23 tonnes 2016 / Hamid Magrahoui / Biennale Lyon / 2017
Devant tant de propriétés et d'espaces privés, "privés de quoi ?" a-t-on envie de demander.
L.A. : Qu'est-ce que ça veut dire écrire quand on est empêché d'écrire, quand personne ne croit en vous, quand vous n'êtes pas du milieu social qui vous autoriserait à être connue, reconnue, vous êtes obligée de faire des tas de petits boulots, votre héroïne en fait des tas, et comme elle est jolie, et comme elle est jeune, elle se fait harceler avec ses divers employeurs. Elle résiste, parce qu'elle a rendez-vous, pas forcément avec un homme, ni avec une femme : elle a rendez-vous avec la page blanche. Ça veut dire quoi "avoir rendez-vous avec la page blanche" en écriture ?A.A.Ó : Ça veut dire qu'on tient la baguette comme un chef d'orchestre. On peut dire au monde qu'il peut naître, son monde à soi, son petit microcosme. Ça veut dire aussi que j'ai mis (c'est ce qu'il y a peut-être de plus personnel dans le roman) j'ai mis mes petites idées sur la création, ce que j'ai découvert, je les ai mises dans la bouche de divers personnages.
La seule personne avec qui je parle de toute la journée, c'est le poissonnier. En fait, ils sont deux. Ce sont des jumeaux, ils travaillent à tour de rôle. Je m'en suis rendu compte hier en les voyant ensemble. J'ai eu du mal à les différencier. C'est là que j'ai compris pourquoi le poissonnier me taquine seulement certains jours en m'appelant sa petite chérie : en fait, ce n'est pas le même homme. Ils emballent le poisson dans du papier journal, dans le Morgunbladid. J'ai dit à celui qui me servait : Trouvez-moi un poème ou une nouvelle plutôt qu'un faire-part de décès ou une nécrologie. En rentrant, j'ai soigneusement déballé mes filets d'aiglefin dans l'évier, la feuille intérieure était toute mouillée et presque illisible, mais sur l'autre, il y avait deux poèmes d'un de ces jeunes types qui passent leur journée au café Mokka.
- Hier, j'ai fait tout le trajet jusqu'au centre-ville avec le landau et j'ai acheté un nouveau carnet. En bravant la tempête. Le vendeur de la librairie Gudgeir s'est souvenu de moi, il m'a conseillé des cahiers d'écoliers, à lignes ou à carreaux, puisque je les remplis si vite. Et ça me coutera moins cher. C'est le seul luxe que je m'autorise.Elle garde le silence en préparant le café.- Je me suis mise à écrire des dialogues, reprend-elle.- Quel genre de dialogues ? Des choses que les gens disent?- A la fois ce qu'ils disent et ce qu'ils ne disent pas. Je ne peux pas expliquer à Lydur que chaque fois qu'il ouvre la bouche, j'ai envie de noter ce qu'il dit. Et encore moins que j'écris aussi ce qu'il ne dit pas. Il ne comprendrait pas non plus que parfois j'ai envie de m'interrompre dans ce que je fais pour l'écrire au lieu de le vivre.
Le charme d'une vraie rencontre, c'est qu'elle a souvent lieu dans l'inattendu et l'inespéré. Elle est toujours fulgurante, unique, provoquant une émotion intense, illuminante.Tout d'un coup on se retrouve comme ça, face à face devant un autre. Après quelques échanges, on se reconnaît. Le courant passe, comme on dit.Et là, pendant qu'un rapport s'établit. Pendant que les esprits assurent la communication, les âmes créent déjà un état de communion. Moi, je distingue toujours ces deux degrés : la communication et la communion.Et cette idée d'unicité de la rencontre, si je l'élargis, je dirais que, sans parler des personnes, même pour un beau tableau, qui nous est familier : chaque fois que nous le regardons, il s'agit d'une rencontre unique. Et c'est comme ça qu'on avance peu à peu sur la voie de la vraie vie.Cela dit, il faut admettre que les vraies rencontres sont rares. Ceux qui arrivent à saisir la valeur d'une vraie rencontre ne sont pas des gens trop sociables, pleins de relations. Pour moi, ce sont surtout des solitaires qui sont attentifs, et en attente, en quelque sorte.
François Cheng / A voix nue / 2014 / France Culture