jeudi 2 février 2023

Lire : saigner l'Histoire


 

Art Spiegleman a mis quelque vingt ans à réaliser "Maus" ("Souris" en allemand). Avant de devenir le roman graphique que nous connaissons, il a été publié en divers chapitres pendant des années dans la revue "Raw", consacrée aux arts graphiques et créée en 1978 par Spiegelman et sa compagne, Françoise Bouly.
 
Même si le premier chapitre a paru dans Rauw en décembre 1980, A. S. a commencé son travail d'investigation sur l'histoire de sa famille (et plus particulièrement sur celle de son père au travers d'innombrables entretiens) dès le début des années 1970.

Maus est constitué de deux parties. Le premier tome s'intitule "Mon père saigne l'Histoire" et suit la trajectoire des deux parents de l'auteur, Vladek et Anja Spiegelman, deux Juifs polonais vivant dans la région de Sosnowiec, depuis leur rencontre jusqu'au moment de leur arrivée à Auschwitz. Le second, "Et c'est là  que mes ennuis ont commencé", raconte l'expérience de l'univers concentrationnaire, essentiellement du point de vue du père, les parents ayant été séparés dans le Lager, la mère dirigée dans le quartier des femmes, à Birkenau. Ils ne se sont retrouvés qu'à la fin de la guerre, pour trouver refuge en Suède, où est né l'auteur, avant de rejoindre les États-Unis).

Maus, précison-le, n'est pas seulement un ouvrage historique : il traite également du présent (le présent correspondant au travail d'investigation, quand l'auteur se rend régulièrement en visite chez son père pour l'interroger et l'enregistrer afin de rassembler les pièces éparses du puzzle que constituent les souvenirs du vieil homme). 
 
 
Il y a donc plusieurs niveaux de narration : le passé familial, comportant la période ayant précédé la guerre, les persécutions et le déroulement de la déportation; le présent, qui se déroule lors des échanges successifs entre le père et son fils au fil des années et qui dévoile leurs relations passablement complexes, voire houleuses; il y a également un troisième niveau, dans lequel on perçoit l'auteur comme représentant de la génération d'après, celle dont les parents ont survécu à l'Holocauste, qui a subi le traumatisme par contrecoup, sans toujours avoir été informée ou n'ayant obtenu que des bribes d'information sur le passé. 
 

Cette partie est traitée avec beaucoup de naturel et de justesse. On apprend que l'auteur est passé par des phases de grave dépression dans sa jeunesse, que sa mère s'est suicidée en 1968, que ses parents ont eu durant la guerre un fils aîné, Richieu, dont le portrait trônait dans la chambre parentale (l'enfant est mort en 1943, empoisonné avec deux cousins par une tante qui voulait leur éviter de connaître les atrocités d'Auschwitz).
 
 
On pourrait ajouter un niveau supplémentaire : la méta-narration, quand A. S. évoque ses peurs et ses doutes face à l'immensité de la tâche qu'il se propose d'accomplir. Avec une franchise non dénuée d'humour, il évoque la lourde responsabilité que représente le rôle de transmettre l'histoire des siens. Comment raconter sans altérer, comment dire sans trahir ? (Ce point sera développé par la suite dans Metamaus, paru en 2011, qui revient sur la genèse de l’œuvre). Au long de son travail, il est accompagné par un psy, Pavel, rescapé de Terezin et d'Auschwitz.


Tous ces niveaux de narration sont très importants et font de ce roman graphique un chef-d’œuvre d'habileté dans la construction: il contient de nombreuses histoires dans l'histoire, qui s'imbriquent et se révèlent extrêmement bien organisées entre elles. La densité du récit, le nombre des personnages évoqués pourraient donner lieu à de la confusion. On pourrait aisément s'y perdre, si ce n'est qu'Art Spiegelman se montre un maître non seulement au niveau du scénario, mais également des moyens graphiques utilisés pour permettre une lecture aisée.

Ainsi, les dessins sont tous en noir et blanc. Ils évoquent par leur sobriété la gravure sur bois. Les planches contiennent essentiellement des cases petites, focalisées sur des personnages et contenant pratiquement toutes des dialogues. Il émane quelque chose de condensé dans ces pages, quelque chose qui évoque l'enfermement, le rétrécissement. On trouve ça et là de rares cases plus grandes, avec des descriptions d'espaces élargis ou des plans.
 

Les récitatifs sont brefs et les échanges entre les personnages très factuels, dénués de pathos. Ils sont constitués de mots issus de toutes les langues utilisées durant les années de déportation, ce qui rend les dialogues très vivants. Mais c'est surtout l'écart entre l'anglais parlé par A. Spiegelman et l'anglais bien particulier parlé par son père, maladroit, typé, marqué par sa culture d'origine, qui contribue à la véracité du témoignage  (ce décalage linguistique est très bien rendu par la traductrice, Judith Ertel).
 
Les personnages ont des visages d'animaux : il y a les Juifs présentés en tant que souris; les Allemands représentés en chats; les Polonais en cochons. Quand certains veulent passer inaperçus dans une autre communauté, ils portent un masque dont on perçoit la cordelette.

On pourrait bien sûr parler pendant des heures de la richesse de cette bande dessinée. De son contenu. De sa forme. De son accouchement. De sa réception dans les divers pays où elle a été diffusée. "Maus" est un univers artistique et littéraire, une aventure complexe et passionnante. A travers cette œuvre, Art Spiegelman a réussi à donner ses lettres de noblesses au neuvième art (le terme de "roman graphique" s'est sans doute imposé par le biais de cet travail fondamental). On constate ici que la BD  porte en elle toutes sortes d'atouts majeurs : à travers des traits et des formes, elle s'adresse non seulement à l’œil et au mental du lecteur mais aussi à son imaginaire et son message est d'autant plus percutant. C'est un art à la fois très évocateur et en même temps il permet une prise de distance. Raison pour laquelle ce médium se révèle particulièrement apte à toucher un large public, de tous horizons et de toutes cultures.
 
 
Notons que la BBC a réalisé en 1987, suite au succès éditorial de la première partie, un documentaire présentant le voyage d'Art Spiegelman et de sa compagne en Pologne pour y retrouver des traces documentaires :



Les deux tomes ont été publiés en version originale respectivement en 1986 et 1991. L’œuvre intégrale a reçu le prix Pulitzer en 1992. En français, il est possible actuellement de trouver la version intégrale, ou alors les deux tomes vendus séparément brochés (ce qui rend plus aisée leur lecture).  
 

MAUS NOW : Un excellent complément à la lecture de Maus : recueil de textes émanant de 21 critiques analysant l'oeuvre.
 
 
 

 
 
 
Lecture proposée dans le cadre des lectures communes autour de l'Holocauste.
Merci aux organisateurs. Autres livres présentés : 
La maison des souvenirs et de l'oubli, Filip David                         
 
 

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