dimanche 11 septembre 2022

Voyager : plaisir du palais

 
Ce soir-là, tandis que nous dévorions des yeux le décor invraisemblable du restaurant où il avait accepté de se laisser inviter et qu'avec la même intensité nous savourions les mets exquis qui nous étaient présentés, un peu épuisés, un peu éméchés, nous avons entrepris de tracer un vague bilan et de vagues perspectives pour notre rentrée.
Nous évoquions de futurs départs, nos désirs assouvis, et ceux qu'il nous restait à assouvir. Nous parlions de la Méditerranée et de quelques unes de ses îles, de ce livre magnifique sur la Sicile que nous venions de dénicher dans la plus incroyable, la plus immense des librairies, un foutoir de plusieurs centaines de mètres carrés sur deux étages où seul le propriétaire semblait se mouvoir avec aisance et où j'avais tenté de mettre son professionnalisme en difficulté avec deux demandes tortueuses dont il s'était ma foi assez bien tiré. 
 
 
Nous échangions à propos de ces pénibles exigences que réclame parfois la vie sociale, ces animosités mal dissimulées, ces arrogances à peine masquées qu'il s'agit de déminer avec plus ou moins de diplomatie, histoire de ne pas se laisser embarquer, valses hésitation entre longues objections et scènes de ménage, capacités à rester stoïque et à se tourner résolument vers les mille soleils de la vie. Dur, dur, a-t-il dit, mais on réussit. Puis nous nous sommes longuement interrogés sur ce qui tisse les liens, les différences apparentes qui servent à aimanter ou les affinités souterraines qui finissent tôt ou tard par se révéler. Certains étés catalans se sont invités.
Finalement, et le Barbera judicieusement servi y était sans doute pour quelque chose, nous avons ri, ri de bon cœur de toutes sortes d'âneries, souri de mille broutilles avec cette joie que donne la conscience de la rareté, de la précieuse rareté de pouvoir s'aimer. Puis nous avons descendu le majestueux escalier, suivis par mille loupiotes à travers la ville poignante et délaissée qui semblait ne jamais devoir se relever de quelques détresses endurées, et persuadés que c'était pour nous ce soir-là que les étoiles brillaient. 
 
 
Sur la route, les collines du Monferrato s'endormaient sous une lune voilée. Ou plutôt le ciel se faisait miroir et le vent nous dessinait un territoire infini à grands coups de nuages brouillonnés. Nous avons embrassé du regard cette lumineuse obscurité. Un instant nous avons caressé l'idée de rouler jusqu'à la mer, juste pour l'entendre clapoter, et puis doucement nous avons regagné nos draps, au fond desquels nos rêves nous attendaient.


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