Bédouins en train de danser / Sud de Bagdad / Irak / 1956
Au Palazzo Grimani, une des photographies qui m'a le plus marquée représentait deux femmes exubérantes, en train de danser aux portes du désert, accompagnées de deux musiciens, de quelques enfants et de leur maigre bétail. Il se dégageait une telle énergie de cette image que, la regardant, on se sentait revigoré, on éprouvait l'envie de se mettre à bouger, tant elle symbolisait la joie de vivre et la liberté. En s'approchant, on remarquait que ce qui voltigeait derrière les femmes, ce n'était pas des voiles sombres, assortis à leurs robes, non : c'était leurs chevelures, denses, ondoyantes, qui paraissaient vouloir les emporter comme des ailes.
L'exposition consacrée à Inge Morath était axée sur sa présence à Venise. Mais on y montrait également 43 tirages sous l'intitulé "The best of" qui retraçaient les moments forts de sa carrière, à travers les nombreux voyages effectués depuis ses débuts, dans les années 1950 jusqu'en 1998. Inge Morath a été une grande voyageuse, polyglotte, curieuse de l'humain et investie dans les rencontres qu'elle était amenée à faire. Elle disait : "La photographie est essentiellement une question personnelle : la recherche d'une vérité intérieure." De fait, ses sujets de prédilection furent les scènes de voyages et les portraits.
Son histoire avec la Sérénissime commence en novembre 1951, quand elle y débarque en voyage de noces avec son premier - et très éphémère - mari. Les conditions sont particulières : la ville est envahie par une acqua alta d'une exceptionnelle ampleur. Elle appelle Robert Capa et lui signale que la lumière est très belle. Il devrait envoyer quelqu'un pour un reportage. Il lui répond : Impossible. Et pourquoi tu ne le fais pas, idiote ? (Elle rapporte ce mot : "stupid". En fait, elle n'y avait pas pensé parce qu'elle travaillait dans le milieu à légender les images des autres.)
Elle fonce alors dans un magasin et se procure un rouleau de pellicule. Elle lit les instructions. Elle ne connait rien à la technique et utilise un appareil photo offert par sa mère des années plus tôt, qu'elle n'employait jamais. Dès le premier déclic, elle comprend que c'est la manière parfaite pour exprimer ce qu'elle ressent.
Ce fut une révélation. Me rendre compte en un instant de ce que j'avais porté en moi depuis si longtemps. Après cela, plus rien n'aurait pu m'arrêter. J'ai parcouru la ville, m'arrêtant sur les ponts, à l'entrée des églises, dans tous les coins qui me semblaient prometteurs. Puis, je suis arrivée au bout du film. J'en ai racheté un autre et j'ai décidé que je deviendrais photographe.
Quatre ans plus tard, alors qu'elle fait partie de l'Agence Magnum (c'est la première femme à entrer dans l'agence) elle retourne faire un reportage dans la lagune. Nous sommes en 1955. La revue d'art L’œil l'a choisie pour un reportage destiné à illustrer un ouvrage de Mary Mac Carthy, Venice observed. Dans ce livre, l'écrivaine étasunienne décrit sans fioritures la ville comme "arriérée", populaire, bien éloignée des fastes du passé.
Inge Morath était censée consacrer une semaine à ce travail. Elle resta trois mois et ses photographies dévoilent la ville sous un aspect qu'on pourrait qualifier de "néo-réaliste". On sent l'influence de Cartier-Bresson, dont elle fut l'assistante et l'apprentie, dans le regard porté sur les atmosphères et les habitants.
Scène dans une place
Barque et veilles murailles
Corbeilles et balais
Chat dans une calle
En découvrant ces tirages, on est surpris par une chose fondamentale : combien Venise était habitée, vraiment habitée, il y a 70 ans. Habitée comme peuvent l'être aujourd'hui encore Naples ou Palerme. Ces dernières années les hôtels et les locations de vacances y ont pris un essor exponentiel. La ville apparaît de plus en plus comme un décor de cinéma. On y trouve encore ça et là un ou deux artisans, quelques commerçants, quelques alimentari mais en y regardant de près les nourritures présentées semblent destinées à préparer de rapides en-cas, des repas improvisés, des spaghettis, trois cuillères de pesto, dans des cuisines IKEA. Sur la ligne 2, on voit les ménagères de la Giudecca monter avec leur chariot pour attraper le tram et faire leurs achats à Mestre. Venise apparemment parvient mieux à faire face aux inondations d'acqua alta qu'aux marées touristiques en crescendo.
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