mardi 7 novembre 2017

Vivre : la traversée de l'hiver / 15




Il a beau avoir près de trente ans, son métier a beau l’amener à voir régulièrement la vie sous ses aspects les moins reluisants, quand il est arrivé dans cet hôpital gris au fond de la campagne, après un long trajet tortueux, l’infinie désolation du lieu l’a saisi à la gorge.

A l'intérieur, il n’a trouvé aucune place pour l’intimité, la chaleur, l’échange. Il s’est retrouvé dans une salle nue, au mobilier strict et froid, où trois patients au visage émacié, étaient tournés vers un écran plat qui diffusait un vague documentaire animalier. Deux autres personnes étaient assises là, les yeux fixés dans le vide. C'était l’une d’elles qu'il était venu voir. Il s’est assis à côté de cette vieille femme au regard absent. Elle s’est mise alors à lui parler dans une langue incompréhensible. Elle évoquait une réalité hors du temps, hors de tout repère. Et elle ne manifestait aucun signe de reconnaissance à son égard. Elle ne le reconnaissait pas.

Lui-même a eu de la peine à la reconnaître. Où était passée sa grand-mère, celle qui lui avait appris jadis à monter sur un vélo ? Celle qui savait lui préparer le poulet croustillant et les frites qu’il adorait? Celle qui l’accueillait comme un petit prince et lui offrait un amour inconditionnel? Celle qui, avec le temps, le laissait gagner aux cartes de plus en plus souvent? Celle qui lui avait souri la dernière fois depuis son lit?

Il a ressenti un sentiment d’étrangeté. Il a eu tout à coup l’impression d’être face à un cadavre qui respirait encore. Autour d’eux, les regards étaient hostiles ou absents. Il émanait du lieu des odeurs d'excréments et de mort. Le personnel allait et venait, indifférent. Deux infirmiers tournaient le dos, occupés à saisir des données informatiques, indispensables signes du travail effectué, traçable et comptabilisé.

Il a tenu exactement vingt minutes. Il a déposé les gâteaux dont elle ne voulait pas sur la table de nuit. Il a murmuré au revoir, nonna. Il a esquissé une caresse. Il a remonté enfin le corridor comme on remonte d'une apnée.

Et puis, il est reparti. En larmes. Le cœur lacéré. Il était endeuillé. Il ressentait la noirceur du manque, le poids d'une absence. Mais comment exprimer cette perte? A qui et comment parler de cette mort avant la mort? Cette mort dans l'âme qu'on porte en soi et que personne ne voit?


2 commentaires:

  1. Coucou Dad. Ton texte est poignant. Il fait ressurgir des souvenirs enfouis: les mêmes regards absents, les mêmes odeurs, le même personnel infirmier dépassé, fatigué, perdant peu à peu son humanité.

    C'était une jeune fille qui venait voir son grand-papa qu'elle adorait. Il était journaliste, il avait le verbe haut, il était drôle et en même temps pénible à vivre. Quand elle l'a vu dans sa chambre, il était assis sur une chaise, le regard vide, apeuré. Elle s'est assise à côté de lui, elle lui a tenu la main, longtemps. Et au bout d'un très long moment, un sourire, imperceptible, s'est dessiné. Etait-ce vraiment un sourire? Elle a voulu le croire, elle veut le croire encore.

    La mort avant la mort, peut-être est-elle encore plus difficile à vivre que la vraie mort... car la vraie est réelle, elle est une finitude, elle arrête un processus. La mort avant la mort, c'est un espace que l'on ne nomme pas, qui ne veut pas dire grand-chose, qui ne signifie rien quand on ne le vit pas.

    J'ai envie de dire à ce jeune homme que même s'il est reparti en larmes, il y a eu de l'amour. Même s'il n'était que unilatéral... il s'est rappelé les frites et le poulet et toutes les belles choses vécues avec la donna. Il doit repartir avec ces images-là dans la tête.
    Tu lui diras hein?

    Bises alpines et affectueuses.

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    1. Oui, je lui dirai. J'ai déjà commencé à le lui dire, en substance. C'est étrange, j'ai retrouvé ces jours-ci une impression récurrente que l'on a quand on élève un enfant. Celle de devoir assumer parallèlement deux tâches: l'une, de protéger et de ménager; l'autre, d'accompagner dans l'apprentissage des difficultés de la vie. Je n'ai jamais été une mère surprotectrice, mais j'aurais tellement voulu lui épargner cette souffrance... ce qui n'est pas possible, ni souhaitable, rationnellement.
      Quant à ce que tu dis sur la mort avant la mort, c'est tellement juste! C'est exactement ça. Merci pour tes mots, chère Dédé, ils me font du bien. Passe une belle journée!

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