Et que son âme soit tissée dans le faisceau des vivants.
Prière juive citée en exergue
Je me suis procuré "Dans le faisceau des vivants" pour mieux connaître Aharon Appelfeld, la personne, sa manière d'écrire, sa vision de la littérature. Valérie Zenatti a traduit tous ses livres parus en français depuis 2004. Elle a également tenu le rôle d'interprète lors de nombreuses interviews ou conférences. Ce livre porte sur la période courant du 4 janvier 2018, jour du décès de l'écrivain, au 16 février suivant, date anniversaire de sa
naissance, et peut se concevoir comme un émouvant et très personnel hommage.
Depuis "Mensonges", publié en 2011, on sait que Valérie Zenatti était liée à ce grand auteur israélien par une relation bien particulière. Il n'assumait pas un rôle de père (elle en a déjà un), mais il était peut-être plus qu'un ami très proche. "Mon héros" a-t-elle confié dans une interview. Au-delà de l'amitié et de l'admiration, il semblait aussi représenter un alter ego, quelqu'un qu'elle aurait pu rencontrer dans une autre vie. "Mensonges" était une manière originale, inventive de décrire ce lien tel qu'elle se le représentait. Ce livre sensible disait son attachement et leur complicité. Elle pouvait partager avec l'écrivain de longs silences, il circulait entre eux des connexions souterraines qui ne sauraient trop s'expliquer. "Parce que c'était lui, parce que c'était elle", probablement. Le livre était défini comme une fiction littéraire, ce qui lui convenait somme toute très bien.
"Dans le faisceau des vivants" nous est présenté, lui, comme un essai, dont la définition fournie par Wikipedia est : "En littérature, une œuvre de réflexion portant sur les sujets les plus divers et exposés de manière personnelle, voire subjective par l'auteur."
A vrai dire, dès les premières pages, cet ouvrage laisse un peu perplexe : alors que l'on s'attend à un témoignage sur un écrivain réputé, écrit par une personne connaissant particulièrement bien son travail, c'est l'autrice et son immense tristesse qui se dévoilent au lecteur. Dès lors, on éprouve comme une impulsion à refermer une porte malencontreusement ouverte, comme une gêne face à un étalage de sentiments qui laissent empruntée. (Précisons que Valérie Zenatti est une professionnelle de valeur, tout autant comme écrivain que comme traductrice. C'est une intervenante qui s'exprime aussi bien qu'elle écrit. Il n'est pas question de douter de sa sincérité ni de sa loyauté.)
Durant les cinquante premières pages, on trouve exposées au même niveau à la fois les émotions de la traductrice en deuil et des citations de son ami écrivain, dans un mélange de genres un peu éprouvant. Ce qui tient du paradoxal, c'est que l'écriture d'Aharon Appelfeld se distingue par son absolue sobriété, sa retenue, sa description épurée des faits et des ressentis. C'est une écriture qui laisse le lecteur libre de prendre toute la mesure de ce qui est évoqué (les multiples échos de la Catastrophe). Cette écriture décentrée, axée sur une observation attentive des êtres et des expériences, est mise en regard avec la rédaction de Valérie Zenatti, qui reste centrée sur ses propres émotions, ressentis et intuitions.
Après ce début focalisé sur Valérie et son chagrin, le livre commence à devenir intéressant d'un point de vue littéraire. L'autrice, dans son besoin de combler la profonde absence ressentie, se met à la recherche de l'écrivain qu'elle n'a pas connu, celui qui s'était fait reconnaître et commençait à trouver un large public, dans les années 1970 et 1980. Dans un premier temps, elle a procédé à une recherche de sources. Elle décrit principalement trois vidéos trouvées sur youtube, reprenant des extraits documentaires ou télévisés. Elle a pris l'option d'en décrire les échanges et retranscrit les réponses de l'écrivain qui lui ont paru les plus expressives. Les références des vidéos se retrouvent à la fin de l'ouvrage pour permettre leur visionnement direct.
Au moment où Valérie Zenatti s'installait dans l'avion pour aller
assister aux funérailles de son ami, une lectrice au regard intense
s'était adressée à elle et lui avait glissé : "Il faut que vous alliez à
Czernowitz. C'est une ville très inspirante". Quelques semaines plus
tard, l'autrice se met en route. Dans la deuxième partie du livre, elle relate ce voyage entrepris dans la ville natale d'Aharon Appelfeld, centre historique de la Bucovine, voulant se trouver en ces lieux précisément le jour anniversaire du 16 février. Le livre commence alors à prendre une autre tournure.
Faire des milliers de kilomètres, braver toutes les rudesses de l'hiver ukrainien, marcher durant des heures pour rechercher des traces et des signes, retrouver des lieux, reconnaître des silhouettes, des saveurs, des sons, aller à la rencontre d'un être cher qu'on avait cru perdu et finir par réaliser qu'il sera toujours avec soi. C'est sans doute dans ces pages de description que l'écriture trouve enfin son rythme et son équilibre.
Sur le chemin du retour, l'écrivaine se sent enfin libérée, en paix avec son expérience de deuil. On se prend à imaginer ce qu'aurait pu être ce livre : un récit fictionnel, qui parlerait d'un auteur récemment décédé, d'une traductrice éplorée ne sachant comment faire face à un vide énorme, à ses ressentis, à ses intuitions, à ses hallucinations, peut-être. Oui, il y aurait eu matière à écrire un beau roman. C'est peut-être ça, la littérature : permettre par la fiction d'accéder à une réalité plus grande et plus vivante que tout ce qui pourrait être exprimé en descriptions trop attachées au réel.
Tout compte fait, Valérie Zenatti a peut-être voulu trop bien faire avec ce livre. Prise dans des visées contradictoires, elle finit par cumuler une infinité d'éléments disparates. Elle aurait sans doute dû choisir ne traiter qu'un seul sujet : l'hommage à l'écrivain révéré ou l'exploration de sa propre expérience de la perte. Loin des épanchements et de l'émotionnel, un témoignage sobre, illustré de souvenirs marquants, de citations littéraires, aurait pu suffire. Ou alors aurait-elle du sauter le pas, traverser le gué et présenter librement une histoire intense, racontée comme elle sait si bien le faire.
On referme le bouquin. On s'interroge : Serait-il possible que ce livre qui ne manque pas de qualités ait été écrit un peu trop tôt ?
A voir : Le kaddish des orphelins, d'Arnaud Sauli, 2016
Extrait du documentaire ICI
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