jeudi 30 septembre 2021

Vivre : ça, moi et surmoi

 
Composition avec rouge et noir / Piet Mondrian / Kunstmuseum / Basel
 
La rentrée. Plus que jamais, nous voici confrontés aux limites. Celles que l'extérieur nous fixe et qu'il s'agit d'accepter. Celles que nous nous imposons, pour mieux atteindre les buts que nous nous sommes donnés. On a beau tergiverser, tenter de contourner, voire pester : où qu'on se dirige, les limites sont là et il faut s'y coller.

 


mercredi 29 septembre 2021

Vivre : question de regard

 

Portrait d'un homme (détail)/ Michel Sittos II / Mauritshuis / La Haye

 
L'envie : le désir qui enlaidit.


mardi 28 septembre 2021

Voir : quand les liens font mal

 

Visionné hier soir ce film tiré d'un roman de Tatiana de Rosnay. N'ayant pas lu le livre, paru en 2009, je n'ai pu qu'évaluer la version cinématographique. Je ne suis pas certaine qu'il s'agisse de grand cinéma (un traitement proche de la série télévisée, un certain nombre de personnages manquant d'épaisseur, un emballage trop édulcoré). Il n'empêche que cette histoire aux allures de polar tient en haleine : le spectateur, qui s'identifie au personnage principal, se voit très vite en proie à un besoin de vérité viscéral.

Qu'est-ce qui cause tant de mal à Antoine, le protagoniste quadragénaire qu'on découvre largué, en pleine perte de repères dans tous les domaines de sa vie ? Qu'est-ce qui le pousse à se mettre en danger et à faire courir des risques sérieux à tout son entourage ? De quels mots a-t-il besoin et de quels maux doit-il être guéri ?
 
Un film qui traite des familles et de leurs secrets. Des secrets qui tyrannisent, exigent mensonges et omissions, imposent le silence. Tatiana de Rosnay aime sonder les mystères du passé et aller inciser ses plaies infectées. On la perçoit comme une narratrice bien plus qu'une écrivaine. Elle cisèle la trame d'un récit davantage que le style qui le porte. C'est sans doute ce qui fait d'elle une auteure très prisée par le cinéma. 
 
Ici, le secret diffuse un poison qui peut briser un être et risque d'aller se transmettre de génération en génération. Il réclame une victime désignée, un bouc émissaire. La souffrance d'Antoine permet de faire tenir debout tout le système : les sourires, les célébrations, les embrassades ne peuvent exister que si cet anti-héros dysfonctionne. Peu importe qu'il souffre et paie le prix fort. C'est le coût à payer pour la cohésion de sa famille : tous les membres font alliance autour de cette évidence.
 
Mais, heureusement, Antoine se révèle un emmerdeur rempli d'énergie et de ténacité et, contrairement à ce qui peut se passer parfois dans la vraie vie, l'histoire lui ménage la meilleure des issues. Quant à ceux qui regardent, au final, ils approuvent les films plutôt moyens quand ils se terminent bien.

lundi 27 septembre 2021

Vivre : let it be / 23

 
New York 1939 / Helen Lewitt / coll. Martin Z.Margulies

Une autoroute conduisant vers le Nord, un axe très fréquenté. Un ciel couvert où les nuages ne tardent pas à menacer. Première gouttes soudaines, qui deviennent vite des trombes tandis qu'au loin on perçoit des éclairs. En moins de temps qu'il ne faut pour le dire, la grêle est là, qui grise le paysage et floute les silhouettes.
La circulation se fait prudente, se ralentit. On hésite à  se ranger sur la bande d'urgence, comme certains. Ou à poursuivre avec précaution, en misant sur le caractère très local de ces fulgurants phénomènes. On suit les phares qui précèdent. On avance avec peine.
Or, voici tout à coup, qu'à l'approche d'un pont la circulation est stoppée. On s'inquiète : un accident dû aux conditions aventureuses ? On craint des blessés. 
Mais non : on découvre deux rangées de trois voitures qui se sont tout simplement parquées à l'abri et attendent que l'orage passe. Bloquer la circulation : leurs chauffeurs n'ont rien trouvé de plus pratique pour soustraire à d'éventuelles bosses leur précieuse carrosserie. Après moi, le déluge, je ménage ma tôle chérie.
On klaxonne pour se frayer un passage à l'extrême gauche de la chaussée. On suit la colonne ainsi formée et, comme prévu, au bout de quelques minutes, on voit la grêle, puis les trombes enfin s'apaiser. En retrouvant des trouées d'azur dans le ciel rasséréné, on se remémore l'incident, en espérant qu'il n'ait pas généré à l'arrière des accidents à la chaîne. Certains, donc, pour pavaner dans leurs chers véhicules, pour ménager leurs chères carrosseries - peut-être pas tout à fait payées, probablement mal assurées - n'hésiteraient pas à mettre des vies en danger... On n'en finit pas d'être étonné...

dimanche 26 septembre 2021

Vivre : still life / 102

 

Les objets, on le sait bien, sont chargés de mémoire et d'affects. Sur le marché du vendredi, dans la petite ville qui vit naître Arnolfo, rien n'avait en apparence changé. On n'entendait que des accents toscans, avec cette manière unique de ne pas prononcer la lettre "c", en conséquence de quoi ils sont bien les seuls qu'on apprécie d'entendre commander un "rrorra-rrola". La bourgade apparemment n'avait pas assez d'attraits pour se voir envahie. Pas assez élégante, pas suffisamment restaurée. Avec les années, elle n'avait rien perdu de son atmosphère : derrière les étals, des paysans de la région, avec leurs produits non calibrés, des vendeurs bonimenteurs, mais sans excès.  
A la terrasse du Gran caffè Garibaldi, on continuait de servir mille déclinaisons de sublimes pâtisseries. Les grands-pères partageaient des panini au jambon avec leurs minuscules petites-filles. Des mammas toutes en rondeurs exhibaient des tops en léopard. Je me suis approchée d'un stand de seconde main tenu par une femme au regard céleste et au sourire généreux, qui était en train de promettre des oreillers à une femme voilée. Elle prenait aussi le temps de prodiguer des conseils de lavage pour deux euros de vente non assurée. Elle nous a cédé à un prix dérisoire un grand drap de lin, avec initiales brodées, qui servira de nappe pour de futurs soupers. Et tant qu'à faire : deux serviettes aussi, pour les invités.

samedi 25 septembre 2021

Vivre : entre Est et Ouest

 

Face à la piazza, à l'heure de l'apéro, l'heure où les touristes de jour s'en vont dare-dare rejoindre leur car, l'heure où certains s'arrangent pour passer et repasser, histoire de voir et d'être vus, l'heure où s'asseyent des amoureux éperdus qui s'enlacent ou des amateurs concentrés penchés sur leurs glaces, elle avait prestement abandonné le cahier où elle traçait des lettres dans sa langue d'origine et s'était mise à grattouiller P. tout en lui susurrant des mots doux en japonais. Elle semblait avoir établi avec lui un lien de tendre complicité. 
Au bout d'un long moment, elle s'est tournée vers moi. Elle s'appelait Kyoshi et vivait depuis 22 ans en Italie. Elle regrettait de ne pouvoir adopter de chien, car elle vivait seule. Elle a dit : "Je n'ai personne, pas de mère, pas de sœur, qui pourrait s'en occuper quand je devrais aller travailler" (elle importait pour ses compatriotes du vin et de l'huile, toujours à la recherche de produits de qualité). 
A part l'attrait pour les clébards, nous nous sommes découvertes un autre intérêt commun : nous attabler à une terrasse et observer les gens déambuler (et dieu sait si, sur le Campo, des gens de tous âges, de toutes origines, de tous gabarits aimaient venir se balader). Nous avons convenu qu'observer et leur inventer des histoires, observer et s'en amuser, observer et décrypter étaient des passe-temps dont on ne pouvait se lasser. Il entrait de ces analyses autant de psychologie que d'appréciations sociologiques, autant d'imagination que de subtiles déductions.
Elle avait une conversation assez particulière, qui lui faisait dire des choses très graves sur un ton léger et des choses très légères avec une absolue gravité. Quand elle voulait acquiescer, elle prononçait aaah aaah de façon très concentrée, en fixant un coin de sa table, comme si elle était sûre d'y trouver l'assurance de m'avoir bien interprétée.
Elle ne semblait pas avoir été très heureuse dans son pays, dont elle trouvait les manières trop rigides et codifiées. Elle disait préférer l'exubérance et la spontanéité du pays qui l'avait accueillie. Parfois, dans son regard passaient des ombres fugaces, peut-être le simple reflet des nuages que le ciel drainait. Ou peut-être le signe qui rassemble ceux qui sont voués à être constamment à cheval entre deux réalités. Qui sait ? Peut-être songeait-elle qu'elle serait toujours d'une part une Asiatique particulièrement spontanée et de l'autre une Nippone jamais assez docile et adaptée ?

vendredi 24 septembre 2021

Vivre : la pagaille

 
Sanitaire, économique, sociale, mondiale, la crise est bien présente et ne cesse d'être évoquée, scrutée, analysée. Mais... ce stress personnel que chacun est tenu d'intégrer, ce stress qui agite, qui fait tanguer, qui court dans les rues et s'empare des lieux, qui envahit les existences, les perfuse et se diffuse, ce stress insidieux : en prendre pleine conscience. Éviter de naviguer dans le brouillard. Garder les yeux ouverts (et, si possible, le cœur aussi). Se garder d'ajouter du gâchis à toute cette gabegie.

jeudi 23 septembre 2021

Vivre : une fille, une femme

 
Pietà (détail) / Girolamo di Benvenuto / Pinacothèque / Sienne
 
Elle servait les repas en se montrant très appliquée, cette fille que la vie avait sans doute méchamment écorchée. Elle souriait, docile, dans ce bistrot "voué à la réinsertion", immergé dans la verdure, à deux pas du grand hôpital décati où l'on soignait les éraflures de l'âme. A un homme arrogant, elle a dit : "Nessun problema". A un autre client aussi. Et c'est quand on lui a demandé si on pouvait modifier notre commande et qu'elle a prononcé pour la troisième fois : "Aucun problème", qu'on a soudain compris ce qui motivait sa présence en ce lieu : elle était quelqu'un à qui on avait appris à répondre calmement et immanquablement qu'il n'y avait aucun souci, quels qu'aient pu être les échos à l'intérieur de son être, et les remous, et les peines, et les ennuis.

 
Couronnement de la Vierge (détail) / Il Beccafumi / Pinacothèque / Sienne

Très mince sans frôler la maigreur, élégante sans aucun ornement, tresse dorée flottant sur des épaules sans âge, sac à dos et souliers de marcheuse aguerrie, elle descendait en ce dimanche matin la rue qui menait aux collines. Elle semblait sourire, mais dans les faits, elle ne souriait pas. Elle écarquillait seulement des yeux émerveillés sur tout ce qu'elle trouvait sur son passage, soucieuse du moindre détail : heurtoirs, arcs gothiques, portes anciennes, couleurs caressées par la lumière. Là où d'autres auraient poursuivi un but et suivi un chemin, elle était son chemin, présente à toute découverte, admettant d'être séduite, prête à être stupéfaite. Absorbée, elle devenait aussi flamboyante que tout ce qu'elle découvrait.

mercredi 22 septembre 2021

Vivre : le passage


 
Dans la nuit imperturbable, comme un souffle clair, une présence, une rivière.
Les pavés, pris de tremblements, ruisselaient, drainant des flots de lumière,
reflets fuyants engloutis par les pierres, larmes d'argent, poissons éphémères.
 
(décidément je ne me lasserai jamais de cette Porta Romana)
 


mardi 21 septembre 2021

Vivre : de ville en ville

 


 
 Autre ville, autres toits, mais... n'étaient-ce pas les mêmes nuages ?
N'étaient-ce pas les mêmes présences en voyage qui s'en allaient
de crêtes en crêtes rejoindre d'autres ocres et d'autres mirages ?


lundi 13 septembre 2021

Vivre : impermanences

 
Arles, depuis la terrasse du musée Van Gogh
 
 J'ai dans la voix, certains soirs,
Quelque chose qui crie,
Mélange d'un chant barbare
Et d'un ciel d'ltalie...
 
C'est beau, une ville par-dessus ses toits,
tandis que ses tuiles accueillent l'or du soir
invitées par les nuages à de longs voyages.
Tout paraît si ample, si placide, depuis là-haut.
Tout retrouve son évidence et son ordre fauve.
Besoin d'autres toits, besoin d'autres partances,
attente d'autres Suds et d'autres expériences. 


(avec la voix de Chimène, naturellement) 


dimanche 12 septembre 2021

Vivre : admettre

 
Ferretine (détail) / Claude Garache / Musée Granet /  XXe / Aix-en.Pce

Tant d'interrogations à accepter.
Les laisser être, les laisser cheminer.
Les laisser vivre, suivre leur route.
Un jour peut-être : parvenir à cerner.

samedi 11 septembre 2021

Regarder : de l'ancien au nouveau

 

On va pas se mentir, comme disent certains : la perspective d'aller découvrir la tour ne m'emballait pas. En matière d'architecture, j'aime ce qui est épuré et relève d'une évidence, je n'ai guère de goût pour ce qui est alambiqué, sinueux, déstructuré. Avec leurs élaborations partant dans tous les sens, les projets de Franck Gehry sont loin d'avoir ma préférence. J'imaginais cette construction comme une verrue, comme une offense faite à la ville romaine, populaire, rugueuse, un brin aguicheuse et un brin canaille.
 
Or, en ce dimanche matin, découvrant le site bien avant l'heure d'ouverture, tournoyant dans le parc, découvrant ses allées, ses recoins et ses aménagements, je me suis prise au jeu et très vite sentie subjuguée par les lieux. Je les ai éprouvés comme accueillants, bienveillants. Je n'ai senti aucune intention de rivalité avec les ruines et les palais qui trônaient à proximité. Les ai perçus au contraire désireux de vivre en bonne harmonie et en évidente continuité avec leur passé prestigieux ou laborieux.



Au cœur du site, face à l'étang, une femme se tenait assise, digne et absorbée. Elle paraissait entretenir un dialogue étroit avec quelques nénuphars qui flottaient au-devant d'elle. C'était en effet un lieu parfait pour méditer, pour attendre ou pour rêver. 
R. s'est engagé dans le corridor de Carsten Höller et je l'ai suivi, distraitement, sans y prendre garde. C'est alors que, voulant le rejoindre, je me suis retrouvée successivement devant sept portes coulissantes fermées, et tandis que j'avançais, avec sept portes coulissantes qui se refermaient l'une après l'autre derrière moi. Je pensais à chaque fois parvenir à l'atteindre et je ne l'atteignais pas. Le temps que je parvienne à l'air libre - combien de temps cela avait-il duré ? quelques secondes à peine, je crois -  et pourtant, j'avais expérimenté toutes sortes de vertiges et de peurs. Oui, en une vingtaine de pas, j'avais ressenti les affres de l'arrachement, la terreur d'être abandonnée, le soupçon d'être à jamais enfermée.
 
Seven Sliding Doors Corridor / Carsten Höller / 2021
 
Dehors, sous un soleil insolent, la nature continuait de déployer sa lumineuse sérénité. Et puis, on redécouvrait les ateliers, les anciens ateliers désaffectés, qui récupéraient une identité. Être exclu, se trouver inutilisé, c'est dur pour un ouvrier, c'est malheureux pour un atelier. Là, se déployaient des espaces de recherche, d'exploration, de créativité. 
 
After Uumwelt / Peter Huyghe
 
Sur le site, le public qui commençait à arriver se dispersait entre les différents espaces. On sentait circuler des envies de lenteurs, d'observations ou de douces confidences. Des familles chargées passaient, qui s'apprêtaient à passer la journée dans ces jardins, décontractées, en invitées.
 

 
 
Krauses Gekröse / Franz West / 2011 et ateliers
 

A l'intérieur de la tour, tout n'était que lumière et tournoiements. Apparemment, les visiteurs appréciaient leur expérience (ça se devine, ça se voit, quand les gens se sentent à l'aise dans un endroit : ils se risquent, ils s'aventurent, ils testent, il reviennent sur leurs pas, ils jouent, ils traversent, étonnés et curieux, ils font comme s'ils étaient chez eux).




Oui. C'est exactement cela : les lieux réussis et inspirants sont ceux qui vous prient d'entrer tout simplement et une fois qu'on a fait le pas, on s'y sent arrivé chez soi.


vendredi 10 septembre 2021

Regarder : compassions

 

 Jacob / 2020
 
Deux œuvres m'ont particulièrement marquée. Je suis restée longuement devant elles. Ensuite, je suis revenue les considérer. Pourquoi ces images de larmes m'ont-elles tant touchée ? 

Je ne savais rien du contexte de création. Ne rien connaître du contexte permet de laisser la photographie nous absorber dans un lien fort où notre interprétation personnelle et nos émotions s'entremêlent. Moins l'on en sait sur ce qu'on découvre et plus l'on est confronté à soi, c'est une évidence. Cet enfant me ramenait-il à mon enfance ? Plus largement : à toutes les larmes de l'enfance ? 
 
A nous fixer intensément, serré de près dans ce portrait, ce petit être exhibe sa souffrance. Il semble à la fois fier et sans défense. On peut se raisonner, se dire que le papa et le sparadrap sont à deux pas. On peut imaginer la balançoire qui a dévissé, le vélo qui a glissé. On peut aussi craindre des coups, de la violence, des meurtrissures qui laisseront d'irrémédiables traces. On peut supposer, soupçonner, trembler. On se rend compte que le mental cède vite la place au corps quand il s'agit d'observer et de comprendre les douleurs. C'est par le biais de notre chair que l'on saisit toutes les blessures de la vie.

(Dans les faits, Jacob est le fils du photographe sud-africain Pieter Hugo. Cette image a été prise durant le confinement que l'artiste a passé sur la côte d'Afrique du Sud avec son épouse et leurs deux enfants. Le texte présentant le cadre de ce travail se trouve ICI )

Bas Jan Ader / Too sad to tell you

L'artiste hollandais Bas Jan Ader, né en 1942 et décédé à l'âge de 33 ans, a réalisé en 1970 cette vidéo intitulée "Trop triste pour t'en parler" où on le voit pleurer, affligé et inconsolable, pendant de longues minutes. Un extrait ICI. Qu'est-ce qui l'a mis dans cet état émotionnel ? Quel déchirement intérieur a-t-il pu provoquer un chagrin aussi intense ? Qu'est-ce qui l'a à ce point meurtri ?
 
On le regarde. On éprouve de l'empathie. On imagine, ici aussi, sa peine. A-t-il été abandonné ? Humilié ? Dénigré ? Face aux larmes qui coulent, face à une si poignante épreuve, on pourrait se sentir voyeurs, ou mal à l'aise,  mais on ne le vit pas comme ça, parce que sa souffrance va rejoindre la mémoire d'anciennes souffrances qui sont les nôtres et l'on se découvre unis par une même profonde et indéniable appartenance : celle de tous ceux que la vie a malmenés d'une façon ou d'une autre. On se sent moins seul et presque consolé d'un mal profond qui ne nous a jamais quitté.
 
(La légende dit : "Comme le suggère le titre, le motif de cette crise de larmes reste volontairement opaque. Toutefois, avec le temps, les critiques ont avancé qu'elle était en rapport avec le père d'Ader, exécuté par les nazis pour avoir hébergé des Juifs durant la Seconde Guerre mondiale. Le film d'Ader, qui interroge la solidité de la masculinité et déboulonne du même coup l'idée que "les garçons ne pleurent pas", sonde les limites des performances traditionnelles de la masculinité tout en ouvrant une brèche vers des masculinités émotionnellement plus expressives.")

Possible. Ou pas. On pourrait ajouter que le plus important n'est pas de savoir ou de présumer (puisque les interprétations appartiennent à ceux qui les émettent). Le plus important, c'est sans doute de se sentir impliqués, concernés, en phase avec cet instant d'humanité.

Pieter Hugo, Être présent, 100 portraits en buste, Palais de l'Archevêché, Arles.
Masculinités, Ateliers Luma, Arles. 
 

jeudi 9 septembre 2021

Regarder : à travers les âges, à travers le temps...

 
 Porte de Saint-Cloud / 1960
 
Là-bas, j'ai croisé tant de regards, sur papier, sur toile, sur des murs et des écrans, ou sur ma route chemin faisant, des adultes, des vieillards, des enfants, et ces gens, morts probablement ou peut-être quelque part encore de ce monde, c'est à se demander ce qu'ils sont devenus, tous ces gens, rencontrés l'espace d'un moment, intensément (pense-t-on jamais assez à cet échange étrange, fort et lancinant, qui nous lie à travers les territoires et à travers les années, à des êtres qui ont été, mais que l'arrêt sur image a su garder infiniment vivants ?)

Mendiant / Tolède / 1955

Les enfants : ces regards intenses et pénétrants, cette présence au monde si puissante malgré leurs jeunes années, ils semblaient vivre et penser et être avec tant de force et de détermination. A les regarder, on pouvait deviner l'adulte qu'ils deviendraient... si la vie ne se chargeait pas de les broyer avant (en regardant, on se prenait à espérer que le destin avait su faire preuve de clémence, qu'il avait su disperser devant eux quelques petits cailloux blancs de chance)

Marseille, 1958

 
Sainte-Marie de la Mer, 1960
 
Qu'êtes-vous devenus, enfants gitans, enfants des rues, enfants de crasse et de survie, enfants canaille et enfants débrouille, quelle trajectoire avez-vous donc suivie après que Sabine, petite lutine, petite fée curieuse, avait capté vos facéties, vos désespoirs et vos embellies ?
 
New-York, 1955
 
Et puis, parce qu'il faut bien se rassurer, parce qu'il faut bien terminer en mode léger, au bout du compte on poussait un soupir de soulagement en constatant que certains enfants perdus finissaient par être retrouvés... oui, que pour certains on pouvait se dire : tout est bien qui finit bien...

New-York / Bureau des objets perdus - parapluies / 1955

 
Photographies de Sabine Weiss / exposées à la chapelle du Museon Arlaten / Arles Rencontres
 

mercredi 8 septembre 2021

Vivre : les heures pâles

 

 
Dans l'air évanescent, peu de sons, un cri, deux battements.
Encore somnolente - le voyage, ses étapes, ses ralentissements -  
me souvenir des belles images, kaléidoscopes en noir et blanc. 
Au loin, un paddle, comme un lent soupir poussé par l'étang.
 

vendredi 3 septembre 2021

Regarder : une île aux trésors

 
SMITH, sans titre, série Désidération / sur affiche des Rencontres 2021
 
Le moment de partir est venu. Il s'agit d'aller au-devant de rencontres essentielles. L'an dernier, rendez-vous effacés, grand vide, cruauté des rues désertées, le manque avait été brutal... A présent, à nous de dénicher d'autres possibles, d'autres réalités, d'autres possibles réalités. Un grand bol d'air pur au cœur de la ville, un grand souffle clair au fond des chapelles, une grande marée de lucioles envahissant les ruelles, le moment est revenu d'ouvrir nos regards comme des fenêtres. Ouvrons, ouvrons donc. Place aux images et place à la fête!

jeudi 2 septembre 2021

Vivre : sans savoir pourquoi

 

Pourquoi la bise souvent glacée au petit matin me soulève-t-elle d'allégresse dès les premiers jours de l'automne (oui, foin de calendrier, ici l'automne s'est déjà installé)? Pourquoi au réveil déjà, entre mes draps,  ai-je la sensation un brin déconcertante que toutes mes questions irrésolues sont tapies, quelque part très loin, et que - pensée magique totalement magique - elles ne pourront plus jamais me rattraper ? Pourquoi une énergie folle me permet-elle d'inventer des recettes, des solutions toutes faites, et aussi d'entreprendre des escalades et de rembobiner  toutes sortes de dossiers enchevêtrés ? Pourquoi l'eau froide, très froide, insolemment froide du lac au passage du Général Guisan à 9 heures 46 me semble-t-elle la meilleure des thérapies ? Pourquoi en cette saison suis-je spécialement présente au présent et, quel que soit l'adversaire, suis-je toujours aussi sûre de mon revers ? Impossible de savoir. Toujours est-il que ces semaines qui papillonnent bercent mon cœur d'une ardeur qui m'étonne et je bénis le monde qui m'entoure pour tous ses sourires et pour tous ses ressorts.

mercredi 1 septembre 2021

Lire : (d)écrire une guerre

 

 
A l'heure où les devantures des librairies invitent à découvrir les nouveautés littéraires, les nouvelles du monde nous ramènent à de douloureuses réalités : Kaboul n'en a pas fini avec les bombes, avec le désespoir, l'enfermement et la violence. Suis allée me replonger dans les Lettres contre la guerre que Tiziano Terzani avait publiées il y a près de vingt ans.

Tiziano Terzani, né en 1938 dans un quartier populaire de Florence et décédé en 2004, était un journaliste qui a collaboré à plusieurs grands quotidiens de son pays. Il a travaillé aussi pour l'hebdomadaire allemand Der Spiegel dont il fut pendant près de 30 ans un des correspondants en Asie. Fin connaisseur de ce continent, envoyé spécial, il a couvert tous les principaux conflits de son époque dans ce vaste territoire. Ses livres sont passionnants, parce qu'ils décrivent tout à la fois les réalités historico-géo-politiques auxquelles il a été confronté et aussi la trajectoire d'un homme qui n'a  jamais cessé d'évoluer tandis qu'il interrogeait le monde autour de lui. Une grande figure d'intellectuel.

Lettres contre la guerre recueille huit textes rédigés durant les mois de tourmente qui ont suivi l'écroulement des Tours Jumelles, quand l'Occident s'est trouvé en proie à l'incrédulité et au désarroi. Ils ont été écrits pour certains depuis la Toscane (à Orsigna et à Florence), pour d'autres durant son périple au cœur de la révolte islamiste.
 
La première lettre, datée du 14 septembre 2001, a été publiée par le quotidien Il Corriere della sera. Alors que le monde occidental ébranlé se demandait quelles mesures adopter face au risque terroriste et s'interrogeait sur les réalités du monde musulman, Terzani, un personnage qu'on ne peut accuser de naïveté ou d'angélisme, invitait l'opinion publique à ne pas foncer tête baissée dans un conflit lourd de conséquences. En connaisseur du terrain, il exhortait à ne pas confondre islam et terrorisme, à tenter de comprendre l'origine et les raisons de la colère émergeant du monde musulman, entre autres les effets pervers de la mondialisation. Tout en observant ces sociétés porteuses d'autres cultures et d'autres valeurs, il posait un regard distancé sur l'Occident et ses dérives consuméristes. Le lire, c'est s'approcher pour connaître l'Autre sans cesser d'adopter une démarche autocritique envers soi-même.

Cette première Lettre publiée le 16 septembre donna lieu à une énorme polémique en Italie, dans la rue mais surtout parmi les intellectuels. La réaction la plus vive fut celle d'Oriana Fallaci. Comme Terzani originaire de Florence, journaliste et écrivain, grand reporter ayant interviewé tous les grands de l'époque, résidente à Manhattan au moment des attentats, elle lui répondit par le même biais avec une très longue lettre (4 pages entières) intitulée "La rage et l'orgueil". Dans cette Lettre, elle prônait une réponse impitoyable contre le offensives terroristes, mettait en garde contre l'invasion musulmane en Occident (n'hésitant pas à faire un amalgame entre religion, terrorisme et culture, associant sans nuances islam et islamisme). Quelques mois plus tard, elle publia sous le même intitulé un livre, dans lequel elle développait ces idées. Précisons qu'Oriana Fallaci était une femme exceptionnellement douée et persévérante, dotée d'un grand courage professionnel et personnel, qui s'était engagée dans la résistance anti-fasciste à l'âge de 14 ans. Réduire cette personnalité complexe à une figure d'extrême-droite serait totalement erroné. Elle n'était pas "n'importe qui" et c'est sans doute pour cette raison que ses idées ont pu trouver une plate-forme et un énorme écho en 2001.
 
Dès octobre 2001, profondément affecté par ce débat houleux, Terzani est parti faire une série de reportages à Peshawar, à Quetta, à Kaboul, ainsi qu'à Dehli. De ces compte-rendus de voyages émerge une vision nettement plus nuancée de la réalité vécue au Moyen-Orient. Terzani prend des risques, observe, interroge et se désole face à la folie de ce monde qu'il considère de manière élargie.
Totalement lucide face à la brutalité des mouvements en action, il mettait cependant en garde contre le risque de s'engager dans une escalade symétrique, de foncer tête baissée contre un ennemi qu'on connaît mal, sans essayer de comprendre ses raisons et les origines de son hostilité. Il invitait à une analyse approfondie des deux conceptions qui s'affrontaient et à poser un regard sans concession sur le monde occidental. "Aucune guerre n'a fait en sorte que se terminent les guerres" écrit-il. Et il en appelle à "... un monde plus juste. Un monde dans lequel ceux qui ont beaucoup se préoccuperont de ceux qui n'ont rien; un monde régi par des principes de légalité et inspiré par un peu plus de moralité."
 
Le 8 octobre, juste avant de partir, il s'était adressé directement à Oriana Fallaci dans une lettre intitulée "Le sultan et Saint-François", hébergée dans le même journal. Il lui disait par exemple : 

"Nous devons cependant accepter que pour d'autres gens le "terroriste" puisse être l'homme d'affaires qui arrive dans un pays pauvre du Tiers Monde avec dans sa mallette non pas une bombe mais les plans pour la construction d'une fabrique chimique qui, à cause des risques d'explosion et de pollution encourus, ne pourrait jamais être construite dans un pays riche du Premier Monde. Et la centrale nucléaire qui provoque des cancers chez les habitants des environs ? Et la digue qui démantèle des milliers de familles ? Ou simplement la construction de multiples petites industries qui bétonnent des rizières centenaires, transformant des milliers de paysans en ouvriers  pour produire des chaussures de sport ou des radios, jusqu'au jour où il sera plus avantageux de délocaliser ce type de travail et comme il n'y aura alors plus de champs pour cultiver le riz les gens mourront de faim ?"
 
"Il ne s'agit pas de justifier, ni de pardonner, mais de comprendre. Comprendre, parce que je suis persuadé que le problème du terrorisme ne se résoudra pas en tuant des terroristes, mais en éliminant les raisons qui les rendent tels."
 
Vingt ans plus tard, en assistant impuissants au retrait des Occidentaux et à leurs tentatives plus ou moins désespérées de quitter le bourbier afghan avec un maximum de civils alliés, on se dit que le discours de Terzani est d'une brûlante actualité. Ses analyses permettent de prendre du recul au moment même où les actualités nous bombardent d'images choc et de chiffres délirants.
 
Fallaci et Terzani sont décédés maintenant depuis une quinzaine d'années (tous deux atteints d'un cancer et tous deux soignés aux USA : on est frappé de considérer à la fois les différences et les similitudes dans leurs trajectoires). Jusqu'au bout, ils ont chacun campé sur leurs positions. Il est intéressant de lire avec quelques années de recul leurs textes respectifs ICI et ICI. Il est aussi terriblement attristant de constater que rien n'a vraiment changé dans le débat depuis lors.
 
Version originale : Lettere contro la guerra, Longanesi, 2002, TEA, 2014