dimanche 31 mars 2024

Vivre : l'arbre-miroir

 
Allée d'entrée / Chartreuse de Villeneuve


le printemps : renaissance en reconnaissance de tout ce qui vibre autour de soi
 



samedi 30 mars 2024

Vivre : artisans sur le métier

 
Autel de Ste Anne : St Eloi à l'établi d'un bijoutier (détail) /Niklaus Manuel / Kunstmuseum / Berne
 
que faire de ce qu'on a fait de nous ? que faire de toutes ces expériences de vie qui nous ont certes pour certaines enrichis, mais aussi pour d'autres mis à terre, laminés, affaiblis ?  que faire de tout ce matériau qui se trouve là, comme une motte de terre à tourner ? sait-on seulement travailler cette terre, sait-on seulement les formes qu'elle peut assumer ? comment apprendre sur le tas, comment apprendre le métier ?

vendredi 29 mars 2024

Voyager : carrément à l'est

 

 
Hier, c'était ma première fois. Jusqu'à présent, je l'avais soigneusement évitée, lui préférant ses illustres voisines, Strasbourg, Colmar, je l'avais contournée - honte à moi - avec une certaine négligence pour aller suivre la racoleuse route des Vins. Mais quand on m'a proposé d'aller visiter le musée renfermant certaines de ses gloires passées, j'ai cru me rappeler que c'était une incomprise. Une raison supplémentaire pour partir à sa découverte sans bouder mon plaisir. Sur le trajet, on a vite remarqué qu'on allait à rebours non pas du bon sens, mais de celui des départs. On n'a fait que croiser des colonnes et des colonnes dirigées vers le Sud ou vers les grandes enseignes du tourisme pascal. Chez elle, rien. Aucune langue étrangère au coin. Un calme olympien. Ou alors peut-être l'effervescence ordinaire d'une veille de Fête.

A vrai dire, dès le premier regard, ce fut un coup de foudre. Oh! rien de bien resplendissant dans cette ville où tant d'éléments semblaient s'entrechoquer, mais justement l'ensemble de ces entrechocs la rendait vivante, attendrissante, captivante. Entre vitrines élégantes et mendiants frigorifiés, entre bâtiments historiques et constructions abominables, entre faubourgs industriels et maisons de maître décaties, la ville ressemblait à un animal qui se remet d'anciennes blessures, qui en a vues d'autres et s'apprête à en revoir. Cela dit, elle ne manquait ni de prestance ni de dignité et question culture, elle en avait à revendre. Entre autres trésors, ma préférence à moi : la Lefèvre (Paris, 1809), une machine à impression pourvue d'un rouleau de cuivre. Une beauté dans son genre, un modèle devant lequel je suis tombée en pâmoison et que j'ai photographié en long en large et en travers. 


 
A la pause de midi, on s'est dégoté un troquet de qualité où l'on s'est promis de remettre très vite les pupilles, les papilles et les pieds tant les propositions étaient succulentes. Quant aux divers magasins de bouche, mention spéciale aux chocolateries : elles avaient de quoi vous refiler des électrochocs tout ce qu'il y a de plus curatifs. Sans suivre le moindre guide, on est entrés, on en a visité plusieurs et enfin on a découvert celle-là, et là, là on est restés baba. Par chance, l'horodateur nous rappelait à la raison, faute de quoi, on y serait encore. Un délire. Un délice à l'état pur. Je ne m'en suis pas encore remise. Un artifice pluriel. Une joie sans limite pour nos sens émoustillés. Heureusement qu'on a ramené de quoi entretenir largement le goût du souvenir. C'est donc les poches vides et les paniers pleins qu'on est rentrés gavés et comblés à nuit tombée.

jeudi 28 mars 2024

Vivre : tendre l'oreille au soleil levant

 

 
Tous les matins, un oiseau fait face au monde pour dire sa joie, sa foi, la juste voie.
Tous les matins, la folie du monde se retrouve anéantie par son unique voix.

mercredi 27 mars 2024

Vivre : les infinités de possibles

 

 
Quelle que soit leur intensité et leur infinie mélancolie,
tu sais que tu peux faire fi de tes soucis.
Tes pas, c'est l'inépuisable confiance qui les conduit :
fouille, trouve à terre le billet gagnant de cette loterie.

mardi 26 mars 2024

Vivre : le monde en grand

 
Il farmacista / Pietro Longhi / Accademia / Venezia
 
On avait besoin de collyre pour P qui à force de taupiner et de muloter n'en finit pas d'emplir ses mirettes de bactéries. On est donc entrés dans ce qu'on croyait être une pharmacie, une banale pharmacie urbaine. Ce qui frappait d'emblée c'était les paniers qui attendaient, des paniers et d'énormes allées comme au supermarché. Pour un peu on se serait attendus à voir des gens circuler avec des chariots et des listes à cocher. Il y avait de tout, en très grande quantité et à des prix cassés. On s'est un peu paumés. Entre la cosmétique et les soins capillaires, les articles pour bébés et pour animaux (juste à côté), les produits d'entretien dentaire et les aides miracle à la minceur, la phytothérapie et l'homéopathie, on a finalement déniché, tout au fond, en suivant la file qui décrivait un S, les comptoirs où officiaient divers professionnels en blouse immaculée. Là, on a attendu un bout de temps. Ce n'est pas qu'il y ait eu énormément de gens, mais apparemment leurs ordonnances contenaient d'impressionnantes quantités de médicaments. Le mec devant moi, qui devait avoir dans les 35 ans, souffrait apparemment d'un rhume carabiné. Il a tendu la liste remise par son médecin traitant : un traitement pour fluidifier, un autre pour dormir, un autre pour se réveiller, un quatrième pour faire des rinçages d'eau salée, un cinquième pour sa gorge qui risquait de le démanger, un sixième pour le cas où, et un septième pour si jamais. Il est reparti avec un sac rempli, on aurait dit qu'il venait de faire ses courses de la semaine. Nous, on s'est sentis complètement dilettantes, des amateurs débarquant de la lune, de vrais touristes au pays des médocs. On était empruntés, alors on a décidé de procéder étape par étape, en laissant faire la nature, et on est reparti tout légers avec du sérum physiologique en dosettes  à 3 euros 19 l'emballage de 12. Aux dernières nouvelles, la solution est efficace. P dort bien, mulote plus que jamais et ses yeux ont arrêté de couler.

lundi 25 mars 2024

Vivre : le Palais endormi

 


quand on dit : c'est le jour et la nuit, on ne croit pas si bien dire. 
ça vaut pour les personnes, ça vaut pour les palais et les places aussi. 
en plein midi : les hordes et les cris, à la pleine lune : un trésor qui luit.
 


dimanche 24 mars 2024

Voyager : une recette et une île

 
 
Young Girl in a Forrest / 1895 / Bertha Wegman / SMK / Copenhague
 
 
C'était jour de marché, un véritable marché de Provence, sans touristes, mais avec pas mal de ménagères et de retraités, un marché d'habitués, des gens qui ne fréquentaient plus les Halles, au centre ville, beaucoup trop lustrées. Sur ce marché, il y avait un jeune homme qui nous a vendu des gariguettes et de fines asperges vertes, et en nous emballant les Asparagaceae, il nous a dit que non, lui, ce n'était pas avec des œufs qu'il aimait les déguster. Il nous a refilé une de ces recettes d'une simplicité enfantine, comment avions-nous fait pour ne pas y penser, laquelle prévoyait de faire blondir des oignons dans du beurre, d'y ajouter des pointes d'asperges accompagnées de lardons de bonne qualité, puis au dernier moment d'y verser un chouia de crème, en salant et poivrant à volonté et de verser l'ensemble sur des coquillettes préparées à part, oui voilà : une sorte de carbonara aux asperges, c'était pas compliqué. Un peu plus tard, après la sélection de chèvres, la tresse d’ail rose, les tomates et les plants de basilic, après avoir choisi nos épices et nos fougasses, après le poulet très très bien élevé, on est allés s'installer à une terrasse qui bruissait de graviers. Il faisait bon, pas très chaud, pas frais non plus, il faisait un temps à se prélasser, et les gens autour de nous ne cessaient de s'interpeler, de se faufiler, de déplacer des chaises, de demander, et le garçon prévenait que le banc, là, non, valait mieux pas, il était en train de s'effondrer, on lui a commandé un café et un noisette, et c'est alors que j'ai remarqué les deux femmes assises un peu plus loin qui conversaient. Il y avait quelque chose de totalement extraordinaire dans leur échange, quelque chose qui m'a littéralement captivée : elles communiquaient intensément, elles étaient totalement dans leur rencontre et ça se voyait. La femme plus âgée, parlait, expliquait, déroulait toute une série de détails et d'arguments, tandis que l'autre, une petite trentaine, l'écoutait, et en l'écoutant la regardait avec un regard concentré, les yeux brillants, les yeux intensément encourageants, et elles sont restées comme ça à échanger des propos qui devaient être intéressants, probablement, importants, évidemment, et c'était un véritable plaisir de les observer (je n'ai pas capté un seul des mots prononcés), elles étaient tout à leur échange, l'une qui expliquait, l'autre qui souriait à son regard, et leur conversation était comme une île dans laquelle personne ne pouvait aborder, elles étaient bienveillance et amitié, estime et respect, calme et réciprocité, et dans ce monde où tant de gens sont de plus en plus pressés, de plus en plus sollicités, électrisés, bousculés, connectés, les regarder ramenait à la mémoire une étrange sensation, une ancienne sensation de ralentissement et de sérénité. Alors j'ai emporté soigneusement cette vision dans ma boîte à images avant de me lever pour payer.
 

samedi 23 mars 2024

Vivre / Lire : découvertes

 
Portrait de ma femme (détail) / Michael Ancher / The Hirschprung Collection / Copenhague
 

Qui a fait le monde?
Qui a fait le cygne et l’ours noir?
Qui a fait la sauterelle?
Je veux dire cette sauterelle-ci −
celle qui a bondi hors de l’herbe,
celle qui mange du sucre au creux de ma main,
qui bouge ses mandibules de gauche à droite, plutôt que de haut en bas −
qui regarde autour d’elle avec ses énormes yeux compliqués.
La voilà qui lève ses pâles avant-bras et se nettoie soigneusement la tête.
La voilà qui déploie ses ailes, et s’envole au loin.
Je ne sais pas exactement ce qu’est une prière.
Mais je sais comment prêter attention, comment tomber
dans l’herbe, comment m’agenouiller dans l’herbe,
comment flâner et être comblée, comment errer à travers champs,
ce que j’ai fait tout au long de la journée.
Dis-moi, qu’aurais-je dû faire d’autre?
Tout ne finit-il pas par mourir, trop rapidement?
Dis-moi, qu’entends-tu faire
de ton unique, sauvage et précieuse vie ?

 
Parfois, on lit un poème et on le trouve beau. Il retentit en nous pendant quelques secondes. Cependant la vie nous happe et on passe très - trop - vite à autre chose. Ce n'était peut-être pas le bon jour, ou la bonne période pour le dé-couvrir. Mais parfois, le poème se rappelle à nous et c'est le cas de cette Journée d'été, de Mary Oliver. On se demande : en quoi consiste la "vie bonne" ? Comment faire pour se la construire ? Et, avant de la construire, comme se la dessiner ? Comment faire de toutes les minutes, de toutes les secondes des éternités ?
Certains jours, quand je regarde vraiment Mister P, son poil lustré, son regard précieux, les mille nuances de sa robe mordorée, je me dis : béni soit l'inventeur du chien. Et celui du busard qui tournoie autour de la maison avec majesté. Une journée d'été est un poème aussi beau que le busard ou que mon chien. Ou alors le busard, mon chien sont les plus beaux des poèmes. Et il y a des jours comme ça pour le réaliser.
 
 
The Sommer Day
 
Who made the world?
Who made the swan, and the black bear?
Who made the grasshopper?
This grasshopper, I mean —
the one who has flung herself out of the grass,
the one who is eating sugar out of my hand,
who is moving her jaws back and forth instead of up and down —
who is gazing around with her enormous and complicated eyes.
Now she lifts her pale forearms and thoroughly washes her face.
Now she snaps her wings open, and floats away.
I don't know exactly what a prayer is.
I do know how to pay attention, how to fall down
into the grass, how to kneel down in the grass,
how to be idle and blessed, how to stroll through the fields,
which is what I have been doing all day.
Tell me, what else should I have done?
Doesn't everything die at last, and too soon?
Tell me, what is it you plan to do
with your one wild and precious life? 

Mary Oliver, in : House of Light, Beacon Press, 1990
 

mardi 19 mars 2024

Ecouter : la force d'une chanson

 

 
La voix douce et apaisante de Chloé Delaume, la mélodie sucrée façon aéroport : on dirait une chansonnette pour cabines d'essayage.. jusqu'à ce qu'on perçoive les mots banals et violents. Toute la force des chansons est là : dans la puissance d'évocation laissée à ceux qui tendent l'oreille. Elles fournissent la base d'une histoire. Quelques notes, quelques mots, et cette histoire à chacun de l'habiller par son pouvoir de création, à chacun de trouver la meilleure combinaison au scrabble de son imagination. Une chanson, c'est tellement plus fort qu'un roman. 
Pour ma part, c'est sans lithium, sans RTT à récupérer, mais avec grand besoin de romanité que je bifurque vers le Sud retrouver de quoi fabuler.

lundi 18 mars 2024

Vivre : rien ne sert de partir

 
photo tirée du net / site Mairie XVe / Paris
 
cesse de fuir ton agitation
aussi vite que tu coures
aussi loin que tu t'en ailles
tu l'emportes dans tes cartons


dimanche 17 mars 2024

Vivre : les jours Vivaldi

 

 
des jours et des jours, qui commencent en automne - ces pluies harcelantes, ces nuages menaçants - et se terminent en été - ces rayons éblouissants, aveuglants, époustouflants - qui traversent l'hiver - ces toux qui nous prennent, ces écharpes qu'on regrette d'avoir délaissées - et qui enfin nous abasourdissent du lever jusqu'à nuit tombée par la vigueur de tous les maîtres chanteurs à toutes leurs cantates absorbés.

samedi 16 mars 2024

Vivre : ouvrez les guillemets

 
Nativité (détail) / Bottega di Martino Spanzotti / Museo di Casale Monferrato
 

Quel que soit le contexte, il se veut gentil - tellement gentil - et il l'est fondamentalement, sans doute, mais il a tant besoin de ce qualificatif - voire cette identité, remarquable, indispensable - que sa gentillesse le rend naïf, manipulable, et il ferait n'importe quoi, serait prêt à mettre n'importe quel couvercle sur n'importe quelle atrocité, ou lâcheté, pour que le silence se fasse, que tout se tasse et que la "gentillesse" règne autour de lui en absolue maîtresse. 


vendredi 15 mars 2024

Vivre : murmures du soir

 

ces journées blêmes, blanches jusqu'à la fadeur, mutiques, pesantes...
puis, d'un coup, à la tombée de la nuit, peut-être juste à son affaissement...
voici le ciel qui se fait disert, badin, frivole, désireux de se faire pardonner,
dirait-on, son absence totale de prévenance, son inqualifiable désertion...

jeudi 14 mars 2024

Vivre : Rilke sur le rivage

 

 
ne pas comprendre, ne pas être sure de comprendre, un poème, un vers, un texte, mais insister par amour
des sons, des mots, des images, insister pour relire encore et encore, parce que le plus important - plus
important que tout comprendre avec assurance, raisonnablement - c'est la paix et l'évidence de ce qu'on entend



mercredi 13 mars 2024

Vivre : propos de table


 Portrait de famille (17 membres) / détail / Cesare Vecellio / musée Correr / Venise
 
 
Il faut avouer qu'il y a parfois des tablées qui voient plusieurs anges passer, des invitations qu'on regrette de n'avoir pas su refuser, des sujets tellement ressassés qu'on se demande comment pouvoir encore les recycler. Cependant, une allusion à la richesse dont certains peuvent se targuer m'a fait soudainement penser à la notion de luxe. Une question fondamentale qu'on pourrait poser autour de soi : c'est quoi, le luxe, pour vous ? pour toi ? Selon ta réponse, interlocuteur, interlocutrice, je saurai aussitôt si l'on est faits pour s'entendre, si tu peux être mon ami(e). 
 

mardi 12 mars 2024

Vivre : grandeur nature

 

Ces derniers temps, ô miracle, pas de voiture, pas de promeneurs croisés lors de nos balades. Juste quelques chevreuils, un ou deux renards, sans compter les busards. Et bien sûr les chants, le vent, les feuillages naissants. Il faut dire que nous sommes là-haut avant sept heures et que nous y remontons à la pause de midi, quand tout le monde est en train de s'attabler. A contre-temps, nous récupérons un territoire immense où personne ne vient nous importuner. Un territoire encore plus beau, plus grand depuis que le chemin reliant deux villages se retrouve en chantier, le trafic dérouté. Vivement que les travaux se fassent avec toute la lenteur exigée!
 

lundi 11 mars 2024

Lire : dans l'intervalle

 


Depuis le matin, on nous a annoncé de la pluie. Au soir, elle est enfin arrivée. Comme une voleuse. S'est vite barrée. Dans l'intervalle, je n'ai fait que lire et me prélasser.
 
J'aime passer régulièrement visiter l'Intervalle. C'est un peu comme si j'entrais à chaque fois dans une petite librairie, où l'on me laisserait feuilleter tranquillement quelques ouvrages, en prenant tout mon temps, et, comme en librairie, il m'arrive parfois de lire les textes de Fabien Ribeiry dans leur intégralité, happée par son style, et parfois je les parcours en diagonale, quand ils me semblent un peu trop susceptibles d'avoir été commandés. Dans l'ensemble, je suis fascinée par les images et je dois à ce blog de belles découvertes.
Ainsi, aujourd'hui, ce billet consacré à Tempo, le dernier livre de l'artiste et photographe Noémi Pujol m'a éblouie. Pour des questions de droits, j'ai hésité puis renoncé à insérer ici une image de cette série. Mais il me semble indispensable de cliquer et d'aller plonger dans ce monde très particulier.
Pour ma part, je ne m'en suis pas encore remise. C'est la troisième fois aujourd'hui que j'y retourne et que je ne cesse d'être impressionnée. J'ai le sentiment de retrouver miraculeusement un univers que j'avais cru perdu. Et puis, il y a cette citation de Julien Gracq livrée en exergue : « … des lacs d’images calmes et composées pris dans le réseau des bois comme des rêves dans le tissu du sommeil. » (« Chemins et rues », Nœuds de vie, Editions Corti, 2013). Comment résister ? J'ai saisi mon laptop et j'ai immédiatement réservé ce livre, Nœuds de vie, dont on peut lire quelques extraits ICI.

Vivre : la nouvelle

 
Famille de patriciens vénitiens (détail) / Atelier de Jacopo robusti / MBA / Besançon
 
Dimanche matin. Dans la grisaille du jour naissant, le couple sort et se dirige vers la voiture qui les attend. Leurs vêtements sombres n'ont rien d'endimanché, ils semblent s'être habillés avec une certaine hâte. Ils se tiennent un peu voûtés, les yeux hagards, comme hébétés. Ils regardent le monde autour d'eux, le trottoir, la chaussée, les façades, les rares passants, comme s'ils les découvraient avec étonnement. On dirait qu'il y a une sorte de frontière, un vitrage entre eux et ce milieu familier. Comme si la vie se passait à présent de l'autre côté. La nouvelle a fait d'eux en un instant des êtres à part. Et à part, ils vont le rester, pendant encore quelques heures, peut-être quelques jours. Ils évoluent parmi les vivants, mais se retrouvent dans un univers différent, dans une zone frontière. D'un pas mécanique, ils vont assumer cette journée : rejoindre les autres pour une dernière visite, se rassembler et se préparer aux appels, répondre et répéter leurs réponses en mode automatique et puis, ensuite, naturellement, se charger de toutes les formalités. Ils savent tout cela. Ils connaissent les gestes et les rites. Ils rentrent dans la voiture d'un air accablé.

 

dimanche 10 mars 2024

Vivre : fidélité à l'enfance

 
Jour d'été à la plage du Sud à Skagen /Peder Severin Krøyer / Hirschsprung collection / Copenhague
 
 
 tous les jours lever une armada en soi pour défendre la joie

samedi 9 mars 2024

Ecouter / Voir : apical, grasseyé, fricatif, guttural ...

 
R avec résurrection du Christ tiré d'un graduel de Nerio / XIVe s. / Bologne

On a autant de vies qu'on parle de langues.
Ou : Pour chaque langue que l'on parle, on vit une nouvelle vie. 
Celui qui ne connaît qu'une seule langue n'en vit qu'une seule .
Proverbe tchèque

 
Ai écouté cette semaine deux podcasts (aux tonalités légèrement différentes selon l'intervieweuse) concernant le dernier documentaire de Nurit Aviv, une enquête sur la lettre R intitulée Lettre errante. En 52 minutes, la cinéaste se confie à propos de ses propres relations au R, marqueur de trajectoire et signal d'appartenance selon la prononciation adoptée. Elle donne aussi voir et surtout à entendre six entretiens avec des personnes actives dans le domaine de l'écriture, de la culture ou de la traduction (par exemple K.O. Knausgård, ou Luba Jurgenson). Chacun raconte comment l'on passe d'une langue à une autre, d'une culture à une autre, d'un état psychologique à un autre, d'une identité à une autre à travers la prononciation d'une lettre.
Mais ce R n'est pas n'importe quelle lettre! une lettre mystérieusement rattachée au père par tous les participants, une lettre dont on apprend qu'elle serait "masculine" selon certains linguistes. Ai listé pour ma part le nombre de différents R qu'il m'a été donné de prononcer dans ma vie. Me suis dit que je n'avais jamais eu aucun ami qui n'avait qu'une langue, qui ne savait en parler qu'une. Les variantes de R, adoptées, balbutiées, rejetées ou même interdites, disent le décentrage, l'obligation à entrer dans une autre culture, la violence et la puissance des changements de territoires. N'avoir à prononcer qu'un seul R est le signe d'un confort, d'une appartenance que je ne pourrai jamais connaître et dans lesquels sans doute je me serais sentie à l'étroit. Quant à ceux que la soumission à un apprentissage scolaire ou professionnel oblige à entrer dans une autre langue, ils se retrouvent peut-être face à d'autres difficultés : accepter de considérer que leur langue (leur monde) n'est pas le centre du monde en général. Sacré apprentissage pour certains qui croient que leur langue unique est la meilleure d'entre toutes (que par conséquent le monde entier devrait la parler)!


vendredi 8 mars 2024

Vivre : unique

 

 
et la joie soudain te saisit, t'enserre dans ses filets exquis
te tire de ta routine tandis que tu entonnes, gamine,
une aubade ancienne qui n'appartient qu'à toi, ne vit que par toi

 

jeudi 7 mars 2024

mercredi 6 mars 2024

Vivre : histoire sans paroles

 

Le soleil a émergé depuis longtemps. Nous avons et nous prenons tout notre temps. Au loin, le Jura perce la brume. Comme des navires, des villages, des routes nous tracent un horizon. Lui, va et vient, mène la vie qui lui convient. Insouciant, il trottine. Librement, il renifle. Il cours, il course, il batifole. Le suivant des yeux, me voici toute oreilles. Je perçois ses pas fouler l’herbe nouvelle, érafler parfois une feuille qui s'étiole, craquements, froissements, frémissements. J’entends - je sens - le souffle du vent, les papillonnements de l'oiseau qui orne le ciel de ses élans. Dans les arbres, les chants, les pépiements, dans leur enclos,  le souffle des deux chevaux arrachant mollement des brins aux pâturages embaumants. Et à nouveau ses foulées qui s’aventurent, qui folâtrent négligemment le long de sillons imaginaires. Et encore ses pattes, courant, zigzaguant parmi les fleurs naines. Quelque part, encore un battement d’aile. Aucun horaire à respecter, aucun besoin de houspiller. Il s'ébat heureux parmi les premières primevères et l'écouter gambader remplit de bleu toute ma journée.

mardi 5 mars 2024

Vivre : déjà!

 
au réveil, déjà les oiseaux 
au soleil, depuis longtemps les abeilles

lundi 4 mars 2024

Regarder : The Hampton Projekt

 
 
I want to make things that are beautiful, seductive, formally
challenging and culturally meaningful… I‘m also committed to radical
social change… Any form of human injustice moves me deeply… the
battle against all forms of oppression keeps me focused. 
C.M. Weems / Williams College Museum of Art (WCMA) / dossier de presse / expo 2006
 
Après un billet consacré au travail de Carrie Mae Weems, exposée actuellement à Bâle, j'ai eu envie de raconter plus particulièrement son installation "The Hampton Project", qui date de l'année 2000, et est présentée à l'étage supérieur du Kunstmuseum  | Gegenwart. C'est une œuvre particulièrement marquante, par l'espace qu'elle occupe et par les biais utilisés : des photographies légendées apposées aux parois et d'autres imprimées sur tissu et suspendues au-dessus des visiteurs. L'artiste y examine de manière distancée l'histoire d'un établissement d'enseignement agricole et industriel américain.
 

Carrie Mae Weems montre ici des images provenant des archives du Hampton Institute en Virginie. L'institut a été fondé en 1868 par l'abolitionniste Samuel Chapman Armstrong sur le site d'une ancienne plantation et était destiné à être un établissement d'enseignement pour les Noirs et les Autochtones. Dans son travail, l'artiste examine l’institution d’un œil critique. Elle se fonde en grande partie sur des tirages de Frances Benjamin Johnston prises pour l'exposition "Exposition des nègres américains", présentée dans le cadre de l'Exposition universelle de Paris en 1900.

Pour son installation, Carrie Mae Weems a fait tirer en grand format un choix de photographies documentant l'apprentissage, la vie et le travail au Hampton Institute. Elle a aussi fait imprimer une série d'images sur des tissus transparents, les a suspendus au plafond de telle sorte qu'ils dominent l'espace et que les visiteurs lèvent les yeux en les découvrant. On assiste ainsi à des scènes ou des comparaisons délibérément provocatrices, comme la photo historique du baptême chrétien d'un Amérindien à côté de la photo d'une manifestation pour les droits civiques à Birmingham, en Alabama, en 1963, où l'on voit les participants frappés par le faisceau d'un canon à eau. 
 

 
C. M. Weems attire l’attention sur la violence de l'oppression subie par les peuples noirs et indigènes. Elle documente la volonté d’effacement de l’identité de ces groupes. Celle-ci se manifeste sous diverses formes (la plus cruelle est sans doute celle qui consiste à "blanchir" les populations noires ou indiennes, en les faisant assumer des costumes, des manières d'être de la bourgeoisie blanche, dans un théâtre frisant le grotesque).


Heureusement, dans le travail de C.M. Weems, les forces assimilationnistes sont constamment mises en regard avec les volontés de résistance qui ont toujours émergé en parallèle. Elle s'attache à mettre l'esprit de révolte en évidence, afin d'en appeler le pouvoir de changement radical.

Je veux faire des choses belles, séduisantes, formellement stimulantes et culturellement significatives… Je suis également engagée pour un changement social radical… Toute forme d’injustice humaine m’émeut profondément… je me concentre sur la lutte contre toutes les formes d’oppression. 
(traduction libre de la citation en exergue)