombreux, ou plus calmes, ou peut-être carrément hébétés. Les regards s'évitaient, les corps aussi. A la médiathèque, pour les emprunts, il a fallu se plier à un rituel que la bibliothécaire ne cessait d'expliquer, à chaque nouveau lecteur qui se présentait : poser la pile dans un coin du guichet, reculer derrière la ligne jaune qui avait été tracée au sol, venir récupérer la pile après qu'elle l'avait scannée. Pour les ouvrages rendus, on avait installé deux énormes cartons sur une table, à l'entrée. Une lectrice, ancienne employée, s'est mise à pouffer. Certains empruntaient des quantités considérables (de quoi tenir un siège, à ce qu'il semblait).
L'autre jour, au centre médical, c'était le chaos. J'ai regretté de ne pas avoir annulé mon rendez-vous de routine. Les quatre secrétaires n'arrêtaient pas de s'apostropher, de décrocher répondre raccrocher et de courir dans tous les sens. Sans grande efficacité. On entendait comme un disque rayé : je n'ai pas pu les joindre. Toutes nos lignes sont occupées. Je ne peux pas vous renseigner. Nous sommes surchargés. Elles déploraient le bavardage d'une collègue absente, qui aurait mieux fait de se taire et de rentrer directement se soigner. La doctoresse m'a communiqué que mon bilan était normal, RAS de mon côté. En revanche, elle éprouvait le besoin de s'épancher : ses beaux-parents avaient refusé de continuer de garder leurs trois petits-enfants et elle avait dû trouver une autre solution dans l'urgence. Ils refusaient de la voir, à cause de son métier. Ses propres parents étaient atteints dans leur santé et ne pouvaient pas l'aider. Il y avait à Genève en fin de semaine un congrès et elle hésitait à s'y rendre (y avait-il à hésiter ? le moment n'était-il pas malvenu de rassembler des dizaines de médecins, si par malchance l'un d'eux venait à se découvrir par la suite contaminé ?).
Au magasin, ce matin, les caisses étaient anormalement lentes et certains chariots incroyablement remplis. Des mères de famille empilaient des litres de lait par dizaines et échangeaient à propos de ce qu'elles avaient cru entendre et de ce qu'elles pensaient savoir (un cas, dans une école, à 60 kilomètres d'ici). Leurs phrases tendaient dangereusement à ne contenir que des verbes au conditionnel. Dès qu'on en arrive à entendre : il semblerait, il y aurait le moment est venu de vite vite décamper.
Avec P. on est partis marcher, comme tous les jours, sur le haut-plateau. Nous y avons retrouvé les chevaux, des trémolos colorés, des arbres gonflés de chatons blond doré, plus un joggeur et un tracteur. J'ai réalisé qu'au fond, la vie sur ces hauteurs est pratiquement en quarantaine toute l'année. Je me suis demandé quels effets allaient être les plus nocifs, sur la durée : ceux du virus ou ceux de la peur, qui, de mille manières, avec mille subtiles et moins subtiles stratégies, était en train de s'infiltrer. Du boulot pour les soignants, du boulot pour les psys, mais aussi du boulot pour relever l'économie. Par-delà les coûts humains et financiers, des tributs s'annonçant lourds à payer, comment se fermer au virus et rester ouverts à la solidarité ?