mardi 31 octobre 2023

Vivre : de fil en kiwis

 


Le marché de Casale M. est un des plus rugueux que je connaisse. Ici, rien de joli : on y vient pour trouver le strict nécessaire et pour faire des affaires. Vendredi, la place bruissait de mille salutations, conversations et interjections à propos de tapis, de casseroles ou de victuailles. En cette fin de saison, pas un seul touriste sur la piazza Castello, mais quantité de ménagères et de retraités rassemblés autant pour acheter que pour socialiser. 
Après quelques repérages, je me suis approchée d'un stand où de magnifiques artichauts sardes étaient exposés. J'en ai choisi une dizaine les imaginant déjà sautés avec de l'ail et du persil. Les trois Marocains qui tenaient boutique semblaient bien décidés à liquider leurs marchandises avant la fin de la matinée. Ils m'ont proposé des citrons (magnifiques et trop gros pour répondre aux calibrages imposés), des tomates qui ne demandaient qu'à être transformées en sauce (ce qui fut diligemment exécuté), des noix, véritables trésors de potassium qu'on me fit goûter, des bouquets de piments rouge flamme. 
Au moment de payer, je me suis vue transportée en plein Mahgreb : tout ce que j'avais demandé avait quasiment été doublé en quantité. J'aurais pu nourrir toute une smala avec ce qu'on me pressait d'acheter. Impossible. Irréalisable. Refus de ma part. Refus rejeté. Une âpre négociation a commencé. Nous avons fini par convenir d'un prix (par bonheur quelques clients pressaient pour être servis, faute de quoi nous y aurions passé la journée). Je suis donc repartie avec deux fois plus que le nécessaire pour un montant jubilatoire.
 
Rentrer de voyage ici n'est jamais une opération de tout repos. Il ne s'agit pas seulement de défaire ses bagages : les aliments rapportés réclament cuisson, mise en pot et congélation. Sans compter bien sûr l'opération réseautage auprès du voisinage. Les excédents furent distribués. Il fallut vitaminer les uns et expliquer aux autres comment apprêter les Asteracées. 
 
Le rapport avec la photographie ci-dessus ?  Certains voisins étaient en pleine cueillette de kiwis. Cette années leurs actinidiers ont donné avec une extrême générosité. Nous nous sommes retrouvés avec deux caisses de vitamine C. Nous savons comment amener progressivement les fruits à maturité (hermétiquement enfermés en compagnie d'une pomme), mais il y en avait objectivement trop pour nos besoins.
Le lendemain, nous avons donc déposé à Berne devant la caisse à livres un plein cabas avec une invitation à se servir. Une heure plus tard, le sac avait disparu. A 80 centimes la pièce au supermarché, il y avait de quoi régaler en bio kilomètre zéro une famille pendant toute une semaine (et joyeusement alléger son portemonnaie).


lundi 30 octobre 2023

Vivre : oser savoir

 
Bombay / 1983 / Steve Mc Curry / Castello di Pavia / 2018
 
Parfois, la vie ici, si calme. Le signe de remerciement, et parfois l'étonnement, à voir des gens croisés sur le chemin remplis de prévenance. Les perroquets plus bas qui piaillent durant des heures et le voisin Ch. qui doit récupérer de sa nuit mais ne songerait jamais à s'en plaindre. 
La violence, ailleurs. Parfois, la tentation est grande de couper le son, d'éteindre. Ne plus voir, ne plus savoir, ne plus être conscients de toute cette déferlante. Bien trop souvent les mots sont de trop. Trop de commentaires, trop de blabla, trop d'experts qui ne savent que répéter et révéler leurs manques. Les mots sont de trop et en définitive seules quelques images racontent. Comme celles-ci.
Il suffit de peu à nos yeux, s'ils refusent de se détourner, s'ils refusent l'indifférence. La folie est là. Lointaine et proche à la fois. Les émotions s'invitent en yoyo, la peur, la rage, le sentiment d'impuissance. Que faire ? 
Que faire ? Accepter de regarder et de décrypter, accepter de voir et de savoir, accepter de recevoir les pièces à supposition, sinon à conviction, qui déboulent en nombre pour s'efforcer de se faire une opinion. Et tenter de ne pas désespérer du monde.

dimanche 29 octobre 2023

Vivre : le glucose qu'on nous propose

 
Just before now / Olafur Idriasson / Palazzo Strozzi / Florence / 2022
 
Placardés dans les rues, affichés au bord des nationales, proposés par mailings à la chaîne, des cadeaux, des propositions, des réductions. Est-il possible que nous ayons vraiment à ce point besoin de compensations ? De quoi manquons-nous si cruellement pour qu'un rabais offert soit censé nous attirer comme un aimant ? Sommes-nous vraiment si affamés qu'un supplément de n'importe quelle sorte nous paraisse alléchant ? D'où viennent donc tant de relances, tant de fringales pour des choses et des choses et des choses affreusement inutiles, terriblement banales ?

samedi 28 octobre 2023

Voyager : sortir du brouillard

 

Emmener le chien a toujours un impact sur nos voyages. La noble demeure avait un énorme parc et un charme fou. Malheureusement on y trouvait aux murs des photographies à la gloire de l'ère fasciste et des relents de moisissure. Il m'a dit : Partons. Nous nous sommes empressés de quitter les lieux pour rejoindre d'autres visions, sous de meilleurs augures.




 

vendredi 27 octobre 2023

Vivre : ici et ailleurs

 

Certains matins, le rien - ou presque : un soupçon de Jura, la ligne des rives, une tige qui voltige - et dans ce rien me sentir si bien... (ailleurs, très loin : les appels, les messages, les tensions, les aberrations, les obligations, les délais, les offres, les actions, les corrections, les rectifications, les déclarations, les dépêches, tant de choses qui se passent) ... ici, le rien, des ailes qui tournoient, une truffe qui frémit, des clapotis et la conscience profonde d'être en vie...

jeudi 26 octobre 2023

Vivre : soirs d'octobre...

 


... ces moments où les vents nous rendent peu à peu le Jura, et les villages, 
avec leurs souffles et leurs couleurs, nous restituent les champs noyés de lumière,
et l'énergie de la reconquête, l'aspiration à connaître, les désirs d'aventure...


mercredi 25 octobre 2023

Vivre : charge / décharge

 
Funambule / Jean-Michel Folon / original : 1971 /  Salines / Arc-et-Senans / 2023
 
 
ah le poids, le poids des choses qu'on devrait faire et qu'on ne fait pas... 
plus elles traînent et plus elles pèsent, vous tirent vers le bas...
dès lors... pas une seconde à perdre : allège-toi !

mardi 24 octobre 2023

Vivre : au ralenti

 
Tête de saint / cloître de Saint-Trophime / Arles
 
L'homme avait le regard bovin. Ou triste. Ou les deux. A un certain moment, la femme devant lui à la caisse lui a glissé : j'ai oublié le sucre, je vous en prie allez-y si vous êtes pressé. Il n'a pas réagi. Ou pas compris. Il était comme ces énormes paquebots qui mettent du temps à modifier leur trajectoire. Quand la femme est revenue en tendant son paquet, à peine quinze secondes s'étaient écoulées. La caissière avait juste eu le temps d'expirer. Mais l'homme a grogné son mécontentement. La femme lui a souri et il a grogné une nouvelle fois. On aurait dit que ces quinze secondes l'avaient privé de l'abyssale solitude qui l'attendait et qui avait probablement fini par rendre son regard bovin. Ou triste. Ou les deux à la fois.

lundi 23 octobre 2023

Lire / Ecouter : se construire un logis

 Vierge et enfant entourés de huit anges (dét.) / Lo Zoppo / Le Louvre / Paris
 
Au Book Club, il y a depuis la rentrée cette question fondamentale que Marie Richeux pose à ses invités : Est-ce que vos livres font maison ? Le mois dernier elle avait abordé le sujet avec le surprenant Bertrand Belin en lui disant : "Dans n'importe quel endroit du monde, très rapidement, une certaine pile de livres, ça peut faire maison" et le chanteur avait acquiescé : "Oui, depuis 1988 quand je suis arrivé à Paris, à dix-huit ans, j'ai pris soin tout le temps des livres, et même si je n'avais que ça, une pile de livres, ça suffisait déjà, et souvent il n'y a pas besoin de beaucoup plus, une pile de livres par terre, à côté du matelas. Ils sont devenus des compagnons, en tant qu'objets, ils me renvoient la lumière, avec leur bleu ou leur jaune, avec la qualité de leur papier,  j'aime les avoir autour de moi. C'est pour faire un logis."
 
Avec des livres judicieusement élus, on réussit à se consoler, à se réfugier, à s’interroger, à se comprendre, à se retrouver. La bibliothèque de base nous accompagne tout au long de notre vie, elle nous ramène à l'essentiel. Elle parle de nous, elle nous révèle. "Dans la bibliothèque de" est une série du Book Club qui met en évidence le lien subtil entre une personne et ses livres. Parlant des livres que l'on aime, on ne peut pas tricher, ni frimer. L'auditeur sent très vite ce que l'invité a lu - ou pas - et il n'y a pas besoin d'avoir tout lu, ni d'avoir lu en entier. Quand quelqu'un avoue : je n'ai parcouru qu'un chapitre, qui m'a marqué, ou alors : je dois encore trouver le moment adéquat pour aborder ce roman, il parle avec sincérité et ça se sent.
 
La semaine suivante, une académicienne n'en finissait pas de décliner tous les ouvrages lus, relus, à lire qui encombraient son logement. A l'entendre, on n'entrevoyait que débordement et incapacité de trier. Instinctivement, on reculait devant cette absence d'épure, ce déferlement de savoirs. On se sentait étouffer. On n'aurait jamais pu vivre là, emmurés. Les livres font maison, ils ne sont pas une prison.

dimanche 22 octobre 2023

Vivre : mûrir l'hiver

 
Sienne

 
Face aux longues journées ennuagées, ennuagées et pluvieuses, pluvieuses et pouvant se révéler ennuyeuses, accepter. Accepter de ne plus se lever d'un bond pour courir au-devant des reflets dansants sur le lac clapotant. Accepter les pertes (la lumière, les chants, les nuages roses, et puis jaunes et puis blancs). Accepter de voir mourir une abeille sur le sol, au soleil pâle et impuissant. Accepter les passages des renards émaciés, les réclamations des pies affamées. Accepter l'insecte qui cogne contre la vitre où il est venu se réfugier. Accepter la contrariété de laisser partir tant de choses aimées - mordre dans un fruit mûr, cueillir de pleins paniers, plonger, boire la tasse et replonger - accepter l'irritabilité. Admirer le rouge des feuillages piétinés, patauger dans les flaques, se rire des averses. Se souvenir des sucs dégoulinants, se réjouir des marrons glacés. Entre pincements et plaisirs, parvenir - tout doucement - à donner le tour.

samedi 21 octobre 2023

Vivre : still life / 137

 

Les températures ont chuté. Les premières pluies tenaces sont arrivées. La pompe à chaleur s'est mise à ronronner. Me voici enfin arrivée à la fin de mon projet : un pullover en pure laine destiné à mon bien-aimé. En rediscutant de notre chauffage, après le succès de nos décisions prises l'hiver dernier, l'échange fut animé. Il est frileux (très) alors que je peux marcher à pieds nus dans la neige pour aller nourrir nos voisins de la forêt. J'envisageais de ramener la température moyenne à 18 degrés. Il tenait mordicus à celle de l'an passé : 19°. Chacun devait faire un effort, faute de quoi nous aurions eu sérieusement maille à partir. Il a accepté la baisse, moyennant le fait de pouvoir se glisser, pendant ses longues séances d'écriture immobile, dans un gros lainage bien chaud, modèle unique réalisé au fil de mon inspiration. J'ai donc accepté de me remettre au tricot et, comme j'avais rangé aiguilles et pelotes depuis des décennies, j'ai dû faire appel à quelques tutos (incroyable, toutes ces femmes dotées d'une patience d'ange vous expliquant point par point tout ce que vous avez oublié). 
Ouf! Je suis en train d'achever mes dernier rangs (reconnaissante envers tous les podcasts qui m'ont accompagnée, diminuant mon inculture, augmentant ma curiosité). Ce week-end pluvieux sera consacré à rassembler les pièces. Ouf! Soulagement : maintenant... les frimas peuvent être affrontés.

vendredi 20 octobre 2023

Vivre : ce 20 septembre, à 8h 49

 
Franziskanerplatz /Vienne / au Kleines Café on sert bon nombre de ce svariétés : ICI
 
 
La fille a déboulé sur la terrasse. Elle a embrassé sa copine. Un an déjà, comme le temps passe. Oui. Les enfants grandissent, oui, une chance ce nouveau poste. Enfin, le serveur est arrivé. Elle lui a demandé une verveine. A expliqué à son amie : l'année dernière, décision radicale, plus d'alcool et plus de café, "et je me sens très bien ainsi" (c'est vrai qu'elle paraissait en forme - ses longs cheveux brillants, son corps délié - tandis qu'elle se mouvait pour mieux raconter).
 
Instantanément, face à mes tartines, j'ai visualisé ma consommation de caféine : six ou sept tasses quotidiennes, ristretto, doppio, macchiato, à toute heure en toute circonstance sa déclinaison. Inexplicablement, je me suis décidée : un seul café, un vrai, le matin et puis plus rien. 
 
C'était il y a un mois exactement. Depuis, aucune dérogation à la règle.  Qu'est-ce qui a motivé le déclic ? Va savoir. Ai-je connu une amélioration dans ma santé? Difficile à dire. Depuis des années, vivais-je une sorte d'addiction ? Je l'ignore. Tout ce que je sais, c'est que cette absorption répondait à un réflexe bien plus qu'à un besoin. Qu'est-ce que vous prendrez? demande le garçon et les trois quarts du temps, comme pris au dépourvu, on répond : un café. As-tu le temps d'aller boire un café ? lance-ton à l'ami retrouvé. Le café est plus qu'une substance, c'est un art de vivre et de se rassembler. J'ai aussi appris que rien n'est figé, institué, tout peut se remodeler, de multiples portes peuvent s'ouvrir, question d'envie ou d'opportunité.

Enfin, une chose est certaine : depuis qu'il n'y en a qu'un, un seul à savourer, le déguster est devenu un moment de présence incomparable en débutant la journée.

jeudi 19 octobre 2023

Vivre : cette Toscane oubliée

 

 
La nuit là-bas les hameaux : des grappes de lumignons déboulant des collines,
des perles éparpillées, fils cassés, échappées à leur collier.
Au matin : de paisibles chatons que les rayons peinaient à éveiller.

mercredi 18 octobre 2023

Vivre : comme un ancrage

 
Bénitier (vertu cardinale : la prudence) / Nicola ou Giovanni Pisano / San Giovanni Fuorcivitas / Pistoia
 
 
Une fois ta décision prise, point de tergiversation, point de regret ou de reconsidération :
tiens-toi ferme, assume, avance vers le seul choix possible, seule et unique option.
.

mardi 17 octobre 2023

Vivre : une rencontre

 
Madonna con bambino (détail) / G.F. Maineri / Pinacoteca dell'Accademia Albertina / Torino


La femme, ses mains d'artisane, sa manière lente de faire danser son pendentif comme un bébé funambule, d'un côté à l'autre de son cou, la femme, bien dans sa peau, bien dans ses rides, la femme, ses mots mesurés, ses yeux ensoleillés, m'a soudainement éclairée. Elle avait un je-ne-sais quoi de vif dans le regard. A un certain moment, elle a prononcé le mot "lumineux". Il y a ainsi des gens qui vous apportent ce qu'ils sont et, avec ce qu'ils sont, une réponse à des questions. Cela s'appelle une rencontre.
 

lundi 16 octobre 2023

Vivre : par la bande

 

 
et voici que les quatre saisons s'invitent tout le long d'une même journée : 
l'automne aura-t-il enfin le dessus sur l'été ? l'hiver trouverait-il à s'annoncer ?
sur les chemins, ça et là quelques pâquerettes, comme au printemps dernier.
 


dimanche 15 octobre 2023

Voyager : via Can bianco numero 29

 

Non : la publicité n'était pas mensongère.
Deux fois par jour la montre Revue donnait
exactement l'heure.

samedi 14 octobre 2023

Vivre : perceptions

Bénitier (détail : une des vertus théologales) / Nicola ou Giovanni Pisano / San Giovanni Fuorcivitas / Pistoia

 L'intuition : l'aube d'une solution.

 

vendredi 13 octobre 2023

Vivre : à la découverte

 

Pars à la rencontre de ton ombre,
cette part mal-aimée (mal connue?)
de toi
qui te fais peur, que tu n'explores pas.
Pars. Va.

jeudi 12 octobre 2023

Vivre : chaque chose en son temps

 
Vue du pont Salario sur le Teveronne / M.F. Granet / Musée Granet / Aix-en-Pce
 
Ces derniers temps, l'expression qui revient constamment, 
gain de temps, recours face à de multiples mystères :
on cherchera le pont quand on sera à la rivière.

mercredi 11 octobre 2023

Vivre : musiques

 

 
Parmi toutes les belles musiques de l'automne (une armada d'étourneaux s'élançant d'un même battement d'ailes dans le ciel acier, des glapissements dans la forêt, des crissements légers - un nain, peut-être? ou alors une fée? -, le son atténué de la dernière prune quittant la plus haute branche pour venir débouler à nos pieds, une châtaigne bien décidée à quitter sa bogue pour s'en aller vivre sa vie sur la chaussée, trois corneilles péremptoires exigeant leurs croûtes à grands cris - comment savent-elles qu'on vient de trancher du fromage pour midi? -), parmi toutes ces musiques, y a-t-il plus beau son que celui d'un tracteur cahotant sur la route, s'empressant d'aller livrer les récoltes à ceux qu'elles doivent rassasier?

mardi 10 octobre 2023

Vivre : les matins, saluer le Rhône

 

Béni soit le chien, sans les appels duquel
on ne verrait pas s'éveiller les citadelles.

lundi 9 octobre 2023

Regarder : la ville dans la ville dans la ville

 
Forêt corinthienne / Eva Jospin / Chambre antique du Camérier / Palais des Papes
 
 
 Mon travail accorde une grande place aux récits qui ne seront jamais faits.
J'essaie de créer des oeuvres-lieux fictionnelles, mais où il n'y a pas de narration.
Eva Jospin 
 
Le Palais est en soi quelque chose d'énorme. Une ville dans la ville cernée de murailles. A lui seul il mérite une lente visite pour son altière présence, la noblesse de ses pierres, son honorable cour, ses inscriptions, ses salles, ses couloirs et ses passages. Il a depuis toujours accueilli des artistes et leur travail, certains destinés à demeurer, et d'autres à laisser une empreinte de passage. 
 
L'autre jour, découvrir les œuvres d'Eva Jospin dans ce contexte relevait de l'éblouissement. Une expérience à en perdre le nord et son latin (et naturellement le sens des réalités).
 
Des forêts. Des décors baroques. Des tapisseries. Des montagnes de carton. Des kilomètres de soie. D'immenses constructions. Des mondes à se représenter S'il est des œuvres que l'on peut décrire et raconter, expliquer et analyser, il en est d'autres qu'on ne peut qu'approcher et tenter d'apprivoiser. 

Par exemple, ces trois tapisseries de dix mètres sur trois cinquante, exposées pour la première fois en 2021, et qui trouvent dans le Grand Tinel un espace à leur mesure :

Chambre de Soie / 2021 / Le Grand Tinel
 

 

Chambre de Soie / Tapisserie centrale
 
Détail textile
 
Évoluer de salle en salle. Progresser dans un univers ne demandant qu'à être décrypté, sillonné, craint, exploré. Un espace à conquérir par l'imaginaire, en toute liberté. Soudain, la forêt de soie se transforme en forêt de bois et sur un territoire de vingt mètres carrés il est permis de se perdre, dans des abîmes ou des détails :
 
 Forêt Galleria / 382x 510 x 45 cm / Eva Jospin / 2021 / Chambre du Parement
 
 

 
 
 
Devant tant d'infinis possibles, tant d'appels à voir, à reconnaître, à inventer, on en vient peu à peu à se sentir dépassée. La ville dans la ville dans la ville exige trop d'attention pour pouvoir être bouclée d'une seule traite sans être bâclée. 
 
Il faut accepter de ne pas parvenir à en faire le tour. Accepter de lâcher prise et se promettre de revenir. Pour regarder encore et encore, de loin, de près, cet ensemble d’œuvres qui ne se laissent pas aisément cerner, mais qui invitent à se laisser submerger par mille histoires que tout visiteur sentira remonter.
 
Remonter d'où ? De son enfance, probablement, de son imaginaire, des contes entendus, des légendes lues, des terreurs vécues, des enchantements subis. Qui sait ? Chaque personne traversant silencieusement l'espace est libre de créer et d'emporter dans son sillage une infinité de mondes parallèles...


 
 
 
**************
 
 
 

 

dimanche 8 octobre 2023

Vivre : chevelures

 
Portrait de deux jeunes hommes / Anonyme vénitien XVIe / Le Louvre / Paris
 
La femme est arrivée dans le hall en tenant sa petite fille par la main. En mal de biberon, l'une exigeait de l'autre qu'elle se dépêche de trouver du lait tiède. Elle miaulait, du haut de ses quatre-vingt centimètres et tandis qu'elle miaulait, elle agitait sa drôle de tête : on aurait dit un mouton buté. Sa laine dessinait des ronds sur son crâne. Elle n'était pas frisée, non, c'était une blonde carrément crépue à l'indéniable charme obtus.
Sa mère était mince, voire maigre, son visage pâle révélait difficilement son âge. Elle avait une longue tignasse grise, légère et qui gonflait autour de son évanescente silhouette. De longs fils blancs s'entremêlaient dans ses cheveux noirs. N'eut été l'intense lassitude qui émanait de sa personne, elle aurait pu être belle, d'une beauté originale, de celles que certains relèvent et que d'autres rejettent. Elle tentait d'apaiser son enfant avec quelques mots d'hébreu tandis que la petiote et son doudou s'agitaient entre ses jambes.
Quelques heures auparavant, à la terrasse d'un restaurant, une très jeune élégante - six mois à tout casser - exhibait une coiffure très tendance. Une frange franchement rouquine, quelques bouclettes blond vénitien, et le reste du crane rasé de près en une coupe que n'aurait pas reniée Jean-Paul Gaultier dans ses défilés.
Face à tous ces exemples invitant à être et laisser être, me suis empressée d'annuler mon rendez-vous et suis repartie vers le fleuve avec mes mèches ensauvagées, que le Mistral avait tourneboulées.
 

samedi 7 octobre 2023

Vivre : treize heures, rue des Teinturiers


 
 
Loin de trouver normale l'absence de contretemps,
se laisser danser dans les légèretés du présent.

mercredi 4 octobre 2023

Regarder : vers ses héritages

 
 
Cette année, les Rencontres d'Arles m'ont comblée par la quantité de choses à découvrir, de mondes à explorer. A peine rentrée, j'ai eu beaucoup de mal à écrire à leur sujet. C'était trop dense. Je devais laisser décanter. Donc j'ai pris mon temps pour revenir aux photographies, tout doucement, histoire de les apprivoiser, de pouvoir transformer les émotions en résumés. 
 
 
La série d'Iris Millot, intitulée Mont-Lion et exposée à LUMA, était impressionnante de sobriété. Cette jeune femme de 22 ans a réalisé un travail remarquable sur sa grand-tante, un personnage haut en couleurs à qui elle a rendu hommage (pourquoi ne dit-on pas "femmage"?) au travers d'un regard sensible et dénué de toute affectation ou démonstration appuyée. En quelques images, on saisit le personnage. Pas besoin de tout montrer, de tout représenter. Un bel article lui a été consacré dans Harper's Bazaard : à lire ICI
 
La jeune artiste souhaite que "la personne qui regarde soit libre de se projeter et de construire le récit qu'elle a envie." Pour ce faire, elle fournit un matériel à la fois intime et ancré dans le social et le politique (Hélène, la grand-tante, est une femme farouchement indépendante, qui a milité au MLF dans les années 1970, repris la ferme familiale et travaillé à la diffusion des éditions des Femmes, menant toujours sa vie selon ses propres valeurs quitte à s'isoler). Iris Millot a effectué une longue recherche, réuni toutes sortes d'archives, si bien qu'à présent grâce au prix Dior Jeunes Talents qui lui a été octroyé elle projette de compléter sa démarche par un film, mi-documentaire, mi-fictionnel.
 
 
Les thématiques abordées pourraient être perçues comme surfant sur l'air du temps (féminisme, artiste femme, mouvement LGBT) et la récompense convenue. Mais il émerge de ce travail quelque chose d'intemporel : la capacité de dépeindre en quelques tableaux une personne au sein de son époque. Ce faisant, elle permet aux spectateurs de composer une histoire qui fait écho à la leur. Qui n'a pas dans son chaînon familial un maillon, grand-tante, grand-père ou cousin, ayant payé le prix fort pour mener la vie à laquelle il ou elle aspirait ? Qui ne se sent pas des affinités avec cet être que les aléas de la vie n'ont pas toujours permis de mieux connaître ? On doit alors faire tout un chemin pour retrouver le fil qui nous relie, renouer un dialogue, constitué de vraies rencontres ou de vieux souvenirs éparpillés.


 Photographies : Prix Dior Jeunes Talents 2023 / Luma / Parc des Ateliers / Rencontres 2023
 
 
Dans un tout autre contexte, une autre jeune photographe a traité un thème similaire. Elsa Vidaña Piñero expose en ce moment le travail qui lui a valu d'être primée à un concours local et exposée avec cinq autres jeunes talents au Casal Solleric, un palais rénové au centre de Palma.




Certes, il s'agit ici d'une photographe non professionnelle et d'une recherche moins fouillée que celle d'Iris Millot, mais ces images en noir et blanc véhiculent une attention sensible à ce que les gens ont été, sont encore et laisseront comme traces pour qui les a connus et en gardera le souvenir. Elles mettent en évidence le lien subtil entre les morts et les vivants, entre le passé et le présent. Dans un monde tourné vers le futur et l'éphémère, voué au transitoire, elles disent l'importance de ce qui a constitué un socle, une continuité au cours des années. Elles invitent à garder en soi le précieux, les présences, l'héritage, au-delà de la fin et de la disparition.
 
Ecos / Certamen de Fotografia d'Art Jove 2023 / Casal Solleric /  Palma de Mallorca
 

mardi 3 octobre 2023

Vivre : pour qui, pour quoi ?

 
 Muse / provenant du Studiolo de Lionello d'Este / Palazzo dei Diamanti / Ferrare
 
Sur les blogs allemands que je suis, le thème de la lassitude et de la persévérance s'est invité tout dernièrement. Pour qui, pourquoi tient-on un blog à l'heure où la tendance est au défilement des images et à la concision des mots ? A plusieurs reprises cet été, parlant de créativité avec ses invités sous le soleil de Platon, Charles Pépin avait évoqué deux voies possibles pour garder en soi l'énergie nécessaire : soit on est porté par son désir (et dans ce cas, on ne se préoccupe pas d'être approuvé ou reconnu), soit ce sont les manifestations de reconnaissance des autres qui vous poussent à continuer. 
 
Les participantes allemandes ont alimenté le débat. Chercher à tout prix du carburant à l'extérieur, c'est-à-dire des signes d'approbation, se révèle valorisant pendant un certain temps, et finit par devenir inévitablement épuisant. Il est difficile de concilier l'élan porteur et les concessions nécessaires à la séduction dans l'air du temps. Plaire au plus grand nombre, s'adapter à ce qu'on croit devoir montrer peut rendre exsangue sur le plan énergétique.

Il s'agirait plutôt d'une question d'envie et de plaisir. Ou plus précisément : il ne devrait être question que d'envie et de plaisir. Que l'on ait besoin de se connecter pour socialiser, exposer ses créations, s'exprimer ou échanger des stimulations, le désir et le besoin devraient toujours être les moteurs. Il s'agit de faire appel à des pulsions qui partent de soi (et tant mieux si elles rencontrent une authentique attention et une belle réciprocité). Le reste : les amabilités convenues, les statistiques, les like, les signes éphémères de réussite et de félicité, tous ces jeux, tous ces appels directs ou indirects à consommer, y aurait-il encore des gens sensés aujourd'hui pour y croire et se laisser impressionner ? C'est la question centrale que se posaient la plupart des personnes en discussion. Elles en appelaient à la sincérité, une sincérité qui ne rime pas avec le fait de tout dire tout montrer (quand donc serait-il possible de tout révéler?), mais une sincérité envers soi avant tout. Plus grand est le fossé entre la vitrine et le vécu, plus l'effondrement est assuré.
 
Et c'est sans doute parce ce groupe s'interroge avec franchise et perspicacité qu'il est agréable de les suivre chacune avec son univers, plus ou moins complexe, étonnamment personnel et néanmoins relié.


lundi 2 octobre 2023

Vivre : cheminer vers la nouveauté

 
Traces de pas / vers 1950 / Saul Leiter / avec l'aimable autorisation 
de la fondation Saul Leiter / Rencontres Arles / 2023
 
 La créativité : incompatible avec la prévisibilité. 

dimanche 1 octobre 2023

Regarder : la fillette du Barri Gotic

 
Barcelone / 1960 / Jacques Léonard / L'esprit nomade / Musée Réattu / Arles / 2023
 
Ah! la fille, cette allure! Bien plantée sur ses gambettes, toute droite, les pieds glissés dans des sandalettes branchées, les jeans retroussés, les mains dans les poches, une assurance folle. On lui devine un monstre culot, elle est du genre à taper du pied, à exiger, à ne pas se laisser faire. Sait-elle déjà lire ? On peut en douter: Elle semble avoir quatre ans à tout casser. En tout cas, elle regarde les vignettes avec un air de connaisseuse. Si elle ne sait pas encore, elle sait qu'elle va savoir très bientôt. C'est sûr : elle va très vite vouloir apprendre. Toutes sortes de choses : les lettres, les livres, les autobus, les moyens de se débiner et les moyens de se dépatouiller. Le corps parle. Il dit que si elle aime les histoires, elle ne s'en laissera pas conter. La fille de 1960, on croit déjà en elle. On croit déjà en son avenir (même si maintenant, chose incroyable, une bonne partie de cet avenir est déjà passé). On aimerait tant que cet avenir nous soit raconté.
Elle, dans son quartier populaire, dans les années franquistes, on peut deviner tout ce qu'elle aura à affronter : l'école terminée trop vite, l'obligation de travailler, une pluie d'interdictions qu'on n'aura jamais faites à son frère aîné, le machisme, l'enfermement, qui sait tout ce qu'elle aura à subir et à combattre.
Il n'empêche : avec ses couettes blondes, sa frimousse joufflue, son élégance innée la lumineuse affrontera le monde et fera en sorte qu'il puisse s'éclairer.
 
Note : c'est moi qui écrit "Barri Gotic", là où Léonard a beaucoup travaillé. Mais c'est peut-être dans un autre quartier populaire de Barcelone qu'a été pris ce cliché.