mercredi 24 avril 2024

Vivre : la patrone

 

 
Elle était petite, menue, elle agitait ses bras sans cesse pour mener son monde à la baguette, paraissait ne jamais pouvoir rester en place. A l'âge où d'autres revendiquent un repos mérité, elle tenait à être partout, à s'occuper de tout, dans les moindres détails. Il y avait l'immense domaine et sa cave qu'elle tenait à faire visiter en personne. Il y avait le restaurant qui accueillait à tour de bras des fêtes et des célébrations. Les pères et les mères reçus pour organiser baptêmes, mariages et communions. Et il y avait aussi quelques chambres, dont une qui nous a accueillis le temps d'une nuit. 
On entendait sa voix. On entendait ses pas. On entendait le personnel, le couple de Philippins disciplinés, le jeune malhabile qui débutait, l'étudiant qui faisait des extras, on les entendait tous répondre oui, oui, Letizia. Elle vociférait. Elle ordonnait. Grâce à elle, les décibels atteignaient des sommets. Elle tenait à tout contrôler. Les hôtes, les invités, les gens venus pour acheter ou pour réserver. Rien ne devait lui échapper. Même la commande d'un dessert devait lui être rapportée. A tout vouloir commander, tout finissait par se disperser. On a dû remplir deux, puis trois fois la fiche d'inscription pour la nuitée. Elle remplissait, puis elle oubliait, elle oubliait qu'elle avait déjà rempli et oublié, et les papiers voltigeaient, les notes s'envolaient. Elle se voulait indispensable et générait une pagaille sans pareil. 
Elle a demandé si on allait prendre le petit déjeuner le lendemain. J'ai pensé à la ville qui se réveillerait en douceur comme tous les dimanches, au son atténué de ses cloches, aux rayons dansant sur ses façades cuivrées. Je me suis souvenue d'une certaine pâtisserie, avec son incomparable odeur de café, ses habitués, avec leurs chiens choyés qui patientaient devant des déclinaisons de croissants dorés. J'ai pensé à ce mot : folie. Un mot qui ne veut rien dire sauf quand il évoque la fuite devant toutes sortes de barbaries. J'ai répondu sobrement : non, merci.




Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire