Départ du "Andrea Doria" / port de Trieste dans l'après-guerre / W. Studer / Kornhaus Bern / 2018
Invité à L'Heure bleue l'autre soir, l'anthropologue et démographe François Héran parlait de sa vision de l'immigration, à partir de quelques idées développées dans son livre : Avec l'immigration. Mesurer, débattre, agir. * :
[A propos de donner son
sang]
"Il
se trouve que dans la banlieue où je vis depuis plus de 25 ans, ça se passe
dans un gymnase. On est convoqué par SMS. Et là, dans ce vaste gymnase, vous
avez le monde entier. Et c'est extraordinaire, parce que vous avez les femmes
voilées et pas voilées. Vous avez les hommes de tous les continents. Ce sont
des communes avec beaucoup de Marocains, d'Algériens, d'Espagnols. Mais enfin,
il y a aussi l'Amérique latine qui est là. Les infirmiers et les médecins
eux-mêmes ont des origines très diverses. Et vous vous dites que tous ces sangs
vont être triés selon des critères médicaux, et pas du tout selon des critères
d'origines raciale ou ethnique.
C'est vous, c'est moi,
votre enfant, qui sait, que sais-je, qui vont peut-être un jour profiter de ces
prélèvements.
Et je trouve que ce
genre de chose n'est pas assez racontée. Il faut raconter aussi ces scènes
extrêmement pratiques, de la vie quotidienne, très loin des débats théologiques
qui creusent, qui aiguisent des dilemmes de façon totalement forcée.
Il y a dans la
pratique une coexistence des populations, une interpénétration des populations qui
est beaucoup plus forte qu'on ne le dit."
[A propos du
"problème" de l'immigration]
"On n'a pas besoin
d'être pour ou contre l'immigration. C'est comme si on disait qu'on est pour ou
contre le vieillissement. Ou pour ou contre l'accélération des échanges. Pour
ou contre un certain nombre d'évolutions. Alors, c'est un peu compliqué de
défendre cet argument. Parce que, évidemment, il y a eu des époques de notre
histoire où nous avons eu besoin d'immigration. Nous avions un manque de bras, pour
de raisons économiques, parce que nous avions fait des guerres extraordinairement
destructrices, qu'il a fallu après la première et après la seconde guerre
mondiale, faire appel à une main-d'œuvre, à des travailleurs de force qui ont
reconstruit nos mines, nos ports, nos chemins de fer, nos industries
automobiles.
Durant toute cette
époque-là, nous avons recruté des immigrés. Ensuite, en '73 '74, on a stoppé
l'immigration de travail. A ce moment-là, il y a quelque chose de différent qui
s'est passé. On a découvert…Vous savez il y a la fameuse phrase de Dürenmatt,
le dramaturge suisse, qui dit : "On
avait fait venir des travailleurs et on s'est retrouvés avec des personnes"
**
Et ces personnes sont
des sujets de droit. C'est devenu ensuite une question de droit, de
regroupement légal. Une partie maintenant de l'immigration vient pour des
questions de droit.
Je pense qu'actuellement
l'argument utilitariste de l'immigration ne tient plus. Parce que c'est devenu
une composante parmi d'autres. On ne peut pas imaginer un hôpital sans la
contribution de l'immigration et des enfants d'immigrés. Non pas, parce qu'ils
apportent quelque chose de spécifique, mais parce que c'est devenu une
composante parmi d'autres de la population. De la même façon que l'on ne peut
pas se passer des femmes, des jeunes, des provinciaux. Nous sommes tous utiles,
y compris les immigrés."
********
* Editions de la Découverte, 2017
** Plus
précisément, la phrase d'origine est : "Wir riefen
Arbeitskräfte, und es kamen Menschen".
Elle est de Max Frisch, écrivain suisse, et date de 1965 ("Nous avons fait venir
des bras et ce sont des hommes qui sont arrivés")
Ce monde me dépasse. Avec toutes les usines qui ferment chaque jour de partout, l'homme remplacé par des robots, l'accroissement démographique, émigrée (par amour :) moi-même de Roumanie... j'avoue ne pas regretter de ne m'être point reproduite :)
RépondreSupprimerUn bon livre d'après cet bel extrait...merci Dad pour le partage !
Moi aussi, j'ai régulièrement l'impression que ce monde me dépasse. Ou qu'il va trop vite pour moi (c'est pour cela que je regarde avec tendresse la marche lente des vaches). C'est aussi pour cela que j'aime écouter ou lire des gens qui pensent notre monde. Ils m'apportent un certain recul, me donnent les moyens de mieux comprendre.
RépondreSupprimerRoumanie France, ça a dû faire un sacré changement. La langue, les habitudes, la culture... créer de nouveaux liens... tout un chemin... Belle journée à toi!
Cela me met en rage lorsque j'entends des personnes dire que s'il n'y avait pas tous ces immigrés, l'économie de la France serait meilleure ! Quelle foutaise ! Ils n'ont vraiment rien compris. Mais il leur faut trouver un fautif, et c'est tellement facile de mettre le tort sur les immigrés... (soupir)
RépondreSupprimerÉcouter ou lire une personne compétente et documentée comme F. Héran permet de cadrer avec des mots et des analyses nos intuitions et nos émotions. Comprendre les phénomènes, prendre du recul. Bonne journée.
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