Notre relation au temps est extrêmement complexe. On passe son temps à gagner du temps et en même temps à en manquer. La modernité se caractérise par l'accélération. Les innovations techniques ne permettent pas de dégager du temps pour les individus. Au contraire : il semble qu'en nous efforçant de gagner du temps nous nous retrouvions sans cesse perdants. L'accélération n'est pas subjective, c'est une tendance avérée, objective. Il y a l'accélération technologique, mais aussi l'accélération sociale, les changements (relationnels, technologiques, vestimentaires, ou autres) qui s'imposent de plus en plus vite (un phénomène qui se remarque évidemment davantage dans les milieux urbains que ruraux). Les rythmes se succèdent à tel point que le présent se rétrécit. Il n'y a plus de place pour le vide, ou l'ennui, tout doit être comblé.
Le paradoxe, c'est que plus on gagne du temps, et plus on a l'impression d'en manquer. Parce qu'il y a toujours plus de tâches à assumer au fur et à mesure qu'elles demandent moins de temps. Idem pour les transports : on gagne du temps, mais ce temps nous sert à faire des trajets toujours plus longs ou lointains. Cette tendance remonte, d'après Hartmut Rosa, à la fin du XVIIe siècle et s'explique par l'émergence du capitalisme moderne. Dans le capitalisme, le temps et l'argent sont liés. Il y a une course à la vitesse, pour arriver premier dans le jeu de la croissance. Autre hypothèse de H. Rosa : la perte de pouvoir des religions et de la croyance en une vie future, impliquerait que l'on doive se dépêcher de faire, de conquérir pour parvenir à un maximum d'objectifs durant la durée de notre existence. La qualité de notre vie dépend donc de la quantité de ce que nous parvenons à réaliser. Ainsi, même notre temps libre devient un bien à capitaliser pour en tirer un maximum de profit avant notre mort. Même la méditation, en tant que moment rare et précieux, doit être rentabilisée et devenir un "super" moment de détente (quand elle n'est pas utilisée pour parvenir à aller plus vite dans la vie courante).
H.R. relève également la désynchronisation qu'il existe entre les différentes temporalités : par exemple, celle de la nature et celle de la société avec ses exigences (on abat de arbres, on puise dans les ressources de la mer plus vite que la nature ne peut le faire pour se reconstituer). Il en va de même pour le rythme des processus démocratiques et les impulsions technologiques. Les tensions entre les besoins de la démocratie et les exigences des marchés. Avec cette désynchronisation nait l'aliénation, qui nous éloigne de la "vie bonne". Le monde ne nous parle plus, il ne résonne plus en nous. L'auteur définit l'aliénation comme "une mauvaise manière d'être au monde".
Quant à notre société dite de consommation, on n'a même plus le temps de consommer : il nous faut obtenir un livre, un CD, parce qu'on en parle, parce qu'il le faut pour être dans la tendance, mais les lire, les écouter, ça prend du temps que l'on n'a pas. Donc : on stocke, on thésaurise sur sa PAL/PAE. On n'a plus le temps de s'approprier ses possessions, pas plus qu'on n'a le temps de s'approprier les relations.
Tout est optimisé et contrôlé : le nombre de pas journaliers, le poids, la TA. Tout doit être accessible (la terre et l'espace compris). Tout doit être maîtrisé. On pense avoir sous notre contrôle nos relations, nos amis joignables même à grande distance, la température de notre logement, nos paiements, mais il suffit que le système informatique tombe en panne et... on ne domine plus rien. Récemment, le Covid nous a montré que la nature n'était pas aussi maîtrisable que nous le pensions. La résonance, c'est un peu comme l'endormissement, plus on cherche à l'attraper et plus elle nous échappe. On peut acheter un safari, un voyage, mais pas un lien avec un lion. La résonance est un lien qui s'établit entre une question et une réponse. Les moments où nous avons été le plus heureux, qui ont le plus compté pour nous sont ceux où les choses n'étaient pas sous notre contrôle : le fait de tomber amoureux, la surprise de voir la neige qui tombe, etc etc.
Hartmut Rosa est un philosophe et sociologue dont la pensée permet de mieux saisir les déraillements de notre époque. A l'appui de sa thèse fouillée (qui pourrait être indigeste au vu de ses quelques 700 pages) il fait appel à des philosophes, des poètes, des musiciens et cela apporte une dimension profondément humaniste à sa démarche analytique.
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