samedi 27 avril 2024

Vivre : renoncer aux montagnes

 
La Madonna del Parto (détail visage de la Vierge) / Piero della Francesca / Monterchi
 
 
Submergée ? Oppose le rien au trop. Préfère le peu à l'infini. 
Lâche ton pinceau et suis des yeux le passage d'une fourmi.

 

vendredi 26 avril 2024

Vivre : association libre

 

c'est en sortant du château de Poppi, face au paysage ouvert et au ciel disert
- une merveille de limpidité, un instant percuté de lumière - 
que le petit tableau de Nicolas de Staël m'est revenu en mémoire. 

Ciel / peint sur le motif / 1952 / Nicolas de Stael / coll. particulière

jeudi 25 avril 2024

mercredi 24 avril 2024

Vivre : la patrone

 

 
Elle était petite, menue, elle agitait ses bras sans cesse pour mener son monde à la baguette, paraissait ne jamais pouvoir rester en place. A l'âge où d'autres revendiquent un repos mérité, elle tenait à être partout, à s'occuper de tout, dans les moindres détails. Il y avait l'immense domaine et sa cave qu'elle tenait à faire visiter en personne. Il y avait le restaurant qui accueillait à tour de bras des fêtes et des célébrations. Les pères et les mères reçus pour organiser baptêmes, mariages et communions. Et il y avait aussi quelques chambres, dont une qui nous a accueillis le temps d'une nuit. 
On entendait sa voix. On entendait ses pas. On entendait le personnel, le couple de Philippins disciplinés, le jeune malhabile qui débutait, l'étudiant qui faisait des extras, on les entendait tous répondre oui, oui, Letizia. Elle vociférait. Elle ordonnait. Grâce à elle, les décibels atteignaient des sommets. Elle tenait à tout contrôler. Les hôtes, les invités, les gens venus pour acheter ou pour réserver. Rien ne devait lui échapper. Même la commande d'un dessert devait lui être rapportée. A tout vouloir commander, tout finissait par se disperser. On a dû remplir deux, puis trois fois la fiche d'inscription pour la nuitée. Elle remplissait, puis elle oubliait, elle oubliait qu'elle avait déjà rempli et oublié, et les papiers voltigeaient, les notes s'envolaient. Elle se voulait indispensable et générait une pagaille sans pareil. 
Elle a demandé si on allait prendre le petit déjeuner le lendemain. J'ai pensé à la ville qui se réveillerait en douceur comme tous les dimanches, au son atténué de ses cloches, aux rayons dansant sur ses façades cuivrées. Je me suis souvenue d'une certaine pâtisserie, avec son incomparable odeur de café, ses habitués, avec leurs chiens choyés qui patientaient devant des déclinaisons de croissants dorés. J'ai pensé à ce mot : folie. Un mot qui ne veut rien dire sauf quand il évoque la fuite devant toutes sortes de barbaries. J'ai répondu sobrement : non, merci.




mardi 23 avril 2024

Vivre : la bonne cohabitation

 
Madonna della Misericordia / Piero della Francesca / Museo civico / Sansepolcro
 
 
 Tu peux être bonne. Tu peux être indulgente.
Tu peux être protectrice et patiente.
Mais n'oublie jamais d'être exigeante.  
 

lundi 22 avril 2024

Voyager : des oui et des non

 

 
Que dit-on quand on souhaite bon voyage à quelqu'un ? Se réfère-t-on au trajet qui va d'un point à un autre, souhaite-t-on qu'il se passe au mieux, sans encombres ni retards, sans rencontres inopportunes ni incidents déplaisants, parle-t-on d'un passage qui se termine exactement au moment de l'arrivée à bon port ?  
A chaque départ, je me souhaite un bon voyage (lequel inclut selon moi le moment du départ et le moment du retour et tout ce qui se passe d'un bout à l'autre de l'expérience) et il me semble que si cette aventure ne contient aucun apprentissage, aucun dérangement, s'il s'agit d'un simple dépaysement,  alors il n'y a pas eu de voyage. Il y a peut-être eu du repos, du divertissement, ailleurs, quelque part, loin, ou près, peu importe, mais point de réel voyage.
A chaque retour d'un bon voyage, je regarde les lieux qui me sont habituels avec des yeux neufs. Je fais un état de ces lieux. A chacun de ces retours, il m'arrive de dire fermement non à un certain nombre d'éléments, car mon regard se pose sur le superflu ou sur les inepties du quotidien. Il me faut alors absolument déblayer toute une série de choses pour permettre à d'autres de prendre place.
Je ramène dans mon sac de voyage bon nombre de refus et quelques ouvertures. Mon absence - ma présence à d'autres réalités - doit servir à opérer un reset, une réinitialisation de fonctionnements par trop évidents. Un voyage est par essence même une désorganisation. C'est pourquoi les voyages dits organisés me paraissent être de pures contradictions.

 

samedi 13 avril 2024

Voyager : partons vite et rentrons tard

 


quand les matins semblent se dupliquer, quand la vision se brouille et qu'on ne saisit plus les nuances, le moment est venu de prendre de la distance, se faire la malle et se diriger vers l'ailleurs, aller inspirer un air d'une autre intensité, partir s'exposer à d'autres soleils, tendre l'oreille à de nouvelles fréquences, en résumé : tourner à gauche en débouchant sur la nationale et prendre quelques jours de vacances.

vendredi 12 avril 2024

Vivre : vivement dimanche

 
La fille de Jephté /Jean-Hugues Fabisch / Musée Granet / Aix-en-Pce
 
le stress : arriver à ce point précis où un simple sourire peut faire toute la différence 

jeudi 11 avril 2024

Vivre : défaut de consistance

 
Nymphe / Groupe statuaire de la route de Beaucaire / Musée de la Romanité / Nîmes

On a le droit de se tromper.
Sur des situations, sur les personnes.
On a le droit d'aimer, d'admirer, même.
Et puis...tout bien considéré... de se dire 
que ça ne valait vraiment pas la peine.
On a le droit de s'en aller avec légèreté.

mercredi 10 avril 2024

Vivre : la consultation

 
Personnage avec flèches / Jean-Michel Folon / Salines royales / Arc-et-Senans / 2023
 
Elle s'assied. Elle soupire. Elle se sent débordée, épuisée, elle ne sait plus comment parvenir à récupérer. Elle a pris rendez-vous pour qu'il lui prescrive de quoi la vitaminer. Quelque chose doit manquer à son organisme pour qu'il refuse régulièrement d'avancer. Elle dit qu'elle vit avec son temps. Elle projette son futur, elle travaille sur son passé, elle est à fond dans son présent. Elle mène sa vie tambour battant. Elle se tient toujours au courant et, du reste, elle court, elle ne cesse de courir, elle enchaîne les interventions. Et puis, elle prend aussi soin de sa santé : elle marche, elle bouge, elle s'adonne au yoga, elle s'exerce à la méditation. Elle gagne bien sa vie, elle a des amis, un cercle social bien fourni. Elle ne cesse de mettre des coches dans toutes les listes de sa vie. Elle s'efforce sans arrêt de combler tous ses retards. Elle marque une pause. Elle hésite. Elle reprend : elle passe son temps à combler ses retards. Et elle y parvient... elle répète qu'elle a tout bon. Elle insiste : elle suit le rythme, tout est sous contrôle. Il y a juste que... elle vit tellement avec son temps, qu'elle ne comprend pas pourquoi son temps ne cesse de lui échapper... en fait, elle aurait besoin d'une semaine pour souffler.

mardi 9 avril 2024

Vivre : still life / 145

 

 
7'200 terminaisons nerveuses sous chaque pied. Impressionnante machine que ce corps où tout se retrouve connecté. Comment ferais-je sans cette balle géniale ? C'est elle qui m'aide à retrouver mon axe tous les matins, qui me permet de retrouver détente et verticalité en cours de journée. Apparemment grâce à ses picots la circulation sanguine se voit facilitée. En ce qui me concerne, m'empêchant de perdre la boule, elle me clarifie aussi les idées. Avec elle, pas question d'en avoir plein le dos ni de me forcer. Mes plantes l'adorent, mes orteils l'appellent, mes talons la réclament. Antidouleur sans ordonnance et sans effets secondaires, elle circule dans toute la maison, tantôt dans la salle de bain, tantôt dans les corridors. Magique, pratique et économique, elle roule pour ma santé et ça, c'est vraiment le pied!

lundi 8 avril 2024

Vivre : la TA

 
Femme assise jambes croisées / Pablo Picasso / 1906 / Národní galerie Praha / Prague
 
 
Le corps a ses raisons.
Le corps dit ses émotions.
Le corps est sous tension(s). 

dimanche 7 avril 2024

Habiter / Vivre : l'objet des tous mes désirs

 
Tokyo House / Unemori Architects
 
Longtemps, ce furent les catalogues de jouets. Couchée à plat ventre sur mon lit, les pieds croisés qui se dandinaient d'avant en arrière et le visage logé entre mes paumes, je me penchais pendant des heures sur les poupées Barbie, les mamans et les bébés. Et toutes leurs panoplies assorties. Un monde merveilleux s'étalait devant moi - évidemment hors de portée de mes économies - et Noël qui était toujours si loin, Noël qui se perdait dans un futur inaccessible... L'impossibilité de réaliser mes rêves laissait libre cours à mon imaginaire. En pâmoison, je tournais et retournais les pages.
Ensuite, ce furent les magazines qui montraient comment se maquiller, lip gloss, palettes d'ombres à paupières, mascara et eye-liner. Entre dix et treize ans, j'ai passé un temps fou devant tous ces fards tellement enviables que les adultes m'interdisaient. Le Graal s'appelait Yves Rocher, son Livre vert, je  le feuilletais jusqu'à l'usure (quand je pense qu'à présent, je ne sais comment me défaire de leur matraquage publicitaire...)
Tout cela est passé depuis longtemps. Maintenant, ce sont les reportages sur l'habitat qui stimulent mes pupilles, toutes les maisons du monde, pourvu qu'elles aient quelque originalité, qu'elles révèlent une manière nouvelle d'habiter, spécialement celles de dimensions réduites : les tiny houses, les cabanes au fond de forêts immenses, les chalets en bois lasuré dominant des paysages nordiques, les constructions inondées de lumière océanique, quel bonheur de les explorer ! Je me projette dans ces intérieurs, évaluant leur aptitude à m'accueillir en congé sabbatique de longue durée. J'explore d'autres vies possibles en parcourant revues et pages internet.
Même si je ne pourrais vivre dans aucune autre maison que la mienne, et si je ne peux concevoir que quelqu'un d'autre l'habite tant elle fait corps avec moi, j'adore m'infiltrer ailleurs par la pensée, émettre des propositions critiques, me projeter dans des espaces à conquérir. L'autre jour sur le site du Guardian ce reportage sur les logements urbains de petite taille mais aux larges perspectives m'a laissée songeuse. Comme autrefois, je me suis laissée aller à la noble activité de m'évader. Je me suis remise à explorer. Le bureau Unemori de Tokyo m'a littéralement scotchée. Spécialement la House Tokyo  un assemblage de boîtes où circule l'air en toute liberté, qui évoque une maison de poupées, une maison où l'on pourrait caser toutes celles qui autrefois me faisaient saliver.
 

samedi 6 avril 2024

Vivre : dents de scie

 

 
Jours d'avril, jours bizarres, 
où l'hiver semble faire ses au revoir
se ravise, revient en arrière,
en proie au démon de la blancheur,
 disparitions, retours et départs,
jours d'angoisses, sourdes menaces,
les ondées passent, les rives s'effacent.
Seules les Alpes se dressent, socles d'espoir.



vendredi 5 avril 2024

Vivre : être ou ne pas être

Palazzo della Ragione / Padova
 
 
S'y croire : croire avoir la place qu'on n'a pas. 
Pourquoi s'y croire ? Pourquoi ne pas simplement être ?
 

jeudi 4 avril 2024

Vivre : liste de choses insignifiantes

 
Casa Romei / Ferrara
 
 
La minuscule goutte annonçant l'averse et qui échoue au coin d'une lèvre.
L'imperceptible senteur d'une branche de cerisier en fleurs tombée à terre.
Les efforts du lombric asséché par le vent que la motte n'en finit pas d'attendre.
La dernière botte au fond de la caisse, ses tiges lasses de se montrer tendres.
La pousse qui se languit de la pluie et le ciel qui poursuit ailleurs ses acrobaties.

 

mercredi 3 avril 2024

Voir : exils du dehors et exils du dedans

 

Congé de Pâques avec une météo qui n'inspirait pas vraiment de départs sur les routes, mais invitait à de poignants voyages dans les salles du septième art. On n'a pas cédé au charme nostalgique des histoires d'amour, on leur a préféré des thèmes un peu plus forts. 


Chroniques de Téhéran est un film relativement court (77 minutes très exactement). Il contient neuf histoires et autant de personnages filmés en gros plan. Neufs manières de dire la vie aujourd'hui dans la capitale iranienne. Quatre hommes, quatre femmes, plus une petite fille aimant follement se trémousser, filmés dans un décor statique, se trouvent face à une présence hors-champs symbolisant le pouvoir, toutes les formes de pouvoir, avec ce qu'il peut comporter d'absurdité, d'humiliation et de bêtise crasse. Des historiettes qui en disent long sur l'asphyxie au quotidien et, même si les saynètes peuvent être cocasses, voire ridicules, elles refilent au spectateur un sentiment d'oppression croissant. Le résultat est saisissant de sobriété et d'efficacité. On est étonné de voir combien le cinéma peut exprimer de choses avec un minimum de moyens. Excellent.



Le lendemain, c'est à la frontière entre la Pologne et la Biélorussie qu'un film bien plus long (près de trois heures) nous emmenait sur les pas d'une famille syrienne tentant désespérément de rejoindre la Suède. Le contexte, on s'en souvient : en 2021, avec la complicité de compagnies aériennes turques peu scrupuleuses, Alexander Lukashenko a orchestré une crise politique et humanitaire sans pareil en attirant à Minsk des milliers de migrants, provenant en majorité d'Afrique et du Moyen-Orient, avec la promesse de les conduire jusqu'à la frontière polonaise et de leur fournir une ouverture vers l'Europe. Un voyage qui commence pour chacun d'eux par un rêve et finit en cauchemar. Le résultat a été violent non seulement sur le plan géopolitique, avec de vives tensions entre les divers pays de l'UE tout comme au sein de la société polonaise, mais surtout pour les êtres humains concernés, enjeux de manipulations cyniques et traités comme du bétail d'un côté à l'autre des barbelés.

 

 
Green Border est un docudrame tourné en noir et blanc, dont le propos est d'ouvrir les yeux aux spectateurs, de les confronter aux réalités les plus crues. Le résultat ressemble à un reportage journalistique qui ne concède aucun moment de répit, le pendant réaliste des nouvelles qui déferlent incessamment sur nos écrans au point de finir par tomber dans l'indifférence quasi générale. A vrai dire, c'est passablement éprouvant, au point d'être par moments insoutenable. A travers ce film choral (chacun des nombreux personnages illustrant un point de vue sur la question migratoire), Agnieszka Holland, une cinéaste franco-polonaise âgée de 76 ans, a eu le cran de n'éviter aucune facette, aucune contradiction. Son travail obstiné, sans concessions lui a valu de nombreuses attaques et campagnes d'intimidation.
 
Ce cinéma engagé a été ovationné et primé à la dernière Mostra de Venise. Il décrit une réalité toujours plus pressante. La situation a très probablement empiré depuis ces trois dernières années. Elle ne concerne pas uniquement la zone géographique décrite, puisqu'elle se poursuit au quotidien sur tout le pourtour méditerranéen et dans les Balkans. 
Les dernières images du film évoquent l'accueil réservé par la Pologne aux réfugiés ukrainiens au printemps 2022, soit moins d'une année plus tard. Autre origine, autre religion. Avec une ironie féroce la cinéaste souligne combien les chiens et les canaris ukrainiens ont été davantage pris en compte que les êtres humains à la couleur de peau plus foncée qu'on renvoyait sans égards. De quoi faire réfléchir à la valeur accordée aux personnes, aux différents paliers de la solidarité, selon la provenance et la culture de qui vient frapper à notre porte en quête de sécurité. 

 

mardi 2 avril 2024

Vivre : fausses pistes

 
Sybille / Jean-Baptiste Camille Corot/ MET / New-York
 
Elle donne le change. Elle, que l'on a connue vive et enjouée, élégante et volubile, sociable et spirituelle, apparaît pâle sous les lunettes noires qu'elle tient à porter même quand la lumière semble manquer. Son teint est cireux, des sillons marquent son visage. Elle babille, elle donne le change, mais en échange de quoi ? Tient-elle à ce qu'on ne sache pas ? Veut-elle qu'on continue de la voir comme elle était autrefois ? On la perçoit si pathétique, si fragile, qu'on est tout prêts à lui donner tout ce qu'elle voudra. On lui sourit. On parle de météo et d'Italie. Et de quand les enfants étaient petits. En contrepartie de toute la peine qu'elle se donne on lui doit la politesse. On fait comme si. On lui rend ce qu'elle veut bien recevoir : une image crédible en miroir.
 

lundi 1 avril 2024

Vivre : still life / 143

 

Pourquoi, alors que la maison compte quantité de coupelles, héritées, reçues ou rapportées de divers voyages, pourquoi garder celle-ci, ébréchée, fissurée, même pas originale, de facture tout ce qu'il y a de plus industrielle, pourquoi ne pas la jeter, pourquoi l'employer en l'état, tous les jours, en faire le bol de loin le plus utilisé et ce sans même chercher à la réparer façon Kintsugi pour lui donner quelques lettres de noblesse ? Pourquoi donc lui être si attachée ?
Pourquoi ? D'abord, parce que c'est "la coupelle des œufs" et que son rebord brisé la rend idéale pour casser d'un coup sec les coques. Et aussi parce que tant qu'une chose est en état de fonctionner, elle a de la valeur. Elle est certes abîmée, mais c'est son entaille qui la rend indispensable, sa fêlure qui lui assure son originalité. Dès lors, pas question de la mettre au rebut : ce serait absurdement gaspiller.
 


dimanche 31 mars 2024

Vivre : l'arbre-miroir

 
Allée d'entrée / Chartreuse de Villeneuve


le printemps : renaissance en reconnaissance de tout ce qui vibre autour de soi
 



samedi 30 mars 2024

Vivre : artisans sur le métier

 
Autel de Ste Anne : St Eloi à l'établi d'un bijoutier (détail) /Niklaus Manuel / Kunstmuseum / Berne
 
que faire de ce qu'on a fait de nous ? que faire de toutes ces expériences de vie qui nous ont certes pour certaines enrichis, mais aussi pour d'autres mis à terre, laminés, affaiblis ?  que faire de tout ce matériau qui se trouve là, comme une motte de terre à tourner ? sait-on seulement travailler cette terre, sait-on seulement les formes qu'elle peut assumer ? comment apprendre sur le tas, comment apprendre le métier ?

vendredi 29 mars 2024

Voyager : carrément à l'est

 

 
Hier, c'était ma première fois. Jusqu'à présent, je l'avais soigneusement évitée, lui préférant ses illustres voisines, Strasbourg, Colmar, je l'avais contournée - honte à moi - avec une certaine négligence pour aller suivre la racoleuse route des Vins. Mais quand on m'a proposé d'aller visiter le musée renfermant certaines de ses gloires passées, j'ai cru me rappeler que c'était une incomprise. Une raison supplémentaire pour partir à sa découverte sans bouder mon plaisir. Sur le trajet, on a vite remarqué qu'on allait à rebours non pas du bon sens, mais de celui des départs. On n'a fait que croiser des colonnes et des colonnes dirigées vers le Sud ou vers les grandes enseignes du tourisme pascal. Chez elle, rien. Aucune langue étrangère au coin. Un calme olympien. Ou alors peut-être l'effervescence ordinaire d'une veille de Fête.

A vrai dire, dès le premier regard, ce fut un coup de foudre. Oh! rien de bien resplendissant dans cette ville où tant d'éléments semblaient s'entrechoquer, mais justement l'ensemble de ces entrechocs la rendait vivante, attendrissante, captivante. Entre vitrines élégantes et mendiants frigorifiés, entre bâtiments historiques et constructions abominables, entre faubourgs industriels et maisons de maître décaties, la ville ressemblait à un animal qui se remet d'anciennes blessures, qui en a vues d'autres et s'apprête à en revoir. Cela dit, elle ne manquait ni de prestance ni de dignité et question culture, elle en avait à revendre. Entre autres trésors, ma préférence à moi : la Lefèvre (Paris, 1809), une machine à impression pourvue d'un rouleau de cuivre. Une beauté dans son genre, un modèle devant lequel je suis tombée en pâmoison et que j'ai photographié en long en large et en travers. 


 
A la pause de midi, on s'est dégoté un troquet de qualité où l'on s'est promis de remettre très vite les pupilles, les papilles et les pieds tant les propositions étaient succulentes. Quant aux divers magasins de bouche, mention spéciale aux chocolateries : elles avaient de quoi vous refiler des électrochocs tout ce qu'il y a de plus curatifs. Sans suivre le moindre guide, on est entrés, on en a visité plusieurs et enfin on a découvert celle-là, et là, là on est restés baba. Par chance, l'horodateur nous rappelait à la raison, faute de quoi, on y serait encore. Un délire. Un délice à l'état pur. Je ne m'en suis pas encore remise. Un artifice pluriel. Une joie sans limite pour nos sens émoustillés. Heureusement qu'on a ramené de quoi entretenir largement le goût du souvenir. C'est donc les poches vides et les paniers pleins qu'on est rentrés gavés et comblés à nuit tombée.

jeudi 28 mars 2024

Vivre : tendre l'oreille au soleil levant

 

 
Tous les matins, un oiseau fait face au monde pour dire sa joie, sa foi, la juste voie.
Tous les matins, la folie du monde se retrouve anéantie par son unique voix.

mercredi 27 mars 2024

Vivre : les infinités de possibles

 

 
Quelle que soit leur intensité et leur infinie mélancolie,
tu sais que tu peux faire fi de tes soucis.
Tes pas, c'est l'inépuisable confiance qui les conduit :
fouille, trouve à terre le billet gagnant de cette loterie.

mardi 26 mars 2024

Vivre : le monde en grand

 
Il farmacista / Pietro Longhi / Accademia / Venezia
 
On avait besoin de collyre pour P qui à force de taupiner et de muloter n'en finit pas d'emplir ses mirettes de bactéries. On est donc entrés dans ce qu'on croyait être une pharmacie, une banale pharmacie urbaine. Ce qui frappait d'emblée c'était les paniers qui attendaient, des paniers et d'énormes allées comme au supermarché. Pour un peu on se serait attendus à voir des gens circuler avec des chariots et des listes à cocher. Il y avait de tout, en très grande quantité et à des prix cassés. On s'est un peu paumés. Entre la cosmétique et les soins capillaires, les articles pour bébés et pour animaux (juste à côté), les produits d'entretien dentaire et les aides miracle à la minceur, la phytothérapie et l'homéopathie, on a finalement déniché, tout au fond, en suivant la file qui décrivait un S, les comptoirs où officiaient divers professionnels en blouse immaculée. Là, on a attendu un bout de temps. Ce n'est pas qu'il y ait eu énormément de gens, mais apparemment leurs ordonnances contenaient d'impressionnantes quantités de médicaments. Le mec devant moi, qui devait avoir dans les 35 ans, souffrait apparemment d'un rhume carabiné. Il a tendu la liste remise par son médecin traitant : un traitement pour fluidifier, un autre pour dormir, un autre pour se réveiller, un quatrième pour faire des rinçages d'eau salée, un cinquième pour sa gorge qui risquait de le démanger, un sixième pour le cas où, et un septième pour si jamais. Il est reparti avec un sac rempli, on aurait dit qu'il venait de faire ses courses de la semaine. Nous, on s'est sentis complètement dilettantes, des amateurs débarquant de la lune, de vrais touristes au pays des médocs. On était empruntés, alors on a décidé de procéder étape par étape, en laissant faire la nature, et on est reparti tout légers avec du sérum physiologique en dosettes  à 3 euros 19 l'emballage de 12. Aux dernières nouvelles, la solution est efficace. P dort bien, mulote plus que jamais et ses yeux ont arrêté de couler.

lundi 25 mars 2024

Vivre : le Palais endormi

 


quand on dit : c'est le jour et la nuit, on ne croit pas si bien dire. 
ça vaut pour les personnes, ça vaut pour les palais et les places aussi. 
en plein midi : les hordes et les cris, à la pleine lune : un trésor qui luit.
 


dimanche 24 mars 2024

Voyager : une recette et une île

 
 
Young Girl in a Forrest / 1895 / Bertha Wegman / SMK / Copenhague
 
 
C'était jour de marché, un véritable marché de Provence, sans touristes, mais avec pas mal de ménagères et de retraités, un marché d'habitués, des gens qui ne fréquentaient plus les Halles, au centre ville, beaucoup trop lustrées. Sur ce marché, il y avait un jeune homme qui nous a vendu des gariguettes et de fines asperges vertes, et en nous emballant les Asparagaceae, il nous a dit que non, lui, ce n'était pas avec des œufs qu'il aimait les déguster. Il nous a refilé une de ces recettes d'une simplicité enfantine, comment avions-nous fait pour ne pas y penser, laquelle prévoyait de faire blondir des oignons dans du beurre, d'y ajouter des pointes d'asperges accompagnées de lardons de bonne qualité, puis au dernier moment d'y verser un chouia de crème, en salant et poivrant à volonté et de verser l'ensemble sur des coquillettes préparées à part, oui voilà : une sorte de carbonara aux asperges, c'était pas compliqué. Un peu plus tard, après la sélection de chèvres, la tresse d’ail rose, les tomates et les plants de basilic, après avoir choisi nos épices et nos fougasses, après le poulet très très bien élevé, on est allés s'installer à une terrasse qui bruissait de graviers. Il faisait bon, pas très chaud, pas frais non plus, il faisait un temps à se prélasser, et les gens autour de nous ne cessaient de s'interpeler, de se faufiler, de déplacer des chaises, de demander, et le garçon prévenait que le banc, là, non, valait mieux pas, il était en train de s'effondrer, on lui a commandé un café et un noisette, et c'est alors que j'ai remarqué les deux femmes assises un peu plus loin qui conversaient. Il y avait quelque chose de totalement extraordinaire dans leur échange, quelque chose qui m'a littéralement captivée : elles communiquaient intensément, elles étaient totalement dans leur rencontre et ça se voyait. La femme plus âgée, parlait, expliquait, déroulait toute une série de détails et d'arguments, tandis que l'autre, une petite trentaine, l'écoutait, et en l'écoutant la regardait avec un regard concentré, les yeux brillants, les yeux intensément encourageants, et elles sont restées comme ça à échanger des propos qui devaient être intéressants, probablement, importants, évidemment, et c'était un véritable plaisir de les observer (je n'ai pas capté un seul des mots prononcés), elles étaient tout à leur échange, l'une qui expliquait, l'autre qui souriait à son regard, et leur conversation était comme une île dans laquelle personne ne pouvait aborder, elles étaient bienveillance et amitié, estime et respect, calme et réciprocité, et dans ce monde où tant de gens sont de plus en plus pressés, de plus en plus sollicités, électrisés, bousculés, connectés, les regarder ramenait à la mémoire une étrange sensation, une ancienne sensation de ralentissement et de sérénité. Alors j'ai emporté soigneusement cette vision dans ma boîte à images avant de me lever pour payer.
 

samedi 23 mars 2024

Vivre / Lire : découvertes

 
Portrait de ma femme (détail) / Michael Ancher / The Hirschprung Collection / Copenhague
 

Qui a fait le monde?
Qui a fait le cygne et l’ours noir?
Qui a fait la sauterelle?
Je veux dire cette sauterelle-ci −
celle qui a bondi hors de l’herbe,
celle qui mange du sucre au creux de ma main,
qui bouge ses mandibules de gauche à droite, plutôt que de haut en bas −
qui regarde autour d’elle avec ses énormes yeux compliqués.
La voilà qui lève ses pâles avant-bras et se nettoie soigneusement la tête.
La voilà qui déploie ses ailes, et s’envole au loin.
Je ne sais pas exactement ce qu’est une prière.
Mais je sais comment prêter attention, comment tomber
dans l’herbe, comment m’agenouiller dans l’herbe,
comment flâner et être comblée, comment errer à travers champs,
ce que j’ai fait tout au long de la journée.
Dis-moi, qu’aurais-je dû faire d’autre?
Tout ne finit-il pas par mourir, trop rapidement?
Dis-moi, qu’entends-tu faire
de ton unique, sauvage et précieuse vie ?

 
Parfois, on lit un poème et on le trouve beau. Il retentit en nous pendant quelques secondes. Cependant la vie nous happe et on passe très - trop - vite à autre chose. Ce n'était peut-être pas le bon jour, ou la bonne période pour le dé-couvrir. Mais parfois, le poème se rappelle à nous et c'est le cas de cette Journée d'été, de Mary Oliver. On se demande : en quoi consiste la "vie bonne" ? Comment faire pour se la construire ? Et, avant de la construire, comme se la dessiner ? Comment faire de toutes les minutes, de toutes les secondes des éternités ?
Certains jours, quand je regarde vraiment Mister P, son poil lustré, son regard précieux, les mille nuances de sa robe mordorée, je me dis : béni soit l'inventeur du chien. Et celui du busard qui tournoie autour de la maison avec majesté. Une journée d'été est un poème aussi beau que le busard ou que mon chien. Ou alors le busard, mon chien sont les plus beaux des poèmes. Et il y a des jours comme ça pour le réaliser.
 
 
The Sommer Day
 
Who made the world?
Who made the swan, and the black bear?
Who made the grasshopper?
This grasshopper, I mean —
the one who has flung herself out of the grass,
the one who is eating sugar out of my hand,
who is moving her jaws back and forth instead of up and down —
who is gazing around with her enormous and complicated eyes.
Now she lifts her pale forearms and thoroughly washes her face.
Now she snaps her wings open, and floats away.
I don't know exactly what a prayer is.
I do know how to pay attention, how to fall down
into the grass, how to kneel down in the grass,
how to be idle and blessed, how to stroll through the fields,
which is what I have been doing all day.
Tell me, what else should I have done?
Doesn't everything die at last, and too soon?
Tell me, what is it you plan to do
with your one wild and precious life? 

Mary Oliver, in : House of Light, Beacon Press, 1990
 

mardi 19 mars 2024

Ecouter : la force d'une chanson

 

 
La voix douce et apaisante de Chloé Delaume, la mélodie sucrée façon aéroport : on dirait une chansonnette pour cabines d'essayage.. jusqu'à ce qu'on perçoive les mots banals et violents. Toute la force des chansons est là : dans la puissance d'évocation laissée à ceux qui tendent l'oreille. Elles fournissent la base d'une histoire. Quelques notes, quelques mots, et cette histoire à chacun de l'habiller par son pouvoir de création, à chacun de trouver la meilleure combinaison au scrabble de son imagination. Une chanson, c'est tellement plus fort qu'un roman. 
Pour ma part, c'est sans lithium, sans RTT à récupérer, mais avec grand besoin de romanité que je bifurque vers le Sud retrouver de quoi fabuler.

lundi 18 mars 2024

Vivre : rien ne sert de partir

 
photo tirée du net / site Mairie XVe / Paris
 
cesse de fuir ton agitation
aussi vite que tu coures
aussi loin que tu t'en ailles
tu l'emportes dans tes cartons


dimanche 17 mars 2024

Vivre : les jours Vivaldi

 

 
des jours et des jours, qui commencent en automne - ces pluies harcelantes, ces nuages menaçants - et se terminent en été - ces rayons éblouissants, aveuglants, époustouflants - qui traversent l'hiver - ces toux qui nous prennent, ces écharpes qu'on regrette d'avoir délaissées - et qui enfin nous abasourdissent du lever jusqu'à nuit tombée par la vigueur de tous les maîtres chanteurs à toutes leurs cantates absorbés.

samedi 16 mars 2024

Vivre : ouvrez les guillemets

 
Nativité (détail) / Bottega di Martino Spanzotti / Museo di Casale Monferrato
 

Quel que soit le contexte, il se veut gentil - tellement gentil - et il l'est fondamentalement, sans doute, mais il a tant besoin de ce qualificatif - voire cette identité, remarquable, indispensable - que sa gentillesse le rend naïf, manipulable, et il ferait n'importe quoi, serait prêt à mettre n'importe quel couvercle sur n'importe quelle atrocité, ou lâcheté, pour que le silence se fasse, que tout se tasse et que la "gentillesse" règne autour de lui en absolue maîtresse. 


vendredi 15 mars 2024

Vivre : murmures du soir

 

ces journées blêmes, blanches jusqu'à la fadeur, mutiques, pesantes...
puis, d'un coup, à la tombée de la nuit, peut-être juste à son affaissement...
voici le ciel qui se fait disert, badin, frivole, désireux de se faire pardonner,
dirait-on, son absence totale de prévenance, son inqualifiable désertion...

jeudi 14 mars 2024

Vivre : Rilke sur le rivage

 

 
ne pas comprendre, ne pas être sure de comprendre, un poème, un vers, un texte, mais insister par amour
des sons, des mots, des images, insister pour relire encore et encore, parce que le plus important - plus
important que tout comprendre avec assurance, raisonnablement - c'est la paix et l'évidence de ce qu'on entend



mercredi 13 mars 2024

Vivre : propos de table


 Portrait de famille (17 membres) / détail / Cesare Vecellio / musée Correr / Venise
 
 
Il faut avouer qu'il y a parfois des tablées qui voient plusieurs anges passer, des invitations qu'on regrette de n'avoir pas su refuser, des sujets tellement ressassés qu'on se demande comment pouvoir encore les recycler. Cependant, une allusion à la richesse dont certains peuvent se targuer m'a fait soudainement penser à la notion de luxe. Une question fondamentale qu'on pourrait poser autour de soi : c'est quoi, le luxe, pour vous ? pour toi ? Selon ta réponse, interlocuteur, interlocutrice, je saurai aussitôt si l'on est faits pour s'entendre, si tu peux être mon ami(e). 
 

mardi 12 mars 2024

Vivre : grandeur nature

 

Ces derniers temps, ô miracle, pas de voiture, pas de promeneurs croisés lors de nos balades. Juste quelques chevreuils, un ou deux renards, sans compter les busards. Et bien sûr les chants, le vent, les feuillages naissants. Il faut dire que nous sommes là-haut avant sept heures et que nous y remontons à la pause de midi, quand tout le monde est en train de s'attabler. A contre-temps, nous récupérons un territoire immense où personne ne vient nous importuner. Un territoire encore plus beau, plus grand depuis que le chemin reliant deux villages se retrouve en chantier, le trafic dérouté. Vivement que les travaux se fassent avec toute la lenteur exigée!
 

lundi 11 mars 2024

Lire : dans l'intervalle

 


Depuis le matin, on nous a annoncé de la pluie. Au soir, elle est enfin arrivée. Comme une voleuse. S'est vite barrée. Dans l'intervalle, je n'ai fait que lire et me prélasser.
 
J'aime passer régulièrement visiter l'Intervalle. C'est un peu comme si j'entrais à chaque fois dans une petite librairie, où l'on me laisserait feuilleter tranquillement quelques ouvrages, en prenant tout mon temps, et, comme en librairie, il m'arrive parfois de lire les textes de Fabien Ribeiry dans leur intégralité, happée par son style, et parfois je les parcours en diagonale, quand ils me semblent un peu trop susceptibles d'avoir été commandés. Dans l'ensemble, je suis fascinée par les images et je dois à ce blog de belles découvertes.
Ainsi, aujourd'hui, ce billet consacré à Tempo, le dernier livre de l'artiste et photographe Noémi Pujol m'a éblouie. Pour des questions de droits, j'ai hésité puis renoncé à insérer ici une image de cette série. Mais il me semble indispensable de cliquer et d'aller plonger dans ce monde très particulier.
Pour ma part, je ne m'en suis pas encore remise. C'est la troisième fois aujourd'hui que j'y retourne et que je ne cesse d'être impressionnée. J'ai le sentiment de retrouver miraculeusement un univers que j'avais cru perdu. Et puis, il y a cette citation de Julien Gracq livrée en exergue : « … des lacs d’images calmes et composées pris dans le réseau des bois comme des rêves dans le tissu du sommeil. » (« Chemins et rues », Nœuds de vie, Editions Corti, 2013). Comment résister ? J'ai saisi mon laptop et j'ai immédiatement réservé ce livre, Nœuds de vie, dont on peut lire quelques extraits ICI.

Vivre : la nouvelle

 
Famille de patriciens vénitiens (détail) / Atelier de Jacopo robusti / MBA / Besançon
 
Dimanche matin. Dans la grisaille du jour naissant, le couple sort et se dirige vers la voiture qui les attend. Leurs vêtements sombres n'ont rien d'endimanché, ils semblent s'être habillés avec une certaine hâte. Ils se tiennent un peu voûtés, les yeux hagards, comme hébétés. Ils regardent le monde autour d'eux, le trottoir, la chaussée, les façades, les rares passants, comme s'ils les découvraient avec étonnement. On dirait qu'il y a une sorte de frontière, un vitrage entre eux et ce milieu familier. Comme si la vie se passait à présent de l'autre côté. La nouvelle a fait d'eux en un instant des êtres à part. Et à part, ils vont le rester, pendant encore quelques heures, peut-être quelques jours. Ils évoluent parmi les vivants, mais se retrouvent dans un univers différent, dans une zone frontière. D'un pas mécanique, ils vont assumer cette journée : rejoindre les autres pour une dernière visite, se rassembler et se préparer aux appels, répondre et répéter leurs réponses en mode automatique et puis, ensuite, naturellement, se charger de toutes les formalités. Ils savent tout cela. Ils connaissent les gestes et les rites. Ils rentrent dans la voiture d'un air accablé.

 

dimanche 10 mars 2024

Vivre : fidélité à l'enfance

 
Jour d'été à la plage du Sud à Skagen /Peder Severin Krøyer / Hirschsprung collection / Copenhague
 
 
 tous les jours lever une armada en soi pour défendre la joie

samedi 9 mars 2024

Ecouter / Voir : apical, grasseyé, fricatif, guttural ...

 
R avec résurrection du Christ tiré d'un graduel de Nerio / XIVe s. / Bologne

On a autant de vies qu'on parle de langues.
Ou : Pour chaque langue que l'on parle, on vit une nouvelle vie. 
Celui qui ne connaît qu'une seule langue n'en vit qu'une seule .
Proverbe tchèque

 
Ai écouté cette semaine deux podcasts (aux tonalités légèrement différentes selon l'intervieweuse) concernant le dernier documentaire de Nurit Aviv, une enquête sur la lettre R intitulée Lettre errante. En 52 minutes, la cinéaste se confie à propos de ses propres relations au R, marqueur de trajectoire et signal d'appartenance selon la prononciation adoptée. Elle donne aussi voir et surtout à entendre six entretiens avec des personnes actives dans le domaine de l'écriture, de la culture ou de la traduction (par exemple K.O. Knausgård, ou Luba Jurgenson). Chacun raconte comment l'on passe d'une langue à une autre, d'une culture à une autre, d'un état psychologique à un autre, d'une identité à une autre à travers la prononciation d'une lettre.
Mais ce R n'est pas n'importe quelle lettre! une lettre mystérieusement rattachée au père par tous les participants, une lettre dont on apprend qu'elle serait "masculine" selon certains linguistes. Ai listé pour ma part le nombre de différents R qu'il m'a été donné de prononcer dans ma vie. Me suis dit que je n'avais jamais eu aucun ami qui n'avait qu'une langue, qui ne savait en parler qu'une. Les variantes de R, adoptées, balbutiées, rejetées ou même interdites, disent le décentrage, l'obligation à entrer dans une autre culture, la violence et la puissance des changements de territoires. N'avoir à prononcer qu'un seul R est le signe d'un confort, d'une appartenance que je ne pourrai jamais connaître et dans lesquels sans doute je me serais sentie à l'étroit. Quant à ceux que la soumission à un apprentissage scolaire ou professionnel oblige à entrer dans une autre langue, ils se retrouvent peut-être face à d'autres difficultés : accepter de considérer que leur langue (leur monde) n'est pas le centre du monde en général. Sacré apprentissage pour certains qui croient que leur langue unique est la meilleure d'entre toutes (que par conséquent le monde entier devrait la parler)!