Les historiens sont rarement allés dans les tranchées qu'ils ont décrites.[p.382]
Ce roman, quelle dextérité dans la rédaction, quel souffle dans l’invention ! Un livre de quelques 600 pages, érudit, triste et superbe, qui peut être lu comme un roman familial, une saga retraçant l’histoire de Georg Kempf, un «
Volksdeutscher » né en Slavonie en 1919, enrôlé de force dans la Waffen-SS en 1943 et amené à traverser la Pologne durant les pires pages de la seconde Guerre mondiale, avant de rentrer pour tenter de trouver une place dans son pays natal en pleine réorganisation. On trouvera un résumé et l'accès aux premières pages sur le site de l'éditeur (
ICI).
Étant donné son cadre historique et militaire, l’œuvre pourrait être conçue plus largement comme un livre d’histoire contemporaine et faire partie des programmes académiques focalisés non sur la « grande » Histoire, mais plutôt sur la microhistoire, celle des hommes et des femmes impliqués dans des conflits qu’ils n’ont ni voulus, ni compris, ni approuvés et qui ont dû se démener pour pouvoir faire face aux tempêtes et aux horreurs (pour survivre peut-être, dans certains cas).
Avec ses nombreuses facettes, le livre est tant de choses encore : un texte sur les difficultés de l’ex-Yougoslavie à se créer, un prodrome de son échec à rester confédérée et des conflits à venir. Il se présente comme une immense
fresque, contenant la somme de tous les savoirs de Slobodan Šnajder,
lequel a mis à l’œuvre toutes ses compétences de chercheur pour apporter
un éclairage sur les ravages des nationalismes et des fanatismes de
tous genres. Ainsi, à travers de grands mouvements collectifs et des destins individuels, on y trouve exposées les idées de l'auteur concernant son pays, la situation des Balkans et plus largement sur le monde contemporain.
Pour ma part (cela relève de l’hypothèse, mais l’interprétation est fondée) j’ai vu dans ce livre une recherche largement (auto)biographique, un hommage que l'auteur a voulu rendre "aux siens", à ses origines, à son père et à sa mère, comme pour réparer des liens effrités et trop d'occasions manquées (rappelons en passant que Šnajder peut être une "croatisation" du patronyme allemand Schneider).
Cet homme, mon père biologique, était à un certain moment sorti, de ma vie en claquant la porte, pour y revenir à une époque où j'en avais bien moins besoin. Aussi avons-nous toujours parlé comme deux intellectuels et non comme un père et un fils. [p.584]
La maison de retraite où j'ai jeté ma mère comme un rebut (jamais je ne me le suis pardonné) (...) je reconnais que mon cœur se serrait toutes les fois que je montais l'escalier jusqu'à la porte avec l'écriteau Ouvert de 6 heures à 23 heures.[p.592]
Dès le début, on sent à travers moult indices l'auteur très proche du narrateur, comme s'il s'était inspiré de la vie de ses parents (surtout de son père) non seulement pour raconter des histoires individuelles, mais aussi, à travers celles-c,i décrire les méfaits subis par l'Humanité au nom des notions de Peuple, de patriotisme et de diverses idéologies.
Le texte ne ménage pas ses lecteurs et présente par moments des pages d’indicible cruauté (par exemple, un bambin étouffé à cause de ses pauvres et coupables vagissements au fond d'une ziemianka où un groupe de Juifs s'est caché, ou une créature ayant eu le malheur de vouloir se présenter au monde au moment même où sa mère franchit le seuil d’une chambre à gaz).
Mais le récit présente aussi des passages d’une superbe humanité. L’amitié et l'amour, le désir, l'aspiration à la beauté et à la poésie, la relation confiante à la nature, tout ce qui constitue l'existence d’un être humain sensible, intelligent, futé et généreux se retrouvant dans l'obligation de traverser les désastres du XXème siècle sont présentés avec une écriture formidablement maîtrisée.
A un moment donné, Georg (ou Djuka ou Jurek ou Youri selon les territoires et les situations) découvre un chien tombé dans un lac gelé et s'agitant désespérément. Des relents de chair brûlée tournoient dans l'air (on est à 25 kilomètres de Treblinka). Ce qui peut sembler dérisoire devient d'une importance vitale pour le protagoniste : il faut sauver le chien. C'est peut-être la seule chose sur laquelle Georg peut avoir prise, la seule chose humainement possible au milieu de tout ce bourbier, et il parvient à motiver le groupe d'hommes qui l'entoure avec l'énergie du désespoir :
Jurek montre le ciel, il invoque Dieu auquel ils croient tous parce qu'ils croient en sa bonté, car aimer Dieu, c'est aimer tout ce qu'il a créé, comme lui-même aime sa créature, et même lorsqu'il s'agit d'un minable chien menacé d'une terrible et injuste mort par congélation, sinon tout de suite, dès que le soleil commencera à se cacher derrière les nuages, au plus tard vers le crépuscule, il restera gelé dans le lac comme ces si nombreux soldats du front qui ne sont pas tombés sous les balles mais ont été fauchés par cette mort dont on dit qu'elle est blanche ... et qu'est-ce que ça fait, s'il n'a pas d'âme, ou n'a pas une âme complète, qu'est-ce que ça fait s'il n'a pas été baptisé, il a certainement quelque chose comme une âme, car il souffre, en général les âmes sont là pour souffrir, même si elles sont éternelles, alors sauvons ce chien par la réunion de nos forces (...) [p.349]
Et le chien sera sauvé dans un élan collectif. Et il fournira à Georg l'occasion de se lier d'amitié avec un commissaire russe apte à lui sauver la vie.
Impossible de résumer ici tout le livre et, du reste, résumer une telle épopée équivaudrait à l'anémier cruellement. Il s'agit plutôt d'inviter à se lancer, à se laisser emporter par le récit et accepter de se voir confronté aux questions qu'il pose (des questions universelles, d'une grande actualité). Relevons toutefois que ce livre exigeant demande par moments à être quitté pour reprendre souffle ou pour aller rechercher des informations sur divers points de géopolitique et d’histoire. Mais, si l’on accepte ces contraintes, il donne lieu à un voyage intellectuel et personnel particulièrement stimulant.
Soulignons en outre combien S. Šnajder est un écrivain expérimenté. Doté d'une immense culture, il fait montre d'une étourdissante créativité littéraire, par la vivacité de son style, par une capacité descriptive phénoménale, parfois picaresque, parfois poétique, parfois philosophique. L'originalité de son écriture tient aussi aux diverses voix qui portent le récit. Ainsi, il recourt à différents registres qui s'alternent et s'entremêlent : des scènes théâtrales, des tableaux, des dialogues, des poèmes, des narrations de rêves.
Le récit comporte une infinité de détails. Ça et là, des phrases émergeant comme des aphorismes : "La misère n'a pas d'amis" ou "Il n'y a pas d'adresse sûre en ce monde". Parfois, en parallèle d'une narration à la troisième
personne surgissent des pronoms tels que "je" ou "nous", qui font émerger une nouvelle voix narratrice. Le lecteur désarçonné se demande qui est en train de parler. Est-ce Georg, est-ce son fils adulte qui interviennent ainsi pour rendre la narration plus vivante ? Et puis, et surtout, il y a la place laissée à la voix d'un enfant non-né, futur fils du Volksdeutscher, exprimée en parallèle du texte dans des passages grisés, une voix émergeant des Limbes où elle observe et attend son heure, qui ne sait pas encore si elle pourra naître et qui sait pourtant commenter avec sagesse tout ce qui est en train de se passer et se passera.
Une nouvelle fois, je termine un livre centré sur la Seconde Guerre mondiale et sur ses conséquences en me demandant avec une infinie tristesse si quelque chose a véritablement changé en quatre-vingt ans. Longtemps pourtant, durant les dernières décennies du XXème siècle, on aurait pu croire avoir tiré les leçons de cet immense désastre. Mais on en arrive de plus en plus à douter : « Seconde » ou « Deuxième » Guerre mondiale ? La réparation du monde, objet de conversations sensibles entre Georg et le juif Leon Mordekaï, un croyant convaincu du sauvetage à venir, la réparation du monde est-elle possible ? Georg le pragmatique, le sceptique, en doute fort. Il est probable que S. Šnajder aussi. Quant aux lecteurs...
Ils se querellaient autour de la question de Dieu. On aurait pu penser que leur premier souci aurait dû être de se trouver un abri ou quelque chose à se mettre sous la dent, ne fut-ce que l'écorce d'un arbre ou des baies que l'on trouvait en cette saison en abondance dans les forêts polonaise; leur premier souci aurait dû être leur survie. Mais eux discutaient de la question de savoir s'il existait un Dieu vivant ou s'il n'était qu'un spectre mort pour les morts. Deux morts débattaient sur le Dieu vivant. Ils commencèrent à se donner l'un à l'autre du "collègue". [p.315]
En reposant ce livre remarquable, on sait qu'on va le reprendre bientôt. Ce n'est pas un livre qui se laisse cerner en une seule lecture. Il s'agit de le lire et de le relire autant qu'il le mérite. Bref, un livre stimulant. Plus : fondamentalement attachant.
Mes remerciements au blog «
Passage à l’Est ! » pour l’avoir proposé en guise de lecture commune.
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