jeudi 16 novembre 2017

Regarder : les larmes d'une femme


The Kitchen V / Carrying the Milk,/ Marina Abramovic


C’est par le roman de Claudie Gallay, La beauté des jours, que j’ai appris à connaître l’artiste Marina Abramovic. Dans le roman, comme dans la plupart des œuvres de Claudie Gallay, l’héroïne est au départ quelqu’un de plutôt banal, menant une existence ordinaire. Dans ce livre, la narratrice est une employée des postes qui admire l'artiste depuis longtemps. Tout en décrivant les événements qui viennent bouleverser son quotidien, elle raconte aussi  son intérêt pour Marina, son parcours, son œuvre, ses performances. Pendant un moment, je me suis demandé si ce personnage d'artiste avait été inventée par Claudie Gallay. Je ne parvenais pas à y croire. Mais si : Marina Abramovic existe bel et bien. C’est une créatrice mondialement connue, qui n’hésite pas à se mettre en danger, à aller au bout de ses limites pour mettre en place des projets risqués. On peut trouver sur internet des comptes-rendus photographiques et des extraits de ses happenings.

A Naples, en 1974, sa performance Rhythm 0 était saisissante. L'artiste a dit à ce propos: "ce travail révèle quelque chose d'effroyable sur l'humanité. [...] cela montre combien il est facile de déshumaniser une personne qui ne lutte pas, qui ne se défend pas."
A Alba, on diffuse en ce moment la vidéo Carrying the Milk, où on la voit en longue robe noire porter pendant douze minutes un pot de lait, lequel, rempli à ras bord, finit par trembler et déborder au fil du temps qui s’égrène. Cette image, ce pot, ce lait renversé, ont eu le don de me bouleverser. C'est comme si la fragilité d'un individu, tout ce qu'habituellement il est tenté de cacher aux autres, était révélée par les gouttes blanches tombant sur la robe, tombant au sol.

Au MOMA, en 2010, Marina a accompli pendant trois mois la performance The Artist is present. Elle se tenait assise à une table, pendant de longues heures, et soutenait le regard de toute personne se portant volontaire pour venir s’asseoir pendant une minute en face d’elle. Elle échangeait ainsi en silence, avec une suite d’inconnus.

Il y a une vidéo extraite de cette expérience qui devenue célèbre : on y voit Marina levant les yeux sur un nouvel interlocuteur visuel et s'apercevant qu'il s'agit d'Ulay, l’artiste allemand qui a été son compagnon pendant de longues années et avec lequel elle a mené maintes expériences artistiques. La vidéo fixée sur son visage révèle leur échange de regards, le trouble de Marina, sa surprise après tant d’années, son émotion intense, et enfin ses larmes. Le tout pendant soixante secondes.
Un journal a intitulé la scène : Marina Abramovic craque pendant une performance artistique. J’ai trouvé ce titre étrange : en quoi le fait de pleurer, de laisser son émotion s’exprimer serait-il un signe d'effondrement ?  En quoi le fait de se montrer humain serait-il un signe de faiblesse ? En quoi le fait d'être serait-il moins valeureux que de paraître? 

(je n’en ai pas fini avec MA, j’en raconterai plus une autre fois)


4 commentaires:

  1. Coucou Dad.
    Un vaste billet qui génère un flot d'émotions ce matin. J'ai lu de Gallay "les déferlantes" et j'avais adoré. L'histoire de cette femme qui tente de se reconstruire après le décès de son ami et compagnon de route et qui se laisse pour finir aller à tomber une nouvelle fois amoureuse d'un autre homme. Il y avait dans chaque page le bruit de la mer qui transparaissait, comme le ressac des sentiments qui font l'être humain: Aimer, perdre l'amour, le retrouver ensuite, différemment, dans une autre histoire.
    Je n'ai pas lu le livre que tu cites et je ne connaissais pas l'artiste Abramovic. J'ai visionné la vidéo que tu nous donnes et j'ai été bouleversée par les regards échangés entre les deux artistes. Il se passe quelque chose d'extraordinaire, de beau, de poignant. Deux êtres qui se retrouvent et qui laissent le ressac des sentiments s'emparer d'eux.
    Non, il n'y a aucune faiblesse à montrer ses sentiments, à laisser couler ses larmes. Cela fait de l'individu quelqu'un de profondément humain. Attention, je ne dis pas que ceux qui ne pleurent pas ne sont pas humains mais peut-être qu'ils n'ont pas appris à montrer ce qui se passe au fond d'eux et s'interdisent de... au nom d'une sorte de bienséance qu'il faut respecter. Je trouve donc l'analyse du journal complètement foireuse...

    Je vais aller regarder ce que je trouve sur le net concernant cette artiste car tout cela m'intéresse beaucoup. Je t'embrasse et te souhaite une belle journée ensoleillée.

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  2. A propos des romans de claudie Gallay, je ne saurais dire si je les aime ou pas. Je les lis jusqu'au bout et je ne les oublie pas. Une fois terminés, je les garde chez moi (alors que j'en donne beaucoup). Mais il y a quelque chose d'étrange dans ces histoires : elles me paraissent invraisemblables, irréelles. Elles mélangent, me semble-t-il le quotidien le plus banal avec des événements extraordinaires et c'est ce choc qui me semble trop bizarre.
    A propos de MA, sa performance à Naples m'a stupéfaite. Je crois que c'est une véritable artiste, qui se donne à 100% à son art. Lors de ce happening Rhythm 0, le fait que des gens "civilisés" aient pu se croire autorisés à abuser d'elle de mille manières, parce qu'elle avait signé une décharge me semble effarant. Quand, dans les journaux télévisés, dans les livres d'histoire, on lit les atrocités commises par les êtres humains, on peut vivre une mise à distance et se dire que c'était ailleurs, dans d'autres circonstances. Quand ça se passe dans une galerie d'art, en pays dit "civilisé", en période de paix, ça fait peur. La force de cet art, c'est justement de montrer ça. De montrer comment le surmoi se fracture facilement selon les circonstances.
    Pas de soleil ici, hélas, de la blancheur et rien que de la blancheur. Profite, toi qui est là-haut! D.

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    1. J'ai lu et regardé ce matin pendant une heure tout ce que tu proposes, je ne parvenais pas à détacher mon regard de la beauté de cette femme, entière et magnifique.
      Ses expériences artistiques sont époustouflantes et m'ont beaucoup interpellée.
      Merci pour cette découverte.
      Bises à toutes les deux
      ¸¸.•*¨*• ☆

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  3. Epoustouflante en effet, cette manière d'explorer le réel, les émotions, le vécu intime. Cette manière de mettre à nu la vie. Il en faut du courage pour mener ces expériences! Bises D.

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