Il n'est journal ou récit, parmi tous les nôtres, où n'apparaisse le train, le wagon plombé,
transformé de véhicule commercial en prison roulante, voire en instrument de mort.
Primo Levi, Les naufragés et les rescapés. Quarante ans après Auschwitz [p.106-107]
Ce livre - présenté comme un roman - comprend un nombre important de wagons, de voyages et de quais. Il commence avec un train dans une page d'introduction intitulée "Vacarme" et son dernier chapitre s'achève dans une gare de campagne au nom illisible. Entre temps, le personnage principal, Albert Vajs, étant allé consulter un spécialiste pour ce vacarme qui le réveille au milieu de la nuit, s'entend dire qu'il est atteint de tinnitus. "Ce n'est pas une maladie. C'est un état." La médecine ne peut rien pour lui. "Ce train invisible qui roule, acceptez-le comme inéluctable, un élément avec lequel il vous faut vivre."
La maison des souvenirs et de l'oubli compte environ cent-cinquante pages dont chacune demande à être lue avec une attention toute particulière et, une fois sa lecture terminée, elle invite à être reprise, encore et encore (peut-être qu'il y a des livres, comme ça, qu'on ne parvient jamais à comprendre totalement, mais vers lesquels on a besoin de revenir parce qu'on reconnait à la fois leur portée et notre difficulté à la saisir dans sa globalité). Il est possible que ce soit un livre qu'on ne puisse jamais totalement terminer, un livre terriblement prenant, donc, non pas tant par son style ou son vocabulaire, non, il serait même du point de vue lexical et grammatical plutôt aisé à parcourir, mais plutôt par son contenu, dense, douloureux, violent jusqu'à l'intolérable. Cela dit, c'est un livre dont on ne peut que souhaiter qu'il soit introduit au programme d'histoire contemporaine dans les écoles et les lycées.
Il faut dire que le sujet est vaste, pour ne pas dire insondable : qu'est-ce que le Mal ? D'où provient-il ? Comment lui faire face si l'on ne peut se résoudre, pour pouvoir trouver le sommeil, à en considérer "la banalité" ? C'est ce que Filip David se propose d'investiguer dans cette œuvre.
"Comprendre, c'est aussi justifier", s'éleva une voix à contre-courant du ton général. Ce sont là les paroles d'un grand écrivain qui a éprouvé la pleine ampleur du mal et des crimes. Il affirmait qu'il faudrait inventer une langue nouvelle pour parler du mal car notre manière de penser et de réfléchir ne saurait en exprimer la profondeur.(...)**
Si je parvenais à me convaincre de ce qu'Hannah Arendt avance, je pourrais moi-aussi dormir en paix. Mais mon sommeil n'est qu'un cauchemar permanent, effroyable, car ces allégations ne sont nullement prouvées, en rien étayées, et ne font que nous confiner dans l'illusion que dès lors que nous lui avons donné un visage purement humain, nous avons mainmise sur le crime. [p.13]
L'ouvrage est constitué d'une multitude de textes relativement courts, le plus souvent intitulés "chapitres", dont le plus long ne compte pas plus de dix pages, et qui sont de nature très diverse (extraits de journal intime, articles, confidences, dialogues, narration classique, témoignages, diagnostic médical, etc). On comprend très vite que la complexité du contenu fait écho à la complexité du sujet. Il y a des allers-retours dans la temporalité, mais aussi dans des mondes parallèles, "réels" ou fantasmagoriques.
Albert Vajs, seul rescapé de sa famille, sert de fil conducteur à la trame du récit. Son père a réussi à le faire passer entre deux lattes tandis que leur wagon roulait dans la nuit. Le petit frère déposé ainsi quelques instants auparavant s'est évanoui à jamais. On découvre son histoire, mais aussi celle d'autres personnages importants, les rares amis qu'il lui reste, qui sont comme lui des enfants broyés par la Shoah, dont les trajectoires sont racontées tour à tour et s'entremêlent. On trouve également bon nombre de personnages secondaires, dont les expériences viennent compléter l'énorme fresque voulue par l'auteur : dépeindre l'holocauste tel qu'il a été vécu en Serbie à travers les expériences de ceux qui sont les derniers à pouvoir raconter et témoigner de vive voix.
Albert imagina une seconde le soulagement que lui procurerait la suppression de cette souffrance profonde, permanente, qui n'existerait pas sans la mémoire de cette part sombre, dérangeante, monstrueuse qui constituait l'essentiel de sa vie. Mais que serait-il sans elle, sans cette peine qui le transperçait jusqu'au cœur ? Le souvenir de son père, de sa mère, d'Elijah vivait en lui. Cette douleur était son être même, sans elle Albert Vajs n'existait pas. Ni ceux qui lui étaient les plus chers.[p.97]
C'est un livre ancré dans le passé, où le présent n'occupe qu'un rôle relatif, mineur. On pourrait dire que le présent ne cesse d'y chanceler. Un livre qui fait une large place au rêve (très souvent : au cauchemar), au surnaturel, à l'irrationnel. Comment, du reste, pourrait-il en être autrement ? Quand on ne parvient pas à expliquer, le seul moyen est sans doute de s'en remettre à plus grand, plus vaste que ce que l'intelligence et la rationalité peuvent fournir comme réponses.
A quoi bon toutes ces souffrances si, en fin de compte, elles se révèlent n'avoir aucun sens ? D'aussi loin que je m'en souvienne, depuis l'âge de raison, la culpabilité m'habite, me torture, parce que j'ai trahi mon père et ma mère : déportés, ils ont connu les pires souffrances dans les camps. Je leur avais fait la promesse de veiller sur Elijah, mon petit frère; je n'ai pas réussi à le sauver. Pourquoi donc, moi, ai-je survécu ? A quoi peut-on croire, en la foi, en l'homme, si le sens esquive toute explication ? [p.60-61]
Il est question dans ces pages de toutes sortes de sévices, de viols,
de suicides, de la folie et de la rage comme seul recours face à la barbarie,
d'enfants livrés à la solitude la plus noire et à la culpabilité la plus
tyrannique. On pourrait dire qu'aucune facette de la douleur humaine ne
manque d'y occuper sa place. Et pourtant, on y trouve également la
sobre bonté de certains Justes, l'amour fraternel, la puissante consolation de la
musique, la douce surprise d'un minuscule oiseau coloré voltigeant
dans une salle de conférence inondée de larmes.
"Tu as raison, répondit l'ombre de mon père. Il est encore bien trop petit. Mais il ne te quitte jamais. Il te suit là où tu vas. Il a pris l'apparence d'un oiseau, mon cher fils. Tiens, lève les yeux... (...)
Quand Albert eut terminé son récit, la stupéfaction pétrifia l'assistance. Un petit oiseau au plumage multicolore, arrivé d'on ne sait où, tournoyait au-dessus de sa tête. Quelqu'un eut l'idée d'ouvrir toutes les fenêtres, et le petit volatile décrivit un ultime cercle puis, effrayé par le brouhaha, s'envola hors de la salle.[p.80]
Ce livre a reçu en 2014 le prix NIN, prix littéraire le plus important de Serbie (qui jusqu'en 1991 récompensait un auteur de l'ex-Yougoslavie). Une récompense courageuse, largement méritée. Il y aurait encore tant à dire sur ces cent-cinquante pages dont pas un seul mot ne peut être considéré comme superflu. En guise de conclusion je dirais que la difficulté de la lecture ne tient pas tant à l'immense culture de l'auteur, à ses références multiples à toutes sortes de savoirs religieux, culturels ou philosophiques (la Kabbale, le Hassidisme, le courant des Dunmeh, la pensée de Hannah Arendt). Ce type de difficulté peut être surmonté avec du temps et de l'obstination. Non : la grande difficulté qui se présente aux lecteurs, c'est que son propos ne concerne pas seulement le passé. Bien au contraire. Ce qui est terriblement ardu, c'est de réaliser que les phénomènes décrits, les manifestations du Mal sont toujours et plus que jamais d'actualité. Il suffit de se tourner vers le monde qui nous entoure, d'en prendre des nouvelles : les nationalismes, les persécutions, Ouïgours, Rohngyas, guerres de toutes natures et de tous genres sont là pour nous le rappeler.
Un véritable livre est sans doute comme un excellent cru : il faut le laisser décanter. Je me propose de présenter celui-ci après relecture l'année prochaine, le 25 janvier.
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