dimanche 11 février 2024

Regarder : l'évidence des choses qui ne se voient pas

 
Photo du site / Kunstmuseum / Basel
A nuit tombée, le texte "How do you measure a life" apparaît sur la façade : lire l'intégralité  ICI
 
Au Kunstmuseum | Gegenwart, à deux pas du Rhin, on présente actuellement une série d’œuvres de Carrie Mae Weems. L'exposition (The Evidence of Things not seen) reprend des ensembles de photographies et d'installations datant pour la plupart de ces dernières années et qu'on a déjà pu voir dans d'autres villes européennes. Par exemple, à Berlin, en 2022 à la Galerie Barbara Thumm et l'an dernier à Arles, à la Mécanique générale de LUMA.
 
Parler du travail mené depuis près de quatre décennies par Carrie Mae Weems n'est pas chose aisée : il y a bien trop à dire et trop à explorer. Le Guggenheim Museum de New-York lui a consacré une rétrospective en 2014 (la première consacrée à une artiste afro-étasunienne). Peut-être parce que son travail est profondément ancré dans la culture et l'histoire américaine ce n'est que depuis peu qu'on a l'opportunité de le voir en Europe. Ajoutons que l'artiste vient de recevoir en octobre dernier le Hasselblad Award, sorte de prix Nobel de la photographie, créé en 1980 à Göteborg. 
 
Connue principalement comme photographe, Carrie Mae Weems s'est peu à peu exprimée à travers d'autres médiums artistiques, comme la peinture, les installations, les vidéos, les tissus, l'écriture. Elle  livre une œuvre de large portée, qui parle autant de rapports intimes et familiaux que de questions de pouvoir en général, d'histoires de genre et de racisme, de démocratie menacée et d'institutions fragilisées. Chaque installation exige qu'on se penche sur les références historiques et sociétales dans lesquelles elle est enracinée. L'artiste part toujours de faits précis, effectue un long travail documentaire, procède par étapes avant d'en arriver à la réalité contemporaine où elle interpelle son public. Même si bien entendu toutes les créations font partie d'une recherche cohérente et sont interreliées, elles méritent chacune d'être explorées individuellement.
 
Certaines de ses séries sont très connues et ont été primées, comme les Kitchen Table Series (1990-1999). D'autres le sont moins, mais gagnent à être découvertes. Ainsi, en 1993, elle a fait le voyage en Afrique pour rapporter la série Slave Coast, avec des clichés pris entre autres à Elmina, Cape Coast (Ghana) et sur l'île de Gorée (au large de Dakar), des comptoirs où étaient enfermés les esclaves avant leur départ outre-Atlantique. La sobriété et les tirages en noir et blanc ajoutent à l'émotion de découvrir ces lieux devenus aujourd'hui par trop touristiques. Voir ICI
 
L'été dernier, à Arles, prise par les multiples propositions des Rencontres, j'étais passée un peu à côté de cet impressionnant travail. Il y avait sept installations, dont certaines m'avaient marquée et d'autres moins. Je me souviens du Remember to dream, écrit face à l'entrée, qui invitait le public à rêver, encore, et à ne pas négliger de faire entendre sa voix, au moyen des mégaphones et des podiums mis à disposition.
 
 Seat or Stand and Speak / 2021
 
Je me souviens aussi de l'espace ci-dessous, une installation où étaient exposées des images fortes sur la violence de la ségrégation raciale aux Etats-Unis dans les années 1960 / 1970 : A Case Study / 2021

 

L'installation A Case Study rejoue les programmes sociaux éducatifs organisés par le Black Panther Party à la fin des années 1960, en invitant le public à s'asseoir, à lire, à regarder les éléments qui se trouvent dans la pièce. En activité de 1966 à 1982, le Black Panther Party était une organisation sociale et politique, fondée à Oakland en Californie par le mouvement Black Power, le parti s'est d'abord attaché à protéger ses communautés des violences policières, en organisant des patrouilles armées dans les quartiers.

 
 
En 1969, le groupe a étendu ses activités à des actions sociales en distribuant des petits-déjeuners gratuits pour les enfants[...], des programmes éducatifs [...] et l'accès pour le peuple à des cliniques médicales gratuites.

La même année, le Féderal Bureau of Invstigation (FBI) décrète que le parti représente "la plus grande menace pour la sécurité intérieure du pays" et le sabote au moyen du programme COINTELPRO (Counter Intelligence Program). Il recourt à des pratiques illégales de surveillance, de parjure et de harcèlement, et à l'assassinat de Fred Hampton, leader du Black Panther Party et de Mark Clark, chef de la section Peoria. [présentation LUMA]

Si les discours antiracistes et anticolonialistes parlent à l'intellect en mobilisant notre raison, il y a quelque chose de plus puissant dans les images. C'est la force de l'art que d'émouvoir et par là-même de porter à se mouvoir. Il y a des démarches artistiques qui demandent à être comprises et entendues en profondeur. Un peu comme on referme un livre, en se disant qu'on n'a pas épuisé son contenu et qu'il faudra le relire, le relire encore, on quitte l'exposition de Carrie Mae Weems avec la conscience d'avoir entamé un cheminement exigeant et motivant Je parlerai tout bientôt de l'installation qui m'a le plus  impressionnée : The Hampton Projekt.

Kunstmuseum Basel / Jusqu'au 7 avril 2024
 


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