mercredi 29 octobre 2025

Vivre : en flux tendu

 
Portrait d'une femme noble dit "la Muette" / Raffaello Sanzio / GNM / Urbino
 
Elle a envoyé un mail en début d'été pour annoncer une mauvaise chute, sa cheville malmenée l'empêche de donner ses cours, qi-gong en particulier, et nécessite du temps pour récupérer. Elle écrit à nouveau cet automne en expliquant qu'elle a encore besoin de forces pour se remettre, qu'elle peut accompagner à distance, ponctuellement. Elle propose diverses prestations, quelques méditations. Et puis, avec dignité, elle parle de cette assurance perte de gain à laquelle elle n'a jamais souscrit en tant qu'indépendante, trop chère, pensait-elle, si bien qu'elle se retrouve à puiser dans ses économies pour pouvoir tourner. En parallèle des quelques cours qu'elle prodigue assise, elle donne aussi son numéro bancaire pour le cas où on souhaiterait lui verser quelque chose, un coup de pouce pour l'aider à traverser cette mauvaise passe.
 
A la voir, qui aurait dit qu'elle s'en sortait de justesse, juste assez pour pouvoir se débrouiller, assumer le quotidien, mais qu'un accident malheureux pourrait parvenir à faire chavirer cette barque en délicat équilibre. Une nouvelle pauvreté semble en train d'émerger. Elle concerne ceux qui vivent sur le fil, mais qu'un vent mauvais peut venir déséquilibrer et qui d'une manière ou d'une autre auront besoin d'assistance. Quel que soit le discours tenu par les autorités (un coût de la vie officiellement augmenté de 5%, mais que la plupart des acteurs sociaux, syndicats en tête, contestent) pas mal de ménages, et pas seulement ceux qu'on dit "modestes" ont de la peine à joindre les deux bouts.
 
La nouvelle pauvreté n'est peut-être pas tant une pauvreté qu'une précarité qui s'installe peu à peu et fragilise des gens qui s'étaient crus jusqu'ici à l'abri. Son récent message a eu le mérite de le rappeler. C'est courageux de savoir se raconter et encore plus de savoir demander. 
 

mardi 28 octobre 2025

Vivre : les conseils hétéroclites

 
Couronnement de la Vierge /détail / Maestro di Monbaroccio / GNM / Urbino

 
De toutes parts, que d'injonctions! 
De grâce : fuyons!
Sauvons-nous : sélectionnons! 
 

lundi 27 octobre 2025

Vivre : s'embarquer

 

  
Période critique dans l'année : quitter les rivages de l'heure d'été. L'heure d'hiver, ce n'est rien, rien qu'une heure, juste soixante-minutes escamotées puis récupérées, et pourtant ce sentiment à chaque fois d'un long et sombre tunnel à traverser. Faire semblant de ne - presque - pas le remarquer. Et pourtant avoir le pressentiment d'entrer dans le monde de  la  nuit, et le soir, envahi par la pluie, le repli, les feuilles qui tourbillonnent, les tapis, et le soir qui tombe toujours trop vite. 
Chaque année, arriver préparée : les grands cercles de lumière allumés face au paysage assombri, les bougies, les recettes ressorties censées nous réjouir nos estomacs, ces repas plus lourds pour mieux nous ancrer dans la saison à traverser, et cette joie de retrouver les pullovers oubliés, les manteaux, les bottines, se rechercher et se retrouver des élégances remisées. Il n'empêche : ce long tunnel de l'hiver et du froid qui nous sera imposé jusqu'à mi-février, ce tunnel à affronter avec force romans et tasses de thé, qu'il est long, et seul le vent, le vent d'hiver, sauvage et ensoleillé, comme ce matin, cheveux en bataille, poumons suroxygénés, saura nous consoler de ces minuscules soixante minutes dispersées.
 

dimanche 26 octobre 2025

Vivre : faire vs être

 
ritratto di giovinetto / antonello gagini / palazzo abatellis / palermo

 
être présent : 
tout le contraire de
faire acte de présence 
 
 

samedi 25 octobre 2025

Vivre : des hauts et des bas

 
 
 
De cette dernière baignade dans l'Adriatique me reste le souvenir de vagues, de vagues intenses et répétées, menaçantes et câlines, et tandis que je les laissais approcher - cherchant toujours la bonne tactique pour ne pas les laisser me submerger, surtout ne jamais les affronter de face, les prendre plutôt de biais, tenter de jouer avec elles pour les amadouer - je me disais qu'elles étaient des maîtres ès existence, invitant à renoncer à la platitude, car exiger de trouver toujours de l'eau calme est illusoire, le plus sûr moyen de ne rien tenter. Savoir que les vagues seront au rendez-vous et être prête à les rencontrer est le seul moyen de s'en sortir. Mieux : d'y trouver du plaisir.  Ne jamais éviter les vagues. Ne jamais contrarier une vague. Savoir faire avec et savoir l'approcher. Et si on boit la tasse, la boire, accepter, et immédiatement après remonter et respirer. 
 

vendredi 24 octobre 2025

Vivre : trois fois par jour (au moins)

 

quoi qu'on annonce, quelles que soient les mises en garde,
une journée d'intempéries n'est jamais dépourvue d'éclaircies
 (reste alors à découvrir le bon créneau pour sortir)
 

jeudi 23 octobre 2025

Voir : les temps modernes

 


On Falling, c'est l'histoire d'Aurora, une femme portugaise, qui comme des centaines de milliers d'immigrés a quitté son pays pour travailler au Royaume-Uni. Elle est employée dans un centre d'expédition de l'e-commerce qui a tout d'une structure Amazon. Sa vie semble se partager entre son scanner de codes-barres émettant interminablement des bips à mesure qu'elle rempli des boîtes jaunes d'objets d'une banalité à pleurer et son smartphone dans lequel elle plonge dès qu'elle dispose d'un moment de libre. Aurora vit repliée sur son téléphone en prenant ses pauses, en mangeant, en marchant. Elle lève de temps en temps ses yeux tristes et timides pour saluer des collègues et des colocataires qu'elle connaît à peine, puisqu'ils n'ont jamais les mêmes horaires et, si elle rencontre des gens, c'est toujours en passant, au travers d'échanges fugaces, elle n'est pas amenée à les revoir ni à les connaître. Sous le ciel pluvieux d'Edimbourg, la jeune femme dont on n'apprend finalement pas grand chose, apparaît comme le symbole de la solitude contemporaine. 
 
Aurora doit faire attention à son argent. Elle mange vite, peu et mal. Aurora ouvre son petit porte-monnaie avec précaution. Aurora avance de l'argent à une compatriote avec qui elle fait du covoiturage. Et puis un soir, elle laisse tomber son smartphone sur le sol de sa cuisine. L'écran refuse de s'allumer. La réparation va lui coûter 99 livres : tous ses avoirs. Dès lors le quotidien pauvre et répétitif d'Aurora va basculer. 
 
Le premier long-métrage réalisé par Laura Carreira, jeune Portugaise vivant en Ecosse depuis une dizaine d'années et financé par la société de Ken Loach Sixteen Films, démontre avec une redoutable concision les effets du consumérisme on line. Porté par une actrice portugaise au jeu sobre (Joana Santos, parfaite quand elle exprime l'angoisse et le chancellement intérieur) il dénonce  les coûts cachés de ce qui peut paraître très pratique et avantageux. Le film est glaçant de réalisme dans sa description de ces emplois invisibilisés, soustraits au regard de la société. A mesure qu'on progresse, on est amené à avoir peur pour le sort de l'héroïne, qui tremble et paraît constamment avancer sur le fil. Tout est juste. L'absence d'attention, l'isolement. On ne sait rien des motivations de tous les travailleurs en présence. On ne sait pas grand chose de ce qu'ils cherchent en tapotant sur leur écran. 
 
Un jour, à la cafétéria, le suicide de l'un d'entre eux est évoqué. Personne ne semble vraiment le connaître. Son prénom n'évoque rien, mais son acte pèse sur le groupe. Il pèse sur la fourchette qu'Aurora ne parvient pas à porter à sa bouche. Un autre jour, une visite guidée passe entre les allées. Un enfant jette au pieds d'Aurora un bonbon comme il jetterait une pomme lors d'une visite de zoo. Et puis il y a la soirée festive, organisée par la hiérarchie, l'invitation à se réjouir des résultats atteints et à faire des dons en faveur d'un association de protection des aires marines, car l'entreprise se prétend en phase avec l'écologie. Dans cet univers quasi carcéral, Aurora veut fuir. Elle se cherche un autre travail, dans le soin aux personnes. Mais elle va trop mal pour saisir cette opportunité. L'entretien d'embauche est un des passages les plus pathétiques du film.
 
Il y a dans On falling quelque chose qui rappelle Le voleur de bicyclette, ou Les temps modernes (aucun humour naturellement, mais la même absurdité). Il tient aussi de certains polars car les spectateurs sentent peu à peu monter en eux une angoisse pareille à celle de l'héroïne, toujours filmée au plus près, au plus sombre. Ira-t-on vers une chute annoncée ? Aurora pourra-t-elle s'en sortir ? On avance vers la fin du film en redoutant la manière dont il va s'achever. On halète... mais... pas question de spoiler.
  

mercredi 22 octobre 2025

Vivre : do it yourself

 
chez l'apothicaire / détail fresque / château d'Issogne / Val d'Aoste 
 
Derrière la pharmacienne courraient des rangées et des rangées de boîtes colorées. On aurait dit le rayon sucreries d'un supermarché. En bonne place se succédaient des emballages de magnésium d'une marque ayant sauvagement dominé les espaces pub ces derniers temps à la tv. Quand elle m'a proposé le médicament que je voulais, elle m'a demandé : "saveur citron ou cerise ?" J'avais toujours connu ce traitement pour la gorge en version mentholée. Je suppose que le public est censé non seulement être sensible aux couleurs mais aussi aux saveurs tendance. Depuis pas mal de temps, ma pharmacie me fait l'effet d'une succursale de la grande distribution, ne manquent que les chariots à l'entrée et les affiches indiquant les actions.
J'ai hésité pendant quelques secondes. Je me suis demandé si, somme toute, mes meilleurs médicaments ne seraient pas le temps et le ralentissement. Me soustraire pendant 24 heures à certaines pressions, boire quelques tisanes, me gargariser de sel de mer et laisser les choses se faire, à leur rythme, loin des matraquages de toutes sortes. 
Entre citron et cerise, finalement, ce ne sera pas pour ma pomme. J'ai répondu : "tout compte fait, rien". Le fait maison au final me conviendra très bien.
 

mardi 21 octobre 2025

Vivre : still life / 181

 

 
Le dernier délai étant fixé à la fin de l'année, je me suis enfin résolue à faire la démarche. J'ai donc embarqué mes deux smartphones - mon fidèle LG condamné à l'obsolescence et mon prochain Samsung adapté à la 5G - et je me suis rendue chez l'opérateur dès l'ouverture, pour une intervention que je pensais anodine. Transfert de données et de carte SIM, ni une ni deux, il ne devait pas y en avoir pour longtemps.
 
Que nenni! Dans l'espace client vide, les deux employées m'ont expliqué que, puisque mon ancien appareil était "très vieux" (petit regard vaguement hautain sur mon Smartie déclassé), l'opération serait "risquée". Il m'en coûterait donc l'équivalent de 125 euros et un délai d'attente conséquent. Pour aller au plus simple, elles me conseillaient la petite échoppe au milieu du centre commercial, où l'on ferait le nécessaire rapidement et pour moins cher. 
 
Je me suis donc dirigée vers le stand concerné, devant lequel attendaient déjà dix personnes malgré l'heure matinale. C'est alors que j'ai découvert un monde tout à fait inconnu, celui de la téléphonie, ses divers bobos et ses terribles avanies. J'avais toujours ménagé Smartie : il n'avait jamais chuté, ni connu d'heures supplémentaires, pas plus que des chargements exagérés. Tout à coup je me suis vue dans la salle d'attente d'un service d'urgences hospitalières : des gens assumant des mines affligées, tenant entre leurs mains des téléphones refusant de s'allumer, des batteries à l'agonie, des écrans fissurés. Dans la file, tous les visages portaient les signes de grosses douleurs physiques, morales et, bien sûr, économiques. 
 
La femme devant moi, maigre, pâle, stressée, exhibait un écran noir et se lamentait : "Toute ma vie est là-dedans". Elle a parlé de son travail, pour lequel elle devait absolument être joignable, de son fils adolescent à surveiller, de ses contacts, de ses amis, de la police chez qui elle venait de déposer une plainte pour aggression, de ses photos et de ses preuves vidéo. Elle paraissait désemparée. Aucune sauvegarde, aucune copie. On aurait dit que la moitié de son être - la plus saine - s'était évanouie.
Un homme immigré venait faire réparer l'appareil que sa mère avait fait tomber dans les escaliers. On sentait que le cordon ombilical avait besoin d'être renoué. On pressentait aussi que le prix de la réparation allait mettre à mal un budget familial serré.
Et ainsi de suite, chacun dans la file racontait ses pertes, ses malheurs, ses détresses. Une quinquagénaire avait malencontreusement laissé tomber dans les toilettes son malheureux alter ego. Un livreur très pressé ne pouvait entamer sa journée de travail sans cet outil capital. Pour tous ces compagnons d'infortune, quelque chose de vital était en jeu. quelque chose qui tenait de la dépendance, qui n'était pas sans me rappeler certains toxicomanes croisés dans mon métier.
 
Je suis rentrée à la maison avec Smartie2, qui semble doté d'un potentiel rassurant. Je sens qu'on va collaborer en bonne intelligence. L'expérience m'a cependant laissée pensive : tout est organisé pour que la clientèle soit de plus en plus captive. Captive et impuissante. Quantité de données, indispensables, personnelles rassemblées dans un unique objet. Un objet minuscule, ridicule, quand on y pense, dont nous devenons les obligés et qui peut se révéler d'une implacable tyrannie. 
 
On le sait bien et depuis longtemps. Mais là, précisément, je me demandais par quelle folie on avait pu en arriver là. Comme pour tout objet technologique, jusqu'à quel point l'utiliser sans y être asservis ? Si on ne peut plus faire sans, comment faire avec ? J'ai ressenti encore une fois le désir désespéré d'entrer en résistance : avoir toujours du cash sur moi,  connaître par cœur des numéros et des codes prioritaires, imprimer mes billets de voyage, sauvegarder mes images, limiter mes conversations et le contenu de ma messagerie, favoriser le présentiel, refuser à l'intrus de prendre place à ma table, faire naturellement chambre à part et surtout être capable de rêver ou patienter 10 minutes sans me sentir obligée de me distraire avec ce stupide doudou. Et cetera. Et cetera. La liste est longue. Elle réclame de l'autodiscipline. Mais, perdu d'avance ou pas, continuons le combat.
 

lundi 20 octobre 2025

Vivre : les droits imprescriptibles

 
Incrédulité de Saint-Thomas / Pier Antonio Palmerini / GNM / Urbino

Pourquoi, mais pourquoi donc, alors que les écoles examinent et remettent des diplômes sans réclamer l'excellence, pourquoi exiger de soi toujours la perfection ? pourquoi ne pas admettre des erreurs, ne pas accepter des résultats moyens ? ou même des objectifs pas forcément atteints ? d'où vient qu'on se torture à ce point ? 

dimanche 19 octobre 2025

Vivre : Still life / 180

 

 
Parmi toutes les surprises de la vie, une des plus stupéfiantes, c'est la vue soudaine de la mer au détour d'un virage, le bleu à l'horizon, l'expiration subite générée par cette ligne tendre. Puis, le chant de la mer, son va-et-vient, chanson apaisante qui berce tous les sens. Et encore son odeur, senteurs de sel et de pins parasol entremêlés, appel du large, infini sentiment de liberté parcourant chacune de nos cellules. Ce jour-là, je m'étais félicitée d'avoir jeté au fond du coffre un vieux maillot, une débarbouillette et mes palmes. La jolie plage de Sirolo était pratiquement vide. Quelques randonneurs y déboulaient après avoir longé la côte du Conero. Attablés à même les galets, un couple d'amoureux dégustaient du poisson arrosé de Pecorino glacé. J'ai regardé les vagues acharnées sur la rive, certaines plutôt aguicheuses, d'autres carrément teigneuses. Je n'ai pas pu résister. J'ai plongé.
L'éponge reposait parmi les débris bordant le rivage, bois flotté, coquillages. Je n'achète jamais de souvenirs, je ramène des objets trouvés sur mon chemin. Alors je l'ai embarquée pour qu'elle me rappelle ce doux moment d'arrière-saison, offre inattendue de la consolante Adriatique.
 

samedi 18 octobre 2025

Regarder : dialogues infinis

 
 
La pittura è una poesia muta, e la poesia è una pittura cieca.
(la peinture est une poésie muette, et la poésie est une peinture aveugle) 
Léonard de Vinci 
 
 

 
Les visages de Piero parlent et nos yeux les écoutent. Ils disent l'indicible, l'abstrait, les pulsations du monde sensible. 
 
 

 
On les regarde comme on prie : ce n'est pas quelque chose qui se décrit. On est au-delà de ce qui se définit. On parcourt l'invisible.
 
 
Ces images sans paroles entraînent tout simplement notre cœur au cœur de la poésie. 


  
 Madonna di Senigallia / Piero della Francesca / Galleria Nazionale delle Marche / Urbino
 

vendredi 17 octobre 2025

Voyager : le passé, la sueur

 


 
Un dimanche, après une journée de pluie battante, nous nous sommes rendus à Sassocorvaro, dont on nous avait vanté la forteresse et le lac artificiel de Mercatale situé en contrebas. Dans les rues vides, aucun visiteur, pas la moindre activité, tout paraissait abandonné. On aurait dit un village fantôme, mais une enseigne nous a intrigués. Elle se trouvait  près d'une ancienne boutique dont la porte a grincé et s'est ouverte quand on l'a pressée. En entrant nous avons appris qu'il s'agissait du plus petit musée d'Italie : 16 mètres carrés. Un tout petit espace en l'honneur de La civilisation qui transpirait (que l'on devrait plutôt traduire par La civilisation qui s'échinait ?) Nous y avons trouvé des images de la vie paysanne au début du XXe siècle, qui paraissaient nous attendre depuis très longtemps et que nous avons longuement observées.
 

 

Les trois parois étaient recouvertes de reproductions usées, aux bords souvent racornis, comme un hommage silencieux et minuscule, attendrissant de modestie, reflet des personnages représentés, une sorte de chapelle laïque honorant le travail des gens "de peu" (étrange expression, quand on y pense, que ces gens de peu, auxquels la société doit encore et toujours de pouvoir se nourrir et fonctionner). Avec une économie de moyens, trois fois rien, les images disaient leur vocabulaire restreint et leurs petites joies. Elles disaient l'importance de la famille, l'importance aussi de faire communauté. 
 

 

En évoquant des réalités quotidiennes, elles révélaient le prix des choses, leur valeur, l'importance prioritaire de pouvoir manger, se vêtir et d'avoir un foyer. Un feuillet, tracé d'une main mal assurée, nous apprenait que dans l'immédiat après-guerre, en 1946, le kilo de sel valait 28 lires et un kilo de beurre 700. Le café revenait à 1'100 lires - une fortune quand on pouvait le savourer - et tous ces biens essentiels parlaient infiniment à notre mémoire. Elles nous connectaient à des liens passés, nous rappelant de ne pas les oublier.


Le passé n'a pas à être encensé ni idéalisé. On y souffrait probablement tout autant qu'aujourd'hui, d'une autre manière. On y venait au monde, on y vivait au rythme des saisons, on y mourait souvent prématurément. Si loin, si proches, tous ces gens. Le passé n'est jamais passé quand on prend la peine d'y puiser des valeurs intemporelles, qui risquent de nous échapper (cette fatuité contemporaine de croire que nos technologies et nos façons démentielles de dépenser nous placent en situation de supériorité...) 
 
 

Sur le vieux carrelage, en plein milieu de la boutique, se trouvait un maquette représentant une maison paysanne du siècle dernier. L'intérieur, minuscule, contenait de tout petits détails, de la vie d'autrefois.

Quand nous avons raconté par la suite que nous étions passés par Sassocorvaro, on nous a demandé : "et vous avez visité la forteresse?" Nous avons répondu que là-bas, c'était un tout petit musée, des images jaunies, des papiers froissés, qui nous avait émus à en pleurer.

 

jeudi 16 octobre 2025

Vivre : regarder au loin les barques tanguer

 

 
Balade du soir : une telle paix se dégage, le monde ne peut être que sérénité. 
Ailleurs, dans les escalades symétriques, on ne sait plus qui a commencé
mais on sait que les jeux peuvent continuer à l'infini, continuer continuer
encore et encore, et jusqu'au délire, jusqu'à désagréger toute notion d'humanité. 
Balade du soir : une telle paix se dégage, oser, oui oser faire le plein de sérénité. 
 
 

mercredi 15 octobre 2025

Vivre : welcome / 5

 

Il y avait, chez Vania, des espaces extraordinaires, où l'on trouvait une paix rare, assez mystérieuse. Elle avait disposé dans son jardin, qui tenait à la fois du potager, du pré et du parc, des espaces voués à la détente - comme ces merveilleux divans où l'on pouvait s'étendre et se mettre à rêver de curieux rêves, imprégnés de suggestions et de phrases, on aurait voulu aller chercher un cahier à la va-vite pour les attraper au vol, mais quelque chose de plus fort que soi vous retenait allongée, sous l'emprise d'un bien-être utérin - on y trouvait aussi une cuisine de plein-air dont on ignorait la capacité réelle à tenir son rôle de cuisine, mais qui en avait tout l'air.
 
 
Il y avait un bassin avec des grenouilles qui faisaient de gros "ploufs" à mesure que l'on s'approchait. Quand vous vous retrouviez à deux mètres du bassin, après le cinquième plouf, un silence profond s'installait et pas une ridule ne troublait la surface de l'eau. Il y avait aussi de petits bancs, disposés ça et là. Des tables surmontées de paniers en osier contenant des pommes et des kakis. Et un puits couvert qui s'était mis depuis longtemps au vert dans ce lieu enchanteur.
 

 

Vania parlait peu. Des paroles au compte-goutte, juste pour dire qu'elle nous laissait toute liberté, qu'elle se trouvait quelque part "à l'arrière" si nous avions besoin d'elle. Nous n'avons jamais su précisément où se trouvait son refuge, ni comment il était. Mais la maîtresse des lieux veillait sans cesse à notre confort - un confort composé tout à la fois de fastueux petits-déjeuners, de gazouillis et de sérénité, agrémenté de petits dessins qu'elle avait encadrés dans les corridors, de grands cahiers déposés sur des planches avec des crayons couleur. Notre chambre abritait un ange et des roses et la lumière y tremblait au matin comme si elle n'osait entrer. 
 

 





Je n'ai jamais aussi bien dormi que dans ces lits sur lesquels veillaient des lares remplis de bienveillance. J'y faisais des songes - éveillés ou pas - qui me ramenaient droit à l'enfance, des poudres de réminiscences qui se dissipaient d'instant en instant. Je n'ai jamais compris à quoi tenait la sérénité de ces lieux. Un matin, j'ai interrogé Vania à propos de l'histoire de la maison, mais mes questions et ses réponses n'ont pas permis d'élucider le mystère de la main secrète protégeant ces lieux. Elle avait racheté la demeure en ruine à un couple d'étrangers - lui, Américain, elle, Chinoise - qui avaient renoncé à venir s'y installer. Auparavant, la vieille bâtisse campagnarde étaient restée inoccupée pendant près de quarante ans, servant de remise aux paysans voisins. Un jour, un vieil homme était arrivé les yeux pleins de larmes : il venait là enfant passer ses vacances chez ses grands-parents et cela avait éveillé chez lui des souvenirs en abondance. Vania, la maison et le jardin restent toutefois des énigmes, des énigmes distillant un infini apaisement. 
Un jour, vers huit heures, nous avons fait nos bagages. A contre-corps, à contre-élan. Quitter un tel abri relève presque de l'arrachement. 
 
 
 

mardi 14 octobre 2025

Voyager : retours, retours...

 
 

 
Il y a, lors de chaque retour, ces vingt-quatre (ou ces  quarante-huit) heures durant lesquelles on tâche de réattérir. Que l'on soit parti en avion ou en voiture, il s'agit toujours de toucher terre. Alors que le mental navigue entre l'ici et l'ailleurs, le corps tente de s'affairer pour retrouver ses repères. C'est peu dire qu'on est dans l'entre-deux : en vérité on tangue en veillant à récupérer un quotidien rassurant tandis que les souvenirs vont et viennent et que les évocations affleurent. 
On transfère les photographies sans prendre vraiment le temps de les regarder, puisqu'il faut déballer, ranger, laver, trier, examiner le courrier, reporter tout ce qui ne relève pas de  l'urgence, se féliciter du fait que tout se soit en fin de compte bien déroulé, ici, là-bas, aucune mauvaise nouvelle (veillant encore un peu à ne pas se prendre de plein fouet les infos de l'international), arroser le basilic et susurrer des mots doux au rosier, constater que l'arbre mutilé cet été s'est bien revigoré et que la forêt est en train de prendre de belles couleurs mordorées. Frissonner aussi.  Rappeler à soi les images et les aventures.
Ce qui est amusant, ce sont les deux moments qui émergent en premier, d'un genre terriblement différent: le premier, au cœur d'un monstre bouchon sur l'A14, autoroute bloquée, hélicoptères, la manière dont on s'est vue obligée d'improviser des WC dans la voiture, à l'abri des regards, en gardant un semblant de dignité (merci, ô merci, gamelle du chien d'avoir contribué à la réussite de cette opération risquée) et le second, quand on a été estomaquée par les merveilleux serpents courant le long de la porte de la cathédrale romane d'Osimoune découverte inondée de lumière.
Voyager, c'est être constamment confrontée à des situations très concrètes et en même temps se voir transportée vers des beautés surréalistes. Ce sont des alternances d'expériences très terre à terre et  d'autres où l'on se sent tutoyer les étoiles. L'instinct de saisir l'appareil n'intervient heureusement qu'avec ces dernières...
 

 
 

 

vendredi 3 octobre 2025

Vivre : le temps des au revoir

 

Le ciel ici fait toujours ses acrobaties quand je m'apprête au départ. On dirait qu'il veut me retenir avec ses sublimes lueurs.
L'été est passé, l'été fut immense, comme le dit Rilke, et le temps est venu de partir découvrir d'autres lumières, ailleurs.
Je me fais déjà une fête de tout ce que je vais parcourir et je me réjouis bien sûr de tout ce que j'embrasserai à mon retour. 
 

jeudi 2 octobre 2025

Voyager : N comme nostalgie

 
 
ZEUS Cheval JO 2024 / Atelier blam / exposé cours Cambronne
 
Les lieux sont comme des personnes et la ville me l'a bien rappelé. Ce n'est pas que je ne l'aie pas appréciée, mais peut-être que ce n'était pas le bon moment, pas la bonne saison, pas mon choix premier. Comme certains individus que l'on a croisés et qu'on a laissés partir sans qu'ils nous aient vraiment marqués et dont on se dit qu'on va les revoir un jour, qui sait ?
 
Passage Pommeraie
 
Pourtant, la ville était belle, on pouvait lui reconnaître une multitude de qualités. On avait apprécié tout d'abord l'élégance aristocratique de ses façades, et l'ampleur de ses places, qui la scandaient de rue piétonne en rue piétonne avec majesté. Il y avait ses brasseries, ses passages, ses chocolateries. Il y avait aussi une remarquable librairie qui aurait pu donner à n'importe qui le goût de s'aventurer dans des territoires insoupçonnés. Il y avait ce restaurant penché sur la Loire et de là-haut on la voyait embrasser une île grouillante d'activités. Mais surtout, surtout, ce qui frappait, c'était cette sorte de fierté des habitants, cette droiture, cette solidité, ce franc-parler. C'était une ville où l'on offrait ce qu'il y a de meilleur de son terroir, de sa culture, de son histoire.
 
 
Puits de la cour intérieure et tour de la Couronne d'Or / Château des Ducs de Bretagne
 
La ville savait aussi se retourner vers ses ombres passées. C'est dans son principal musée, dans les salles consacrées au commerce triangulaire, que subitement on a réalisé ce qu'avait pu signifier l'esclavage. Des êtres humains comme des marchandises, des bêtes, des choses malmenées. Là, d'un coup, devant une vitrine, on s'est sentie sur le point de s'effondrer. Plus surement que des mots qui s'adressent  à la raison, la force des images peut aller droit au cœur, et lui dire combien le mépris des personnes et du vivant est chose barbare. La traite comme un minerai. Le profit comme seul projet.
 

 
 
Illustration / Musée d'histoire / section 
 
La muséographie prévoyait d'établir un pont entre l'esclavage des temps passés et celui des temps modernes. Alors on pensait immédiatement aux échanges ayant cours dans notre univers mondialisé, tous les biens  extorqués au Sud, toutes ces choses dont on se gave, tout ce qui concourt encore aujourd'hui à notre bien-être et à notre manière folle de consommer. Au Mémorial de l'abolition de l'esclavage  ce sujet était également abordé. 
 
 
Sculptures hyperréalistes de Nantais / Willem de Haan / place Royale
(en remplacement  des statues en restauration)
 
Il y avait aussi là-bas tous ces jeunes SDF, accompagnés de leurs clébards, qui envahissaient les pavés tandis que le soir tombait, des chiens craintifs qui poussaient une beuglante dès qu'on s'approchait pour une pièce, des chiens punks, avec d'anciens piercings sur les oreilles, des chiens lacérés qui s'étaient trop battus, sur trop de trottoirs, des bêtes faméliques et des toutous qui voulaient se faire dorloter.
Et il y avait encore toutes ces rues animées, dont on s'appliquait à lire les noms bilingues, des couloirs urbains où se succédaient des restaurants, toutes sortes de restaus qui permettaient de voyager, indiens, asiatiques, africains, bretons et même français. 
 
 
Beffroi de l'église Sainte-Croix
 
Tout compte fait, en écrivant deux ou trois choses sur elle, tout bien pensé, on réalise que cette ville, qu'un air marin traversait comme un vent de liberté, cette  ville avait vraiment quelque chose, quelque chose d'unique et qu'elle nous plaisait. Oui, cette  ville, on se surprend à la tenir en haute estime. En fait on devine qu'on l'a aimée. Et comme pour tant de personnes croisées, trop hâtivement, trop rêveusement, c'est avec un certain regret que désormais on va y repenser.  
 
Passage Sainte-Croix / Panneau suspendu

mercredi 1 octobre 2025

Vivre : Still life / 179

  

 
Hier matin, distribution de flyers dans deux villages environnants contre l'exploitation minière des fonds marins autorisée par le gouvernement Trump. La coalition pour des Multinationales responsables incite à signer une pétition destinée à une multinationale suisse, laquelle n'attend qu'une chose : engranger de nouveaux profits par le biais de ces extorsions.
A regarder les news chaque matin constater la précarité des démocraties, et pourtant sentir combien leur fonctionnement est indispensable pour une vie en société. Droit de vote, initiatives, pétitions, revendications, manifestations, rien n'est parfait, mais il serait absolument impossible de  s'en passer. Devant chaque boîte à lettre, le son du clapet résonne comme un privilège et ce privilège, espérons qu'on pourra encore longtemps en user.

mardi 30 septembre 2025

Vivre : entre loup et chien

 
empyrée / 2023 / eva jospin / palais des papes / avignon
 
 
 tracer là-haut parmi les ombres glacées
dans le ciel opaque, vivante, ardente :
débusquer la seule étoile allumée 
 

 
 
 
 

lundi 29 septembre 2025

Voyager : entre deux nuages, une éclaircie

 

Cabans, vareuses, doudounes, imperméables, cirés:
les vitrines de la ville annonçaient la pluviométrie 
avec nettement plus de fiabilité 
que tous les sites météo consultés.
 

dimanche 28 septembre 2025

Voyager : aller, venir, rentrer

 
Riposo / Impressioni del Sud / Alfredo Camisa

 
Deux jours de suite, j'ai effectué deux voyages très différents. Le premier m'a paru évident, taxi, avion, voiture se sont succédé sur près de 1'000 kilomètres pour rentrer sans encombres à la maison. J'ai quand même pu constater une nouvelle fois combien je déteste des aéroports, leur ambiance aseptisée, leur façon de transformer les voyageurs en consommateurs, leurs moments d'attente et d'accélération alternés. Au bout du compte, je craignais d'être tendue, mais je me suis sentie soulagée. 

Le second voyage, nettement plus bref, un aller-retour de cent kilomètres à tout casser, m'a exténuée : marche à pied jusqu'à la gare en écrasant des écorces de marrons détrempés, train régional puis Intercity, suivis de métro, retards imposés, retards rattrapés, et enfin retour en voiture à travers une nuit pluvieuse et noire, phares qui agressent, feux oppressent, jeux des essuie-glaces. Mission accomplie, mais je me suis retrouvée tendue, alors que dans le fond j'étais soulagée. 

Quelle que soit leur longueur, les déplacements mettent toujours mon corps à l'épreuve, et plus encore que mon corps, c'est ma manière d'être au monde qui est bousculée. Ils dé-rangent ce que je passe mon temps à ranger. J'ai beau savoir que vivre implique de partir - partir et bouger - ils me privent de ma maison et c'est toujours vers ma maison que je veux retourner.
 
Dans les deux cas, j'ai réalisé une nouvelle fois mon besoin d'être chez moi à nuit tombée, moment où le moindre souffle me fait frissonner. Je n'apprécie le noir que bien protégée. Dans une ville étrangère, je me penche souvent sur un SDF somnolent pour lui tendre une pièce. Je veux lui exprimer qu'il ne laisse pas les gens indifférents, qu'il n'est pas seul sous ses cartons. Dans une chambre étrangère, même pour une seule nuit, je dois me constituer un lieu à moi. Je dispose un livre, un objet familier, un vêtement pouvant me rassurer. C'est alors dans ce confort provisoire que je peux trouver le sommeil en même temps que la sérénité. 
 
Quant aux déplacés - les  vrais - mon cœur est lacéré à les savoir sur les routes, soumis à tous les dangers. Les voyages ne cessent de me rappeler combien la vie est fragile et combien sont fragiles toutes nos sécurités.
 
 

samedi 27 septembre 2025

Voyager : lettres d'enfer et d'enfermement

 
 
Tour des Jacobins / Château des ducs de Bretagne / Musée historique / Nantes
 
 
sur les murs du château, il m'a semblé poursuivre, au bord de l'Atlantique, des lectures à peine entreprises au pied des  Alpes...
 

pourtant, ici, si près de l'océan, les murs intraitables dévoilaient l'accablement, l'oppression de tourner en rond inexorablement