lundi 30 juin 2025

Lire / Vivre : on the road again

 
 
Soudain, un groupe de chevaux sauvages se dessina sur l'horizon. Ils avaient la crinière longue et bondissaient en liberté, poussés par le vent à moins qu'il ne fussent alertés par mon approche. L'un d'entre eux, plus grand et plus intrépide, attendit, immobile, et me fixa. Puis il dessina dans l'air une arabesque, encolure fléchie, membres rassemblés, tourna sur lui-même et, après m'avoir regardé une dernière fois, disparut. [...] C'est ainsi que les humains d'aujourd'hui, après le long détour des monothéismes, en reviennent à des éblouissements qui leur font incarner le divin dans les objets de la nature : les nuages, la montagne, les chevaux. [p.208-209] 
 
La littérature de voyage fait partie de mes lectures préférées et, en cette saison de canicules répétées, c'est un bonheur de m'y adonner. Bien calée dans le calme souverain des longues après-midis silencieuses, je suis les pas de randonneurs au rythme des stores battus par la brise au-dehors.
Je viens de relire Immortelle randonnée. Compostelle malgré moi et, comme pour chacune de mes relectures, je suis frappée de constater que ce ne sont jamais les mêmes passages qui me donnent du grain à moudre et du plaisir à avancer (en l'occurence ces jours-ci progresser de la manière la plus immobile possible, mentalement, le moindre mouvement corporel donnant matière à transpirer). 
 
Le Chemin réenchante le monde. Libre à chacun, ensuite, dans cette réalité saturée de sacré, d'enfermer sa spiritualité retrouvée dans telle religion, dans telle autre ou dans aucune. Reste que, par le détour du corps et de la privation, l'esprit perd de sa sécheresse et oublie le désespoir où l'avait plongé l'absolue domination du matériel sur le spirituel, de la science sur la croyance, de la longévité du corps sur l'éternité de l'au-delà. Il est soudain irrigué par une énergie qui l'étonne lui-même et dont, d'ailleurs, il sait très bien que faire. [p. 209] 
 
Cette fois-ci, c'est le concept de MUL (ou marche ultralégère), rapporté par Jean-Christophe Rufin, qui a capté mon attention. 
 
L'axiome central de la pensée MUL tient en une phrase : "Le poids, c'est de la peur".
Pour les adeptes de cette démarche, l'essentiel consiste à méditer sur la notion de charge et, au-delà, sur le besoin, sur l'objet, sur l'angoisse qui s'attache à la possession. [p.235]
J'avais regardé ces sites avec curiosité et un peu de condescendance, je l'avoue, pour ce qui m'apparaissait comme une lubie minimaliste un peu folklorique. [...] mais dès que je me suis engagé sur le Chemin tout a changé. A chaque étape, je considérais, cette fois avec sérieux, les objets que je transportais, en me demandant honnêtement s'ils étaient indispensables. Ce dépouillement progressif, cet effeuillage de la mochila [note : le sac à dos, en espagnol] s'est poursuivi tout au long des étapes. La réflexion sur mes peurs a cessé d'être un sujet de plaisanterie :  j'ai pris l'affaire avec gravité. [p.235-236]
[...]à mesure que le Chemin s'allonge, la mochila maigrit et atteint une forme d'équilibre frugal qui touche à la perfection. [p.236]
 
Cette notion de poids et de charges liées aux peurs qu'on porte constamment avec soi m'a fortement interpelée. Du fond de mon fauteuil, je me suis demandé si cette réflexion du pèlerin ne pouvait pas être transférée par analogie à la manière dont on chemine dans l'existence, dont on accepte de se charger de mille pensées, objets et objectifs, par conséquent : mille problèmes, au point de les trouver naturels, sans s'interroger sur leur utilité ou leur sens. Quelques pages avant la fin, l'auteur émet une réflexion qui fait écho à ces pensées :
 
Plusieurs mois après mon retour, j'ai étendu la réflexion sur mes peurs à toute ma vie. J'ai examiné avec froideur ce que littéralement je porte sur le dos. J'ai éliminé beaucoup d'objets, de projets, de contraintes. J'ai essayé de m'alléger et de pouvoir soulever avec moins d'efforts la mochila de mon existence. [p271] 
 
Même si, à l'instar de J.C. Rufin, on se rend compte qu'après une phase de progression, on a tendance à rentrer dans le rang, que la vie reprend, que rien ne semble avoir changé, il n'en demeure pas moins qu'une fois sur le chemin, la pensée de l'indispensable et du superflu refait surface. Elle s'en va. Mais elle ne tarde pas à revenir à intervalles réguliers. On a pris conscience à un moment donné qu'on doit se délester, que la croissance continue est un leurre, une maladie dangereuse, et que c'est d'elle dont il faut avoir peur.  Alors, alors, on réalise qu'on n'a jamais quitté ce chemin. On est toujours en train de cheminer. On the road again and again.
 
  

dimanche 29 juin 2025

Vivre : l'art de l'essentiel

 
 
Composition de lignes et de couleurs / 1937 / Piet Mondrian / Musée municipal / La Haye

 
Pourquoi vouloir beaucoup
- toujours et encore plus - 
quand le bonheur tient à avoir
assez et estimer ses atouts ?
 
 
 

samedi 28 juin 2025

Vivre : par-delà le faire

 
 
 
 
La question, la question fondamentale, pourrait être : que se passe-t-il quand il ne se passe rien ? 
 

vendredi 27 juin 2025

Vivre : le cabinet des rêves, le rêve des cabinets

 
Salle des géants / Giulio Romano / Palazzo Tè / Mantoue
 
J'étais à l'université et je devais passer un examen qui devait durer une heure trente. Avant d'entrer dans la salle qui commençait à se remplir, j'ai voulu me rendre aux toilettes. Mais de couloir en couloir elles étaient toutes occupées et je me suis de plus éloignée de la salle d'examen. Tout en étant retardée, de plus en plus retardée de mon objectif (retourner à l'auditoire) je me disais :" C'est dingue, on dirait que je suis dans un mauvais rêve". J'allais ainsi de bâtiment en bâtiment, avec toujours plus d'obstacles le long de ma recherche. Pour finir, j'ai retrouvé le chemin de la salle d'examen dont j'apercevais au loin la porte. Les minutes s'écoulaient inexorablement. Il était 10 heures 40.  L'heure du début avait été fixée à 10 heures trente. Devant la porte se trouvait un individu et je me suis exclamé : "Pourvu que ce ne soit pas un surveillant empêchant les retardataires d'entrer? Quel cauchemar!"


jeudi 26 juin 2025

Vivre : se souvenir des belles choses

Cappella marchionale / Revello / Piemonte


 Comme des enfants turbulents
remontent si souvent 
les souvenirs ravivés 
qu'on avait crus à jamais enterrés
 

mercredi 25 juin 2025

Vivre : le retour

 
Les Bourgeois de Calais (détail Pierre de Wissant) / Auguste Rodin / Glyptothek / Copenhague
 
Ça faisait longtemps. Ça fait du bien de le revoir. Sur son crâne rasé court un lézard blanc qui serpente depuis le haut du front jusqu'à sa nuque. Il est toujours aussi lumineux. Peut-être un peu ralenti. Un peu assagi. C'est lui et ce n'est plus tout à fait lui. Il a parcouru un long chemin, il a suivi de longs couloirs, il a passé de longues nuits noires. Il rentre d'une Odyssée et il sait que les guerres se gagnent, les guerres se perdent. A chaque jour qui se lève, rien n'est jamais certain. Alors il reprend sa route, avec tout ce qu'il a appris, tout ce qu'il a compris, tout ce qu'il connait et tout ce qu'il tait. 
 

mardi 24 juin 2025

Vivre : sans soucis

 



orages ou nuages
rudes ou doux présages 
tout n'est que passage 
 
 

lundi 23 juin 2025

Vivre : still life / 173

 

 
L'autre jour, un coup de chaleur est venu me rappeler que la saison des canicules est arrivée. Ce qui signifie : modifier drastiquement la manière de m'alimenter. Plus de desserts, plus de calories excédentaires. Revenir à la légèreté. Du yogourt (bio) ou du sirop de fruits, quelques framboises ou myrtilles. A tout moment de la journée du plaisir basses calories.
 


 

dimanche 22 juin 2025

Regarder / Vivre : le cortège

 
 

 
Mon amie Montse m'a envoyé récemment un WA dépité pour me raconter une manifestation contre le génocide à Gaza à laquelle elle venait de participer. Tandis que le cortège passait, des jeunes attablés aux terrasses continuaient de siroter leurs apéros comme si de rien n'était. Indifférence totale. Elle m'a aussi transféré cette vidéo réalisée il y a quelque temps déjà dans la ville de Guernica. 
 
Hier justement, près de 20'000 personnes ont manifesté à Berne leur solidarité avec le peuple palestinien. C'était impressionnant, cette marche à travers la ville, des gens de tous les âges et de tous les milieux pour scander : STOP ! ça n'a que trop duré. STOP au silence et à la complicité. 
 
Dans le monde : comme si on avait atteint une zone de non-droit. C'est vertigineux de penser à ça. On se sent au bord d'un cratère.  
 
Malgré tout, des milliers, des millions de gens pensent que la ligne rouge a été franchie depuis trop longtemps. Ils descendent dans les rues dire qu'ils refusent la barbarie, refusent de trouver normal que la ligne rouge soit transgressée impunément. Et on se sent appartenir à cette humanité-là, parce qu'il est urgent de défendre l'Humanité avec un grand H.
 

samedi 21 juin 2025

Lire / Vivre : tu fabriques, donc tu as

  

Tu fabriques des problèmes, tu as des problèmes.
Tu fabriques des insultes, tu as des insultes.
Tu fabriques une interprétation, tu as une interprétation.
 
L'éveil des sens / Jon Kabat-Zinn / Les Arènes / 2009 
 
"Tu veux en faire une affaire ?" est le titre d'un chapitre consacré par Jon Kabat Zinn à la manière dont nous pouvons être tentés de fabriquer de problèmes. Face aux provocations en tous genres, il serait tentant de se laisser embarquer, de répondre, de rétorquer. Mais justement, des affaires, on n'en veut pas. On a d'autres priorités. Pas question de tomber dans le panneau, ni de mordre à l'hameçon. Les situations réclament des solutions, jamais des interprétations. Ni tomber, ni mordre. La vie est là. Une vie où nous décidons de ce qui a de l'importance et de ce qui n'en a pas.  
 

vendredi 20 juin 2025

Voyager : se faire sonner les cloches certains matins d'été

 

Ce matin-là, le soleil s'était à peine levé. Il faisait déjà (ou encore) chaud. Les pierres et les fleurs se montraient fatiguées. La nuit n'avait pas suffi à rafraîchir les allées. L'horloge de la petite église s'obstinait à indiquer dix heures dix comme elle le faisait depuis des années. Le temps s'est arrêté depuis des lustres au pied du château de San Martino A. Le passé nous ancrait dans une temporalité sans âge.
 
 
Dans leur perspective atmosphérique, leur horizon flouté, les Langhe s'épuisaient à vouloir se montrer. Au fond du parc, un homme lové dans son fauteuil lisait. Drôle d'endroit et surtout drôle de moment pour s'adonner à la lecture tandis qu'autour de lui, de cèdre en cèdre, des lapins aussi agiles que des écureuils s'amusaient à se courser. Le coucou ne cessait de marteler que la journée devait commencer. Le clocher fou se consacrait à son loisir préféré : sonner sans raison garder. C'est peut-être lui qui avait exilé sous les arbres l'homme somnolent penché sur ses pages.
 
 
Sur le site de réservation, l'hôtel était bien noté. Ce qui faisait cependant descendre sa moyenne, c'étaient les lamentations à propos des cloches qui sonnaient "désespérément", "quand elles le voulaient". Nous adorons les chants de coqs, et aussi ceux des clochers. Ils ne parviennent jamais à nous réveiller, ni à nous tenir éveillés. Mais il est vrai qu'il est rare d'entendre un clocher sonner 32 coups à la demie, et aux trois quarts se prendre carrément à carillonner, et puis se remettre l'air de rien à marquer les quarts et les heures selon une certaine normalité. Cette église, située face à nos fenêtres, devait aspirer à une certaine excentricité.
 

 

Nous avons fait le tour du propriétaire, suivant de longs couloirs exténués et déserts. Nous avons guetté les avancées de la lumière. Alors, sobrement, le clocher s'est mis à tinter. Il émettait un son rauque, comme si ses frasques nocturnes l'avaient épuisé. Il s'est contenté de lancer trois sons gutturaux (sans doute un peu penaud?) Il était temps de rentrer me doucher. Le chien s'impatientait. Il lui tardait de retrouver la table du petit-déjeuner, et surtout celle du buffet. D'une foulée sûre, il se dirigeait à l'intérieur, vers les cuisines, tandis que les lapins continuaient de se courser, les coucous de s'égosiller, et que le clocher, durant quinze petites minutes, demeurait sagement muet.






jeudi 19 juin 2025

mercredi 18 juin 2025

Vivre : still life / 172

 
 
Ces derniers temps, l'évocation de la mort se présente à moi sous diverses formes. Il y a tous ces gens qui partent et ceux qui sont partis depuis longtemps. Il y a les élans de tristesse et de regret, mais pas que. S'y mêle aussi souvent une forme de reconnaissance - en différé - pour tout ce que des absents m'ont apporté et que je n'ai pas su identifier au bon moment. Cette gratitude est à la fois douce et douloureuse. Mais le temps ayant fait sa part de décantage, je ressens un lien de forte proximité avec ceux qui ne sont plus. 
Dernièrement, j'ai acheté pour une bouchée de pain un tapis afghan en laine tissée rouge à une femme qui avait débarrassé l'appartement d'une cousine défunte. Il est d'un rouge grenat intense. Le chien aime s'y coucher. Arrivé directement du pressing il y a à peine quelques semaines, le tapis adopté est en train de gentiment s'encrasser à mesure que des os y traînent.
Dimanche, à la brocante de Nizza M., une jeune femme vendait des pièces de tissu à un euro qu'elle avait disposées dans des cartons par terre. J'y ai déniché une natte tressée en coton rouge et rose à poser dans l'entrée pour le retour de nos promenades embourbées. La femme m'a dit que la carpette lui avait été remise par une amie, qui venait de perdre sa mère et qui ne savait qu'en faire. Quand j'ai tendu la main vers un tablier en lin beige, elle a ajouté que son père, à peine décédé et dont elle reprenait le commerce, s'était fait une spécialité de récupérer de vieux rouleaux d'étoffes dans des usines en liquidation. Il en cousait ensuite de jolis sacs, des sortes de tote bags aux couleurs passées et au charme contemporain. Désormais, ce serait une couturière qui réaliserait les prochains modèles. Le tablier choisi était le dernier qu'avait réalisé son père. Quand j'ai voulu payer, la femme a tenu à m'offrir le tapis fuchsia de la mère de son amie.
Je réalise que j'ai toujours cohabité avec la réalité de la mort. La frontière entre le monde des vivants et le monde des morts me paraît au reste de plus en plus indéfinissable. Ces trois objets arrivés chacun avec leur histoire ont très naturellement trouvé leur place et une seconde vie dans mon  quotidien. 


mardi 17 juin 2025

Lire : le refuge des textes abandonnés

 
 
 
J'hésitais à me l'offrir, le dernier Martin Suter, sorti le 15 mai. J'hésitais parce que je pressentais qu'il ne serait jamais à la hauteur de mon doudou, Le dernier des Weinfeldt, publié en 2009, le bouquin des jours grippe, des jours novembre, des jours plage, mais là, ce matin, devant ce cadeau inattendu, j'ai pris le risque d'être déçue.

Passant régulièrement devant la très animée boîte à livres du village voisin, je suis toujours étonnée de voir combien elle déborde, et souvent de livres récents, quasiment neufs. Des choix inappropriés emportés un peu rapidement dans une librairie ? Des coups de cœur s'étant révélés des feux de paille ? Des histoires que certains ont le désir de partager ? Des publications de connaissances qu'on s'est senti obligé de soutenir ou d'accepter ? Ou alors des cadeaux offerts sans amour et reçus sans élan qui vont chercher ailleurs à être adoptés ? 
 
Quoi qu'il en soit, entre ici et ailleurs, je participe grandement à les faire circuler. Il y a souvent dans mon coffre un sac rempli qu'il m'arrive d'alléger sur un banc ou une place. Bazardage ou impulsion du cœur, succès d'estime ou best-seller, l'essentiel est que tout livre puisse trouver son destinataire. 
 

lundi 16 juin 2025

Vivre still life / 171

 

 
L'été dernier, tandis que je me liquéfiais sur un marché des Langhe sous un soleil implacable, un vieil homme m'avait parlé de la pâtisserie de son village en m'engageant fortement à m'y rendre. Malgré la chaleur qui mettait KO tous les êtres vivants ce jour-là, son regard s'était animé en évoquant les croassants qu'on y dégustait. J'aurais aimé pouvoir m'y rendre mais la fatigue avait eu raison de ma volonté. Quand R. m'a demandé ce qui me ferait plaisir cette année, j'ai répondu : un gâteau d'anniversaire de la fameuse pasticceria. J'ai dû un peu ramer pour me rappeler du nom du village et identifier l'établissement. Mais, une fois arrivés ce dimanche matin, tous les passants étaient en mesure de m'indiquer le chemin puisqu'eux-mêmes s'y dirigeaient. Dedans, nous avons dû patienter, c'était une véritable fourmilière ou plutôt une ruche bruissant d'activité. 
Nous avons testé les fameux cornetti (crema, confiture, pistacchio), une merveille de légèreté. Le gâteau aux myrtilles : un miracle de voluptueuse simplicité. Les biscuits divers (baci di dama, biscuits aux noisettes, au maïs et aux amandes, délices à la confiture d'abricots) embaumaient comme un jardin d'été. Et puis... un diplôme accroché au-dessus du comptoir nous a informés que les panettoni de l'établissement  figuraient parmi les 10 meilleurs au monde. Même si ces brioches se font en principe uniquement pendant les Fêtes de fin d'année, le boulanger en préparait avec la même pâte et le même procédé toute l'année sous une autre forme. Damned! Sans hésiter, nous avons emporté un de ces gâteaux pour nos prochains petits-déjeuners. Ok. Opération réussie. Je peux cocher ma case. La maison Bisco a été testée et approuvée.
(hélas point de photo des autres délices : pas eu le temps. Maintenant va falloir nager avec vigueur pour éliminer)
 
 

vendredi 13 juin 2025

Lire : décrire l'absence


Photographie de couverture : La zone. Silhouettes dans la neige. Paris, 1948. Photographie de René Giton dit René-Jacques (1908-2003). Bibliothèque historique de la Ville de Paris. 

En écrivant ce livre, je lance des appels, comme des signaux de phares dont je doute malheureusement qu'ils puissent éclairer la nuit. Mais j'espère toujours. [p.42] 

Mardi dernier, la piscine était quasi déserte quand je suis arrivée et toujours aussi peu fréquentée quand je l'ai quittée. Je me suis approchée de la boîte à livres, laquelle elle était exceptionnellement bien fournie et suis tombée sur ce petit livre dont j'avais souvent entendu le titre mais que je n'avais jamais eu l'occasion d'ouvrir. La citation en  quatrième de couverture m'a convaincue de le prendre. 
 
J'ignorerai toujours à quoi elle passait ses journées, où elle se cachait, en compagnie de qui elle se trouvait pendant les mois d'hiver de sa première fugue et au cours des quelques semaines de printemps où elle s'est échappée à nouveau. C'est là son secret. Un pauvre et précieux secret que les bourreaux, les ordonnances, les autorités dites d'occupation, le Dépôt, les casernes, les camps, l'histoire, le temps - tout ce qui vous souille et vous détruit - n'auront pas pu lui voler. [p.144-145]
 
Cette histoire dont j'ignorais tout m'a très vite happée. J'avais toujours pensé que Dora Bruder était un roman. On est tenté d'abord de croire à une histoire fictionnelle, marquée par des répétitions, des flash-back, des intuitions, des souvenirs personnels. En réalité ce texte est l'histoire d'une enquête littéraire qu'entame l'auteur en 1979 suite à la découverte d'une petite annonce dans un exemplaire du journal Paris Soir du 31 décembre 1941. L'annonce a réellement été publiée. Son contenu copié tel quel constitue le deuxièmes paragraphe du récit :  
 
 
A partir de cet appel lancé par les parents de Dora, Patrick Modiano s'est lancé dans une recherche fouillée de près de huit ans et entraîne le lecteur avec lui dans ce qui se révèle être à la fois une biographie, une étude historiographique et un texte d'autofiction. 
 
A mesure que l'on avance dans la lecture, l'investigation apporte un à un des éléments qui parviennent à donner corps à la personne que fut Dora Bruder, née à Paris le 26 février 1926 et ayant vécu dans cette ville jusqu'au 18 septembre 1942, date de sa déportation à Auschwitz en même temps que son père. Il y a quelque chose de fascinant dans la progression de la narration, laquelle procède par étapes, à travers les divers indices, les interrogations et les hypothèses qui se présentent. On accepte les trous, les vides, les moments où le récit se retrouve devant les portes implacables du mystère. On se dit qu'il faudra faire avec ces absences et la force de l'écriture consiste justement à savoir faire place à ces manques.
 
Il n'y a aucune trace d'elle, entre le 14 décembre 1941, jour de sa fugue, et le 17 avril 1942 où, selon la main-courante, elle réintègre le domicile maternel, c'est-à-dire la chambre d'hôtel du 41 boulevard d'Ornano.[...] Le seul moyen de ne pas perdre tout à fait Dora Bruder durant cette période, ce serait de rapporter les changements de temps. La neige était tombée pour la première fois le 4 novembre 1941. L'hiver avait commencé par un froid vif, le 22 décembre. Le 29 décembre, la température avait encore baissé et les carreaux des fenêtres étaient couverts d'une légère couche de glace. A partir du 13 janvier, le froid était devenu sibérien. [p.89] 
 
On suit le narrateur (Patrick Modiano, probablement) dans son cheminement pour aller à la rencontre de son héroïne. On le suit et on comprend aussi pourquoi il est fasciné par cette histoire et désireux de la connaître. Désireux aussi de la transmettre. Il ne cesse d'établir des ponts entre sa propre histoire et celle de Dora, fugueuse comme lui, désireuse d'échapper aux atmosphères qui oppressent les élans de l'adolescence "dans l'ivresse de trancher d'un seul coup tous les liens"[p.77]
 
Ce livre plutôt bref (145 pages) ouvre à plusieurs lectures. C'est un travail historique sur la Shoah et sur la période de l'Occupation en France. C'est l'histoire d'une jeune fille juive dont la famille immigrée depuis plus de vingt ans mais jamais intégrée vivait dans un quartier populaire de Paris, occupant une chambre d'hôtel avec cuisine commune. C'est aussi en partie l'histoire de Patrick Modiano lorsqu'il révèle des éléments personnels à mesure que les lieux et les événements, le jeu des coïncidences font écho à sa propre vie. 

Quant aux personnages, ils se répartissent en trois groupes : il y a Dora Bruder (quelques membres de sa famille et en particulier son père); il y a le narrateur (lequel évoque quelques membres de son entourage, en particulier son père, ainsi que des écrivains disparus l'année de sa naissance, et qu'il considère comme des amis) et il y a aussi bon nombre de personnages "secondaires", dont l'auteur croise la destinée au cours de ses investigations et qui trouvent entre ces pages reconnaissance de leur existence.
 
Ce qui frappe ici, c'est combien l'écriture est méticuleusement liée aux lieux et s'attache à en restituer la mémoire. On ne cesse de parcourir les rues de Paris, en particulier celles du XVIIIe arrondissement. Les noms viennent, reviennent, repassent. Les rues du présent témoignent - ou effacent - les rues du passé. Les lieux parlent aux sens, gardent la mémoire des événements vécus. On se dit qu'on devrait toujours, à l'instar de Modiano, être attentifs à leurs messages.

On se dit qu'au moins les lieux gardent une légère empreinte des personnes qui les ont habités. Empreinte : marque en creux ou en relief. Pour Ernest et Cécile Bruder, pour Dora, je dirai : en creux. J'ai ressenti une impression d'absence et de vide chaque fois que je me suis trouvé dans un endroit où ils avaient vécu. [p. 28-29]

En refermant le livre, on sait qu'on va le garder. Précieusement. Parce que c'est un livre contre le temps  et contre l'oubli, qui se laisse lire et relire, qui révèle autant qu'il ne peut expliquer, un livre rempli de flou et de secret, mais qui ne laisse pas impuissant face à la mémoire : il interpelle ses lecteurs, les appelant à chercher eux aussi. Il est curieux de remarquer qu'il parvient à ressusciter une époque davantage que les pavés de 600 pages, remplis de détails et de scènes, lesquels, à force de trop en dire, ne parviennent pas à évoquer.

 
 

jeudi 12 juin 2025

Vivre : la visite de l'exposition

 
Dossale di San Francesco e sei miracoli/ Giunta Pisano /Museo statale di San Matteo / Pisa
 
 
Elle sait combien les maisons et les lieux sont importants. Elle sait qu'ils parlent et tout ce qu'ils peuvent révéler. En gravissant les marches du bâtiment, ses lignes droites dépourvues d'imagination, elle sait déjà l'ennui, et la réglementation, et le besoin pressant de repartir dont elle devra se faire une raison. Heureusement, à l'intérieur, Fra Angelico l'attend, ses sourires en guise de consolation.
 

mercredi 11 juin 2025

Vivre : still life / 170

 
  
I have a dream
On distingue à peine le divan sous les coupures de journaux.
Je les parcours rapidement du regard. Il y en a en anglais et en islandais, toutes à propos de Martin Luther King, un pasteur noir américain.
- Il se bat pour le droit des Noirs américains, explique Jòn John. Je garde tous les articles qui parlent de lui. Les Noirs ne sont pas libres, tout comme nous. Mais ils ont maintenant une voix qui plaide leur cause.
Il se baisse, lisse les coupures froissées, les remet à leur place, et en lit quelques une en silence. Il remue les lèvres.
- Je rêve d'un monde où chacun aurait sa place, dit-il. 
Miss Islande / Auður Ava Ólafsdóttir / Zulma / 2019 
 

A la page 78, j'ai interrompu ma relecture du lumineux Miss Islande. Moi aussi ces derniers temps je passe mon temps à souhaiter que dans ce monde, chacun puisse avoir sa place : un lieu où se sentir légitimé à ancrer ses racines, à vivre, à travailler pour extraire l'huile de ses oliviers. Malgré les nouvelles du monde plus qu'affligeantes, plus qu'effrayantes : hallucinantes, malgré les lignes rouges franchies depuis longtemps, le rêve est toujours là : que chacun ait droit à sa place. Du reste, seuls les espaces où chacun peut se sentir à sa place m'intéressent. Les exclusions en tous genres m'exaspèrent. Faire place et remettre à leur place ceux qui divaguent et ceux qui suivent ceux qui divaguent est probablement pour l'humanité le défi le plus urgent. Faire place pour des terres qui nourrissent leurs enfants.
 
 
 

mardi 10 juin 2025

Vivre : la domestication

 
Stray dog / Misawa, Aomori, 1971 / Moriyama / Plateforme 24 / 2024
 
Puissante est la colère bridée, épuisante quand elle est déchaînée.
Un animal sauvage qui peut se révéler sage. Ou vous lacérer.
 
 
 

lundi 9 juin 2025

Vivre : en toute autonomie

 
 Tête d'Apollon Laure / IIe siècle A.J.C /Musée Romain / Vaison la Romaine
 
Une des choses les plus difficiles qui soient : admettre ce qui peut l'être et faire travailler les critiques pour soi. 
 

dimanche 8 juin 2025

Vivre : le présent des fleurs

 
Flowers IV / Keith Haring 1990 / Pisa / 2022
 
Les fleurs sur la terrasse ce matin : assommées par les orages, taclées par la grêle, inondées par les averses, minées par la pluie, et les voici sur le coup de midi qui se redressent au premier rayon, ignorant ce qu'elles ont enduré, toutes prêtes à tourner la page et à donner de nouveaux boutons. Au soir, le soleil n'est pas encore couché que déjà notre balcon se retrouve serti de mille nuances, corail, orange, jaune citron. Toujours en pleine présence, ouvertes à la croissance, elles s'offrent à ce qui est, éclatante leçon. 
 

samedi 7 juin 2025

Vivre : le déversoir

 
Jeune fille / Auguste Renoir / fondation Langmatt / Baden
 
A force de l'écouter, de proposer en vain quelques solutions, de la voir toujours installée dans les mêmes situations, on se demande si dans le fond la seule chose qui compte pour elle n'est pas de continuer dans le statu quo, en conciliant inertie et lamento. Pour ce faire, elle a besoin que quelqu'un de confiance écoute la liste de ses malchances, les absorbe comme une éponge, simplement tende l'oreille à ses doléances. Comme hier, comme aujourd'hui, comme demain, elle se lamente sans rien attendre et surtout pas que quelque chose change. 
 

vendredi 6 juin 2025

Vivre : la chance de ma vie

 
Peinture quattrocento / auteur ? / Pinacothèque / Sienne
 
Voulant nettoyer ma boîte e-mail, je trie mes spams, histoire de ne rien jeter d'important. Je découvre qu'une ancienne professeure de yoga - assez bonne enseignante dans mon souvenir - a décidé d'élargir son champ d'action. Après la biodanza, les retraites de méditation, les sons thérapeutiques, les ateliers d'écriture, la voici qui bombarde tous ses contacts de propositions, visant toujours plus de spiritualité et d'élévation. Le contenu du dernier message m'interpelle :
 
Sais-tu ce qu’on regrette le plus souvent ?
Ce qu’on n’a pas osé vivre.
Ce stage, ce n’est pas juste une activité d’été.
C’est un tournant.
Ce sont 5 jours qui peuvent changer ta manière de voir et de vivre ta vie.
 
Damned! Quel programme ! Quelle opportunité! Elle ajoute : 
 
J'ai conçu Le Voyage de l'Héroïne pour réveiller les parties les plus puissantes de ton être.
Si tu passes à côté, tu ne sauras jamais ce que ce stage aurait pu éveiller en toi.

Me voici prévenue. Enfin, arrive la grande question :

Tu veux continuer à répéter l’ancien scénario ou écrire un chapitre radicalement neuf ?

Hélas, barbotant encore dans mes anciens schémas, j'ai réitéré mes erreurs passées J'ai sélectionné le mail et je l'ai... supprimé. 
  

jeudi 5 juin 2025

Vivre : bidouillages

 

juste avant et après l'orage
s'essaie le paysage
à l'autoportrait en gribouillages 
 

mercredi 4 juin 2025

Vivre : ce que cachent les mots

 
Dog / Keith Haring / Pisa / 2022
 
Comment gérer les bavards ? Vaste question. Qu'est-ce que font les bavards ? Certainement pas de la communication. Ils remplissent de mots l'espace. Ils prennent toute la place. Ils se fichent probablement de votre opinion. Ils n'ont cure de connaître vos réactions. Ils esquivent les confrontations pour mieux monter dans les tons. 
 
Face au bavard, on s'aperçoit qu'on décroche très vite. On n'écoute pas. On n'essaie même pas de comprendre, on n'absorbe pas. On s'interroge par contre sur le non-dit. Car les mots les phrases les pitreries, c'est ce qu'ils masquent qui nous intrigue.
  
Que reste-t-il d'un bavard dans le silence ? Après tant de mots, tant de show, qui se cache derrière tout ce cinoche ? Devant un bavard, on reste impassible. On l'observe, on lui imagine une vie intérieure. Quand on manque d'imagination, on fait mentalement notre liste de commissions.
 
 

mardi 3 juin 2025

Regarder / Vivre : et moi et moi et moi



Comme l'observait Ben : tous egos.
Mais il faut quand même l'admettre :
certains nettement plus égos que d'autres.


lundi 2 juin 2025

Vivre : le vide de sa vie

 
Survival of Serena / Carol A. Feuermann / Biennale / Venise / 2017
 

La piscine a rouvert et comme chaque année on retrouve les mêmes habitués. Le reste du temps, en ville, on ne se croise pas, on ne se connaît pas. Surtout : on ne se reconnaît pas. C'est un drôle de compagnonnage qui s'installe pendant la période estivale. On échange un peu, mais pas en profondeur. On va à l'essentiel. Un bon compagnon de piscine sait garder sa ligne et respecter la vôtre. Il s'enquiert de votre santé si vous venez à manquer pendant quelques jours. Il vous informe de la fermeture du canal, vous dit où il a trouvé le matériel que vous convoitez, vous donne des  tuyaux sur les meilleurs lieux où plonger. 
Mais l'autre jour, je me suis trouvée empruntée quand C. s'est approchée et que je lui ai demandé comment elle allait. L'eau était froide. J'allais quitter le bassin et soudain j'ai vu C. s'effondrer en larmes. Elle manifestait une telle détresse qu'une femme qui passait s'est arrêtée. Mais C. lui a répondu d'un geste de la main que rien, rien, il ne se passait rien de grave et la femme s'est éloignée. 
D'un jet, elle a dit qu'il est parti et qu'elle ne sait pas pourquoi. Trente ans de mariage, avec ce second mari (un type modèle courant qui l'accompagnait quelquefois, penché sur son journal) et le voici qui s'est enfui. Sans une explication, juste trois mots : une autre femme. Plus jeune, rencontrée au travail, on ne peut pas faire plus banal. Le chagrin, quand il vous tombe dessus, est toujours d'une terrible banalité.
Elle s'est mise à raconter ce mariage, pour lequel elle a tout quitté. Son pays, son travail, ses amis. Même sa fille est restée vivre en Allemagne. C. est désemparée. Elle ne sait pas quoi faire. Elle semble seule et isolée dans une ville étrangère qu'elle n'avait pas choisi d'habiter. Elle apparaît comme démunie. Personne à qui parler. Je lui demande : médecin de famille ? Elle répond : un rendez-vous prévu avec une psy. Elle ne connaît rien à ses droits. Elle ne sait pas quoi faire, comment s'organiser. A-t-elle le droit de rester en Suisse puisque c'est lui qui y travaille ?
C'est cruel, une femme de soixante-quatre ans qui pleure dans un bassin glacé. C'est cruel de vivre uniquement à travers, pour, grâce à quelqu'un qui décide soudain de s'en aller. Virginia Woolf disait qu'une femme a besoin d'une chambre à soi et d'un revenu suffisant (qu'elle estimait à 500 livres annuelles en 1929). Apparemment, C. n'a ni l'un ni l'autre. Je réalise en lui parlant qu'elle vient chaque année à la piscine, mais qu'elle ne sait pas nager. D'année en année, elle fait ses exercices, elle flotte sur des frites, elle se tient au rebord du bassin. D'une manière ou d'une autre, elle devra pourtant apprendre. Il n'y a pas d'âge pour apprendre. Les bouées, ce n'est pas pour la durée. La vie lui demande de se mettre à la nage et d'apprendre à avancer. C'est la seule condition, si elle ne veut pas couler.
 
 
 

dimanche 1 juin 2025

Vivre : à contretemps

 
Sous la tente / Helen Mac Nicoll / 1914 / Collection privée
 
Depuis mercredi soir, les routes larges ou secondaires sur les axes nord sud / est ouest ont ressemblé à de longs chapelets agglutinés. Les news ont montré ces gros boudins encombrés, mesurés en heures d'attente et d'immobilité. Les aéroports ont connu les habituels retards, en heures de check aller et de stress retour. En revanche, ici, le chemin s'est assagi. Peu de moteurs, peu de bruits, quelques passages, des voix flegmatiques. Quelques rires de gamins délurés, des retrouvailles inopinées et le soleil insistant a absorbé en se couchant les échos de ces rayonnements. Ce sont les moments à contretemps. Les commerçants ont tout leur temps. On redécouvre des villes placides, des badauds nullement pressés, on déniche dans des boutiques chuchotantes des trésors qui font rêver. Sur des marchés éclatants on découvre des fruits au nom charmant qu'on savoure paupières baissées, avec sur la langue un goût d'enfance retrouvée. Dimanche soir, on se retrouvera reposés, radieux d'avoir très peu réalisé, satisfaits de n'avoir pas grand chose à raconter. On entendra les moteurs gronder, les clameurs de la rentrée, mais de loin, de très loin, car on sera encore plongés dans le livre qui nous tient en haleine et qu'il nous tarde de terminer.
 
 

Vivre : les Alpes, les mouettes et les hérons cendrés

 
 

 
On va pas se mentir : entre 16 et 17 degrés l'eau est un peu frisquette. Le plus dur, c'est d'oser se lancer. 
Et puis après, très vite, ça revient comme une vieille addiction : on replonge. On ne pense qu'à replonger. 
Quoi de meilleur en vérité que le premier bain de l'année?