mardi 21 novembre 2023

Lire : quand Piero redonne espoir

 

 
Pendant plusieurs années, entre 1935 et la guerre, nos promenades du dimanche nous donnèrent l'illusion de repasser pour quelques heures de la barbarie à la civilisation.
Piero Calamandrei, cité en exergue.

J'ai  fait sa connaissance au printemps 1938 - je parle d'elle comme d'une personne vivante, et c'en est une - au cours d'une excursion dominicale avec mes amis Pancrazi, Paoli, Russo et Calogero. [p.11]

Rencontre avec Piero della Francesca est un ouvrage contenant un article publié le 10 mars 1954. Il nous emmène à Monterchi, un petit village au Sud de la Toscane d'où était originaire la mère de Piero et où le célèbre peintre a figuré dans l'église Santa Maria a Momentana une femme sur le point d'accoucher : la Madonna del Parto


La femme - Marie - fait face au spectateur en tournant légèrement son corps vers la gauche. Elle assume une pose calme et pensive, dont on ne peut vraiment dire si elle est sereine ou légèrement inquiète. Elle va bientôt mettre un enfant au monde et pressent que l'Humanité s'apprête à recevoir un message de renouvellement et de clarté. Elle comprend que quelque chose de grave est en train de se passer. Elle se tient prête. Cette toute jeune femme est représentée dans une tenue simple, sa robe se tend sur son ventre arrondi, comme les robes des paysannes qui n'ont pas de vêtement adapté à leur grossesse.
 

 

 

Dans cet opuscule (96 pages comprenant l'article, les annotations des traductrices, une postface et la bibliographie), Piero Calamandrei rapporte sa rencontre avec la Madone au visage de campagnarde placide et l'impact qu'elle a eu sur lui :

Je ne l'ai pas revue, depuis lors, autrement qu'en photographie; mais j'ai repensé à elle bien souvent comme à la meilleure expression possible, parmi toutes celles que les peintres ont pu représenter, du troublant mystère de la maternité - ou plutôt de l'attente de la maternité.[p.20]
 
Cette découverte est l'occasion de raconter combien l'art peut apporter de consolation durant les périodes tourmentées, chargées d'atrocités et de destructions. Il raconte non seulement ce que cette œuvre d'art lui a permis d'affronter quand tout était trouble autour de lui, mais aussi ce qu'une peinture peut représenter pour toute une région et pour ses habitants, les gens de peu, les gens du peuple. 
 
 Vous le savez bien : en Italie, et particulièrement en Toscane, chaque bourg, chaque tournant, chaque colline a un visage, comme une personne vivante; il n'est pas de coteau, ni de clocher qui ne soit associé dans notre cœur au nom d'un poète ou d'un peintre, au souvenir d'un événement historique aussi important pour nous que les joies et les peines de notre famille.
Il ne s'agit pas de littérature, il s'agit de la vie [p.21]
 
Il évoque des anecdotes illustrant l'importance de l'art en temps de guerre (l'attachement des paysans et surtout des paysannes à "leur" Madone, si bien que quand les autorités ont envoyé en 1943 des émissaires pour mettre la fresque à l'abri de destructions éventuelles, ils furent chassés par la population, qui les avait pris pour des Allemands déguisés, et on dut recourir à d'autres mesures de sauvegarde). Il décrit longuement la figure de Marie, le caractère qu'il en perçoit, et met en évidence ce que Piero a réalisé : une image religieuse qui ne parle pas des puissants, mais s'adresse à tous ceux qui viennent humblement prier devant elle.
 
Il convient d'ajouter que Piero Calamandrei était antifasciste, juriste, qu'il a occupé les fonctions de recteur de l'université de Florence à la fin de la guerre et qu'il a fondé en 1945 la revue politique et littéraire Il Ponte (où a été publié cet article pour la première fois et qui existe encore aujourd'hui).
 
Cette semaine, dans la maison, il y a eu la lecture de ce livre. Et, dehors, il y avait le monde, ce monde dans lequel nous sommes en train de vivre, qui nous laisse tous les soirs pensifs et parfois amers, avides d'équilibre et de lumière. Il y a aussi Noël qui va arriver (c'est curieux, cette année, comme on souhaite ardemment Noël et sa possible trêve). Soudain, malgré les infos, malgré les salles de cinéma aux programmes acidulés et désolants, malgré les averses persistantes, cette lecture nous a rendus apaisés et naïvement heureux. On s'est sentis très proche de l'auteur. Dans le fond, l'art, avec la nature, fait partie des rares choses aptes à entretenir l'espoir.
 
Les œuvres d'art concernent l'Être, la civilisation, l'esprit d'un peuple. Ils sont la vie, ils font partie de notre vie, de notre esprit : elles ne peuvent être perdues sans qu'on se sente mutilés, altérés spirituellement. Si un chef-d’œuvre de l’art est détruit, c’est une zone de notre mémoire qui s’assombrit. » 
Extrait d'une conférence de P.C. donnée à Londres en 1951, citée par sa petite-fille Silvia

Soudain, on a ressenti une énorme envie de repartir là-bas, de gravir une nouvelle fois les collines de Toscane pour rejoindre la jeune mère entourée de ses anges, de se laisser gagner par la paix que le génial Piero a su évoquer dans le village natal de sa mère (peut-être en hommage à celle-ci ?). Soudain, on a eu très envie de rêver. On s'est donné le droit de rêver à un monde de sérénité.
 

 


 
Piero Calamandrei / Rencontre avec Piero della Francesca / trad. : Angela Guidi et Lucie Marignac / postface de Carlo Ossola / Ed. Rue d’Ulm / 2023 (réédition italienne : Un incontro con Piero della Francesca / ed. Henry Beyle / 2015)
Photographies : Dad / été 2015 / Museo Madonna del Parto / Monterchi

 

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