dimanche 28 mai 2017

Voyager : d'île en île




Je pars sur l’île tranquille que mon cœur aime,
où l’eau est si douce qu’elle vous berce comme un bébé.
Et de cette île, j’irai sur d’autres îles,
jusqu'à une île au milieu d’un lac salé,
lové au creux d'une île maternelle.
Là-bas, les îles ressemblent à des points de suspension,
comme si la mer se perdait dans ses rêves.

A chaque départ vers des lieux déjà connus,
il murmure, mon cœur, la phrase du grand Marcel :

Le vrai voyage, ce n’est pas de chercher de nouveaux paysages, mais un nouveau regard.

Je serai loin pour deux semaines. 
Les ressources étant précieuses sur les îles,
les billets seront versés ici au compte-goutte.

samedi 27 mai 2017

Lire : à ceux que les questions de métier intéressent


Le changeur d'argent et sa femme (détail) / Marinus van Reymerswaele / Prado / Madrid

La manière dont le monde des apparences s’impose à nous et dont nous tentons d’imposer au monde extérieur notre interprétation particulière fait le drame de notre vie. La résistance des faits nous invite à transporter notre construction idéale dans le rêve, l’espérance, la vie future en laquelle notre croyance s’alimente de tous nos déboires dans celle-ci. (Gide, Les F.-M.)

 "J’ai travaillé très longtemps à Les Faux-monnayeurs. Je crois que nombre de jeunes gens ne savent plus aujourd’hui ce que c’est de porter longtemps une œuvre en soi. Je me trompe et j’ai dû le dire, c’est une affaire de dates, c’est à vérifier. Il me semble que j’ai travaillé pendant plus de six ans aux Faux-Monnayeurs. J’avais le sujet-même en moi depuis bien plus, six ans, mais enfin le travail, quand j’ai commencé à les écrire, eh bien je crois que ce travail a pris plus de six ans.
Je me souviens de certaines choses, c’est que j’avais commencé, au…. mettons au chapitre trois ou quatre, et que j’ai dû... je me suis rendu compte qu’il fallait revenir et partir en arrière depuis plus loin que je ne l’avais fait d’abord. " 
[Entretien avec Jean Amrouche/ 1947 / extrait diffusé à La compagnie des auteurs.]


André Gide a 56 ans quand il publie en 1925 ce qu’il appelle son « premier roman » (il considère ses précédentes publications comme des récits ou des "soties"). Cet ouvrage est l'aboutissement de toute une œuvre. « Il me faut pour bien écrire ce livre me persuader que c’est mon seul roman et mon dernier livre », note-t-il dans Le Journal des Faux-monnayeurs**. 
Ce Journal, ce sont les deux cahiers qu'il a tenu en parallèle de l'écriture de juin 1919 à juin 1925. Il y a noté ses difficultés, ses interrogations, au fil de cette longue et laborieuse rédaction. La préface nous interpelle : 

"J’offre ces cahiers d’exercices et d’études à mon ami
JACQUES DE LACRETELLE
et à ceux
que les questions de métier intéressent."

Deux extraits :

"Je viens d'écrire le chapitre X de la seconde partie (le faux suicide d'Olivier) et ne vois plus devant moi qu'un embrouillement terrible, un taillis tellement épais, que je ne sais à quelle branche m'attaquer d'abord. Selon, ma méthode, j'use de patience et considère la touffe longuement avant d'attaquer."(p.40)


"Le mauvais romancier construit ses personnages ; il les dirige et les fait parler. Le vrai romancier les écoute et les regarde agir ; il les entend parler dès avant que de les connaître, et c’est d’après ce qu’il leur entend dire qu’il comprend peu à peu qui ils sont." (p.38)



** L'imaginaire, Gallimard, 1995 (1ère éd. en 1927)

vendredi 26 mai 2017

Vivre : A la fraîche




Le clocher a sonné la demie.
Sortir sur la pointe des pieds.
Tendre l’oreille : 
le murmure des feuillages, les oiseaux,
un insecte furibond,
un convoi au loin.
Aller de pot en pot
verser l’eau miraculeuse.
Prêter attention à ces gouttes qui carillonnent
Et célèbrent le matin.


jeudi 25 mai 2017

Habiter : le langage des fleurs


Laura / Giorgione / KHM / Vienne

Samedi,
nous avons ramené  du marché trois pivoines.
Très vite, face au divan,
elles se sont ouvertes avec des attitudes de gourgandines .
(On aurait pu crier à l'indécence)
Les jours suivants, leurs pétales roses ont évoqué les joues
de certaines filles pudiques
à qui on tiendrait des propos déplacés, voire salaces.
Et, ce matin, surprise : 
les voici qui arborent des mines pâles et affligées de carmélites. 
Sacrées comédiennes!

mardi 23 mai 2017

Vivre : Au galop


Amazone moribonde sur cheval (détail)/ coll. Farnese //Museo archeologico Napoli


Un courrier de la gendarmerie est venu le confirmer:
sur le chemin du retour, 
j’avais décidément grand hâte de quitter cet univers étriqué,
imbibé de tartuferie et de glucose.

J’étais vraiment très très pressée. 

lundi 22 mai 2017

Vivre : trouver son idéal


Portrait de Fayoum / KHM / Vienne

Son salon est sobre, déco minimaliste. Pas de Gala-Voici-MadameActuelle. Pas de pub pour K*** ou pour R** F**. Pas de fond sonore. Pas de commérages. Le principe est simple : il travaille sans rendez-vous et reçoit les clients par ordre d’arrivée.
Cette après-midi-là, me précédaient : une dame dans la septantaine qui aspirait à plus de blondeur, un ado taciturne qui voulait ramener sa coupe Ronaldo à 6 millimètres pas un de plus. Arrivés juste après moi : un jeune couple avec bambin coquin, venus se faire tondre en famille.
Boucles brunes et virevoltes argentines, il parlait à bon escient avec un bel accent marocain. Il comprenait vite et s’activait bien. D’emblée, j’ai su que j’étais entre de bonnes mains. En dix minutes chrono, ma tignasse s’est trouvée joliment raccourcie de deux centimètres. En bonus, apprenant que j’étais de passage, mon Figaro s’est fait fort de me fournir toutes sortes d’informations utiles : pour des fraises bio, pour du vin de qualité, pour une bonne table, pour un gîte accueillant, pour les stands sur le marché local. A chaque nouvelle adresse, il ajoutait : dites que vous venez de la part d’Hedi ! Dites que c'est Hedi qui vous envoie! C’est qu’il devait en avoir des amis, Hedi !
Je suis sortie au soleil ravie : Enfin ! Enfin ! Le coiffeur idéal existe : je l’ai rencontré !

(Il y a juste un tout petit problème: Hedi officie à 450 kilomètres d’ici. Trois fois rien, une question de détail).


dimanche 21 mai 2017

Vivre : soir de printemps à Cairanne



Entrer par la porte entrebâillée.
Dans l'église délaissée,
Ecouter les couleurs chanter.

samedi 20 mai 2017

Voyager : la transition


Fontaine des Mascarons / Seguret

Nous avons roulé et roulé, dans un paysage imperturbable.
Et puis, peu à peu, les contreforts se sont adoucis, se sont élargis 
pour faire place à la plaine et à ses vergers en pleine prospérité.
Il y a eu un toit en tuiles anciennes. Et deux rangées de platanes en bordure de nationale.
Et une première bastide en pierre pâle.
Insensiblement, la lumière s'est faite plus vive.
Le paysage a commencé à dérouler ses drapés baroques, émeraude, kiwi, vert acidulé.
Et puis, tout s’est emballé : 
les villages blonds à flanc de colline, paresseusement lovés au soleil, se sont propagés,
les champs ont pris des couleurs d’ambre, les vignobles se sont imposés.
Des rosiers aux allures de diva impudique tremblaient en bordure de route, 
des coquelicots attroupés semblaient attendre je ne sais quelle festivité.
Et les couleurs devenaient toujours plus joyeuses. 
Et les bourgs traversés se sont mis à exhiber leurs doubles noms, toujours plus évocateurs, 
revendiquant leur origine DOC.

Et enfin, arrivés à destination, il nous a fallu chercher la première place à l’ombre de l’année.
Et nous nous sommes assis sur une terrasse terrassée de chaleur. 
Et les senteurs du midi, jasmin, ail, fougasse, nous ont chatouillé les narines. 
Des accents directs, des mots francs et aimables sont parvenus à nos oreilles. 
Et alors, attablés, un peu hébétés,  nous avons réalisé que nous étions arrivés. 

vendredi 19 mai 2017

Manger : incompatibilités


 Willem Claesz Heda /Still life / Rijksmuseum / Amsterdam

Quand on organise un repas de retrouvailles,
on choisit souvent une pizzeria comme lieu de rencontre
(addition modérée, service simplifié, offre adaptée à divers régimes).
L’organisateur ajoute : « ils font une assez bonne pizza ».
Et c’est à chaque fois la même chose :
On mange trois bouchées chaudes. On constate qu’en effet, c’est une "assez bonne pizza".
Puis, on est pris par la conversation et...
on se retrouve bien plus tard à découper et avaler de tristes tranches ramollies.
On s’efforce alors de terminer son assiette, où une nourriture dépourvue d’attrait attend désolément.
A chaque repas de retrouvailles, la chaleur des échanges est censée combler la froideur des assiettes.

A la fin de chaque repas de retrouvailles, 
après avoir interpellé, salué et embrassé les uns et les autres,
 je me propose toujours d’aller manger, seule, une bonne vraie pizza. 

jeudi 18 mai 2017

Vivre : like we did last summer…



John Davidsen / 3 of 8 parts of Twisters / SMK / Copenhaguen

R. avait commandé des planches qui tardaient à arriver.
Je me traînais entre les rayons de ce géant du bricolage:
 des montagnes d’objets désolants de laideur,
 des choses fabriquées sans amour, présentées sans amour
et destinées – me semblait-il – à finir très vite leur vie dans une décharge.

Quand tout à coup, une femme,
une femme sans âge, quelques kilos de trop dans ses leggings, les cheveux ternes,
une femme tu lui passes à travers,
la femme s’est mise à esquisser un pas de danse.
(je n’avais jusque là pas prêté attention à la musique d’ambiance)
Et elle, elle, sur cette musique de radio FM, 
elle s’est mise à danser son bonheur d’être au monde.
D'un coup, elle s’est comme allumée, elle est devenue belle.
Elle a eu la beauté des fleurs des champs, des comptines, des coccinelles.

Ça a duré… peut-être dix, peut-être quinze secondes, peut-être moins…

Et puis, elle s’est arrêtée pour considérer une offre de lingettes soldées à 50%
Et l’hypermarché a continué de proposer sa marchandise au rabais
Et  nous nous sommes dirigés vers les caisses avec les planches . 

mercredi 17 mai 2017

Vivre : en assise




"En devenant « montagne » pendant la méditation, nous adoptons sa force et sa stabilité. Elle peut nous aider à voir que nos pensées et nos sensations, nos crises émotionnelles, bref les événements qui nous perturbent, ressemblent aux assauts du mauvais temps. Nous avons tendance à en faire une affaire personnelle quand en réalité cela relève d’une causalité impersonnelle. Les tempêtes qui déferlent sur nos vies ne doivent pas être ignorées mais, au contraire, identifiées, ressenties, reconnues pour ce qu’elles sont car elles ont le pouvoir de nous détruire. Avec cette attitude intérieure, nous arriverons à éprouver un calme, un silence et une sagesse face à la tempête dont nous ne nous serions jamais crus capables. Voilà ce que les montagnes ont à nous apprendre si nous savons écouter."
Jon Kabat-Zinn, Où tu vas, tu es. 

mardi 16 mai 2017

Vivre : Let it be / 13


Portrait de l'épouse d'un juriste / Lucas Cranach / Gemäldegalerie / Berlin


C. nous avait snobés voici quelques mois.
Avait décliné notre invitation à dîner.
Ne nous trouvait plus intéressants, dignes de figurer dans son agenda,
depuis que notre identité professionnelle s’était évaporée.
C’est qu’elle sait très bien gérer sa liste de numéros utiles.
Elle cultive ses relations (éclectiques)
aussi bien qu’elle monte sur son élégant vélo (électrique).
Mais voici que samedi, me promenant avec une amie en détresse,
je la croise dans la rue.
C. vient alors expressément me saluer.
Ignorant la conversation que j’étais en train de mener,
elle s’autorise à l’interrompre pour y glisser tout de go
un lancinant problème qui la tourmente : sa mère.
Sa mère malade, réclamant des soins et un suivi filial.
Tout à coup, C. se souvient de la mienne, 
C. se montre ouverte à des échanges,
aimerait s’épancher, apprécierait des conseils.
Que la vie est dure et compliquée, quand même !
J’ai compati à ses difficultés, bien évidemment, et puis vite vite je suis repartie
avec ma vraie, ma fidèle amie
qui avait grand besoin de se confier ce matin-là.

Avant de s’en aller sur son précieux vélocipède,
C. a trouvé le moyen de vociférer une information de la plus haute importance :
Sa fille venait de réussir ses examens, elle était avocaaaaate !
J’ai été (et toute la rue avec moi) bien sûr ravie de cette impressionnante nouvelle.

lundi 15 mai 2017

Lire : écrire, selon Alessandro


Ritratto di giovane uomo / Lorenzo Lotto / Accademia / Venezia

La voix nue d’A. Baricco parlait cette semaine de la création littéraire, ouverte sur les mille champs d’inspiration possibles, musique, peinture. Une voix avec un accent italien dense, qui tutoyait constamment Raphaelle Rérolle, laquelle le vouvoyait obstinément en retour, dans un bel échange.

Dans ma façon d’écrire, il y a pour simplifier deux périodes différentes dans le travail d’un livre. La première période, est quelque chose que tu ne fais pas à la table, sinon pour des moments de synthèse. Mais sinon tu fais ça chaque minute, chaque heure de ta vie. Tout le long. C’est un peu comme attendre quelqu’un qui arrive. Tu tournes dans ta tête en continuation cette histoire, ce paysage. Et tu attends que ça se forme. Tu dois attendre. C’est comme mettre quelque chose dans le four. Et tu dois attendre. Et tu attends tout le temps. 
 C’est pour ça que les gens autour de toi te trouvent un peu absent. Parce que tu es là, à faire cette sorte de chasse, avec cette chose-là.  
Et puis il y a des moments de synthèse dans lesquels tu te mets à table et tu commence à faire des esquisses. Mais tu recueilles des choses qui sont nées dans ta tête avant. Et ça, c’est la période fantastique. Parce que tu n’écris rien, tu es déjà dedans cette histoire, ce paysage-là. Personne ne sait rien. Et tu es partout. Ça c’est très bien. Ça peut durer des mois ou des années. Et la chose géniale, c’est que dans la tête tu as trois, quatre, cinq livres qui travaillent dans le même temps. Dans la tête, tu as comme des petites usines. J’écris des livres, et parfois ça fait douze ans, quinze ans que j’ai pensé à ça. Donc tu passe dans les petites usines. Tu visites les usines. Et puis tu restes la plupart du temps dans la petite usine qui fait le travail le plus urgent. Mais en effet, tu jette un coup d’œil aussi à la petite usine qui est le roman que tu vas écrire dans douze ans, peut-être.

[Raphaelle Rérolle :
Douze ans, c’est long pour les gens qui vivent avec vous, si vous êtes absent? ]

Et oui, si j’oublie un fils à l’école, bon, ça c’est compréhensible. Ok, mais enfin, on n’est pas si fous, quand même les écrivains, en général. On a la possibilité d’être de bons pères. Mais le travail, c’est comme ça. Et si tu as un père politicien, c’est pire. 

dimanche 14 mai 2017

Vivre : sans condition


Pavillon chinois (détail) / Potsdam

Il y a certains jours gavaldiens, où « je voudrais que quelqu’un m’attende quelque part ». 
Ces jours-là, je reconnais ma mélancolie 
mais je pressens qu’il y a, dans ce désir langoureux du désir d’autrui, 
quelque chose de tragique et de bête tout à la fois. 
Car, dans le fond, ces jours-là, je suis moi-même déjà quelque part, 
je suis une personne entière, qui vit à l'indicatif présent 
et qui n’a pas besoin de conditionnel pour être pleinement au monde.

Ce mode traître qu’est le conditionnel, je commence à m'en méfier intensément.

samedi 13 mai 2017

Regarder : l'importance d'un regard


Jeune homme avec coiffe rouge / Filippino Lippi / Offices / Florence


Cet homme, L., m’a fait de merveilleux cadeaux. Sans le savoir. Il n’y pense probablement plus. Il ne s’en doute probablement pas. Et pourtant, en plein désert, en plein novembre, son message – très professionnel – m’est parvenu et a commencé à mettre un peu de couleur dans mon monde qui se délavait de jour en jour.
La vie nous dispense ainsi ses présents (oui, présents dans tous les sens du terme). Et il n’y a pas besoin qu’ils soient éclatants, ni vociférants, ni intenses. Il y a juste besoin qu’ils soient là. Qu’ils arrivent à temps.
Il suffit d’une goutte pour un cactus. Il suffit d’une piécette pour un mendiant. Il a suffi d’un regard bienveillant en ce qui me concerne.
Cet homme, L., a posé sur moi le regard qui me manquait. Il m’a fait le plus important des cadeaux.

vendredi 12 mai 2017

Vvire : Still life / 21



Je ne sais pas, mais moi, le fait d’entrer dans n'importe quel magasin d’alimentation et de savoir que j’ai dans mon porte-monnaie de quoi m’acheter à manger, ça me remplit régulièrement de soulagement, d’allégresse et de gratitude. Serait-ce parce que je suis née treize ans après la fin de la deuxième guerre mondiale et que j’ai entendu mes parents, mes grands-parents parler de misère, de lutte, de faim durant toute mon enfance ? Serait-ce que la mort d’êtres humains  et la vue de visages décharnés par la famine ne cessent de me révolter ? Toujours est-il que je mesure régulièrement ma chance : j’ai de quoi manger ! Le rêve !

jeudi 11 mai 2017

Vivre : des oiseaux et des hommes


Fidenza / Cathédrale / Chaire (détail)



Quand les gens vous entendent dire que vous aimez les oiseaux, ils vous imaginent souvent une paire de jumelles à la main, scrutant des feuillages. Ou alors admirant une envolée de migrateurs sur fond d’azur. C’est un peu plus compliqué que ça.

Ici, nous vivons entourés d’oiseaux. Ce sont nos plus proches voisins. Nous cohabitons en bonne harmonie. Ils bénéficient de nos restes et, en retour, nous avons droit à des concerts gratuits et à toutes sortes de présents. Ils sont exemplaires par leur courage et leur ténacité.

Depuis les prémisses du printemps, un couple de pies s’est installé juste en face de notre cuisine. Nous les avons vues travailler d’arrache-pattes, jour après jour, pour construire leur nid (pas bêtes, elles ont choisi un lieu qui a vue sur nos dépôts de nourriture). Nous avons suivi avec un intérêt discret et ému leurs progrès. 
Or, depuis quelques jours, un, puis deux corbeaux se sont mis en tête de les chasser, en se montrant teigneux et insistants. R., qui a remarqué leur manège, a fini par intervenir (même s’il n’est pas dans nos habitudes d’interférer dans les affaires d’autrui). Il a poussé un cri et claqué dans ses mains en direction des importuns, qui se sont enfuis à tir d’aile. Et à présent nous nous inquiétons de savoir si les pies sont bien toujours là.

A plusieurs reprises, j’ai vu d'autres corbeaux mobbeurs : je les ai vus se mettre à deux pour harceler un beau busard solitaire, en train de décrire de majestueuses volutes, pour lui faire abandonner la partie, le faire fuir, troubler son vol magnifique.

J’éprouve envers les corbeaux des sentiments très mitigés : je n’aime pas qu’on les rejette en raison de leur couleur, je n’aime pas qu’on les associe au film d’Hitchcock et qu’on les identifie au malheur. Ce sont des volatiles intelligents, subtils et élégants. En même temps, je leur en veux d’être si avides avec leurs congénères et bêtement cruels, car ici le ciel est si vaste et il y a tant d’arbres, qu' ils pourraient aisément satisfaire tous leurs besoins sans avoir à s’acharner sur d’autres créatures.

Bref, ces corbeaux m’apprennent que je déteste la violence gratuite, la nuisance noire, le désir d’écraser pour dominer, l’envie de ce qui appartient à l’autre.

Voici donc ce  que j’aime chez les oiseaux : ils me parlent chacun à leur manière du vivant. Ils me parlent intensément de cette coexistence complexe qu’on appelle vie sociale. Ils me parlent de mon humanité. 

mercredi 10 mai 2017

Vivre : still life / 20




Siège rouge pliable et étonnamment confortable.
Idéal pour me poser face à la forêt, sous les cris lancinants des buses, 
tandis que d’un chantier en contrebas remontent des coups de marteau et l’acharnement d’une scie.
Face au soleil, en vacance totale, je me fous complètement du vacarme ambiant.
Dans ma bulle,
je me rêve à la mer, sur une terrasse, sur une île. 



mardi 9 mai 2017

Vivre : le métier de vivre


Archipel des Kornati / Croatie

La vie ne demande pas d’aller au-delà de ses forces.
Le seul exploit possible est celui de ne pas s’enfuir.
(Dag Hammarskjold)

Parfois, le courage, c’est juste de rester présent, face à sa vie, et de vivre moment après moment ce qui se présente.
Sans objectif majeur. Sans esquive. Sans attente particulière. 
Juste vivre le présent et assumer les émotions, les ressentis qui émergent. 
Rien de plus.
(et rien de moins)

lundi 8 mai 2017

Vivre : la traversée de l'hiver / 8



A Dominique, que je connaissais à peine, j’ai pu le dire, j’avais lu dans ses grands yeux bleus qu’elle pourrait tout entendre et tout comprendre. Alors j'ai dit.

J’ai dit les coups d’une mère sans doute trop jeune, trop fragile et trop isolée, et cela dès la petite enfance. J’ai dit les fois où ses mains après s’être défoulées sur mon corps, se posaient sur mon cou et appuyaient sur la glotte avec ces mots : arrête ! arrête de pleurer ou je t’étrangle. J’ai dit le silence, personne, aucun voisin pour entendre. J’ai dit que la dernière fois, c’était quand j’avais 14 ans et que tout cela avait cessé parce que je lui avais rendu le premier coup de poing qu’elle avait voulu m’asséner.

J’ai dit que plus tard, adulte, j’aurais voulu pouvoir mettre les choses à plat. Echanger avec cette mère défaillante, l’entendre me raconter sa détresse pour pouvoir comprendre, mieux comprendre ses raisons, pardonner, passer à autre chose. Mais à chaque fois, elle prenait son ton de victime, ce ton geignard qui m'horripile, et me répondait que j’avais inventé, que je faisais tout plein d’histoires, que le passé était passé. Elle ajoutait toujours qu’en revanche j’avais été une enfant « très très difficile ».

J’ai dit combien c’était dur maintenant, d’être présente pour elle, présente pour une mère qui avait été maltraitante, déséquilibrée, dysqualifiante. La soigner, maintenant, m’occuper d’elle, écouter ses plaintes, ses demandes toujours plus pressantes. Devoir la materner, elle qui avait été si peu maternante. Devoir la protéger, elle qui avait été si peu protectrice.

Dominique a dit : tu as vécu une situation injuste et tu ressens encore tout plein de colère au fond de toi.
C’est vrai. C’est exactement ça : je me suis engagée à m’occuper d’une mère toujours plus dépendante, toujours plus plaintive. Je fais mon devoir. Je suis les consignes que je me suis assignée. Mais je ne parviens pas à éprouver la moindre compassion, ni la moindre bienveillance envers elle. C'est au-dessus de mes possibilités. L’amour inconditionnel, c’est pour les saints, pour les modèles. Ce n’est pas à ma portée.

Maintenant qu’elle s’achemine vers la mort, elle est devenue « une pauvre vieille malade », elle n’a plus de mémoire, elle ne peut pas être touchée par ce sujet. 

Traverser l’hiver, c’est aussi ça : la cruauté de devoir accepter le fait qu’il n’y aura pas de réparation possible. Accepter l’impuissance à changer quoi que ce soit. Et accompagner quand même, sinon par amour, mais par souci d’humanité. 

dimanche 7 mai 2017

Vivre : gravir sa montagne


Il y a eu les nuits, courtes, très courtes
(et une blanche, très blanche).
Il y a eu les matins où je partais au lever du jour écouter les chants d’oiseaux et contempler les Alpes 
en attendant la méditation de sept heures.
Il y a eu les repas tambouille tofu tofu, l’absence d’appétit, 
les biscottes grignotées dans la solitude de ma chambre.
Il y a eu les moments de réconfort dans la nature accueillante.
Il y a eu beaucoup de pluie et des éclaircies soudaines.
Il y a eu l’inconfort de positions à tenir, de frustrations à gérer, de blessures à reconsidérer.
Il y a eu les moments de doute et de perplexité
Il y a eu des hauts et des bas (beaucoup de hauts, beaucoup de bas)
Il y a eu de beaux échanges, des moments sans fard.
Il y a eu des émotions intenses, des sanglots longs (très longs).
Il y a eu des apprentissages, des sauts en avant dans la pratique.
Il y a eu des moments d’illumination.
Il y a eu de l’ennui. De la colère. De l'humour.
Il y a eu de belles personnes et d'autres avec lesquelles il fallait composer.
Il y a eu des désirs de fuite.
Il y a eu les phases de lassitude.

Bref, c’était une retraite méditative, dernier plot de ma formation.

Je rentre triplement contente car :
J’ai choisi de faire cette expérience malgré toutes mes appréhensions.
J’ai réussi à la mener à terme, à élargir ma zone de confort.
Je suis de retour chez moi, fatiguée.
Sereine.