jeudi 20 août 2020

Lire / Regarder : la fille, l'absence


Visiter un pays du Sud en plein été relève de la témérité (voire de la plus pure inconscience). A l'heure où toute personne normalement constituée se replie chez elle, à portée de douche ou de climatiseur, on se retrouve à traverser des rues désertes, à heurter contre des portes inexplicablement closes, avec un masque faisant office de rideau de douche, accompagnée d'un chien exténué à deux doigts de vous lâcher (malgré sa vocation à la loyauté) et sentant peu à peu en soi le désir de découvertes se liquéfier.
En ces moments-là, les librairies, les rares librairies ouvertes, offrent aux touristes insensés le seul salut possible : un peu de culture et de fraîcheur.

PENSE de manière erronée SI TU LE VEUX, mais dans tous les cas, PENSE avec ta tête. Doris Lessing

Malgré la buée sur mes lunettes et une respiration quelque peu saccadée, j'ai fait quelques intéressantes trouvailles chez Feltrinelli, parmi lesquelles le roman fleuve d'un jeune auteur qu'on commence à traduire en français. Giorgio Fontana, lauréat du prix Campiello 2014 (équivalent italien du Goncourt, ayant la particularité d'être décerné par un jury populaire de 300 personnes) vient de sortir une vaste épopée courant sur tout le XXe siècle. Suivant le parcours d'une famille d'origine paysanne, il retrace des trajectoires individuelles sur quatre générations. On y passe du travail des champs aux transactions au sein d'une multinationale. Des grandes espérances aux désillusions progressives. De l'humiliation stimulant le courage à divers désenchantements. Du lourd, du solide.
Avant d'entamer ma lecture, mon attention a longuement été happée par la couverture du livre. Elle contient la reproduction d'une toile réalisée par une peintre canadienne qui m'était inconnue : Christine Cousineau.


J'avoue n'être guère attirée par la peinture figurative contemporaine. Elle me semble flirter trop souvent avec le kitsch et l'inanité. Mais celle-ci m'a fascinée.

Reproduction trouvée sur le site de l'artiste / voir plus bas.

Dans cette toile appartenant à une série dédiée au thème de l'absence, l'artiste dépeint son sujet de manière à la fois juste et paradoxale : l'absence y est parfaitement illustrée par la présence intense du seul personnage. Une femme lovée au fond d'un fauteuil, les genoux repliés, est plongée dans la lecture d'une lettre. Elle n'a guère pris le temps de soigner sa mise, ses cheveux sont vaguement rassemblés en un chignon déstructuré. Le réalisme de la représentation surprend : on a quasiment l'impression de voir les paupières bouger, de gauche à droite, suivant le fil du message parcouru. Et la main droite, tenant le papier, montre des tendons, des phalanges, des jointures, qu'on devinerait presque affectées par un tremblement. La femme paraît mince jusqu'à la maigreur, on l'imagine sensible et tourmentée.

Il n'y a rien de trop dans ce tableau. La scène a lieu dans le coin d'une pièce claire et épurée. Le sentiment du manque imprègne l'atmosphère. Le mystère entourant le contenu de la lettre demeure intact (ce n'est certes pas un décompte bancaire ou un rappel administratif que la femme est en train de découvrir avec une belle gravité). On saisit l'intensité des émotions éprouvées. On se dit qu'on pourrait passer bien du temps à présumer les raisons de ces émois. On y trouverait sans doute matière à écrire un roman. Mais ce n'est pas le plus important : l'essence du tableau tient à la description de l'instant, vécu avec densité, et rendu avec une grâce rare.

Après un long, un très long moment, j'ai abandonné un peu à regret la jeune femme à sa lecture pour me lancer dans celle de mon pavé. Autour de moi chantaient les criquets et, à perte de vue, on ne voyait que des champs de maïs. Ils m'invitaient à entrer dans une histoire commençant au Frioul, terre de pauvreté destinant au déracinement. Une histoire qui me parlait, elle aussi, profondément. Mais ça, ça, c'est une autre histoire...


Que justice soit rendue, Giorgio Fontana, édition du Seuil, 2013
Mort d'un homme heureux, Giorgio Fontana, édition du Seuil, 2016 (Prix Campiello 2014)
Prima di noi, Giorgio Fontana, edizioni Sellerio, 2020


https://www.christinecousineau.com/


4 commentaires:

  1. Tu dépeints avec tes mots
    aussi bien que le peintre
    avec ses couleurs

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    1. décrire ce qui nous touche est assez spontané, les mots viennent naturellement... une invite, j'espère, à observer cette peinture, à découvrir cette femme peintre...

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  2. Comme les mots sont magiques quand ils sont habilement choisis comme dans ce blog, commme ils vibrent ici d'une densité que je peine souvent à trouver au hasard de mes trouvailles sur cette toile infinie qu’est Internet ... une précieuse inspiration pour l’aquarelliste que je suis amoureuse des couleurs et ddes mots...merci...

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    1. Un compliment frais comme un matin de printemps que j'accepte avec plaisir. Vous qui vous consacrez à l’aquarelle, connaissez-vous Stéphanie Ledoux ? Dans son dernier billet, cette fille super douée raconte sa trajectoire : http://stephanie-ledoux.blogspot.com/ Oser, oser risquer et un pari gagné. Belle journée.

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