mardi 15 juin 2021

Lire : éclairée par la nuit

 

Je deviens de plus en plus difficile, question lectures. Il m'arrive de passer de plus en plus de temps à inspecter les divers rayonnages d'une librairie, à saisir un livre, puis à le reposer sur sa pile, seulement après avoir parcouru en diagonale la quatrième de couverture. De plus en plus souvent, je passe un long moment à lire les premiers paragraphes sans parvenir à me décider et régulièrement je ressors bredouille.
A vrai dire, j'apprécie de moins en moins qu'on m'entraîne dans une histoire toute faite. J'ai besoin qu'un livre m'ouvre des perspectives, m'amène à mieux connaître le monde qui m'entoure - ou alors peut-être à mieux me connaître - et qu'il me sollicite, soit exigeant envers mes capacités de percevoir et de comprendre. J'apprécie de moins en moins ces gens qui se veulent écrivains et entendent tout dire, tout expliquer. J'ai besoin de failles, d'allusions, d'évocations nullement de certitudes, de contre-façons ou d'affirmations.
Avec "Le parfum des fleurs la nuit", Leïla Slimani est venue combler mes attentes. Parcourant les salles de la Punta della Dogana, où elle se prête au jeu d'être confinée le temps d'une nuit, elle semble faire à rebours le chemin de sa vie : l'exil volontaire, la double appartenance et la difficulté à s'ancrer, les diverses sortes d'enfermement qu'il est donné d'expérimenter et le besoin irrépressible de voyager. Sans avoir l'air d'y toucher, elle décrit en parallèle Venise et ses nombreuses facettes. Elle parle de l'art contemporain qui peut sembler si souvent élitaire, hermétique et difficile d'accès et aussi de l'écriture, avec ses exigences tyranniques. Elle cite à bon escient un certain nombre d'écrivains très estimables, comme Kundera, Rushdie, Pasolini ou Rilke. Elle évoque avec pudeur ses origines, surtout son père et leurs rendez-vous manqués.
Les parfums que Leïla Slimani propose sont inspirants et leur nuit nous éclaire. Difficile de savoir quel passage citer. Finalement... les écrivains sont toujours fascinants quand ils parlent de leur métier :

Écrire a été pour moi une entreprise de réparation. Réparation intime, liée à l'injustice dont a été victime mon père. Je voulais réparer toutes les infamies : celles liées à ma famille mais aussi à mon peuple et à mon sexe. Réparation aussi de mon sentiment de n'appartenir à rien, de ne parler pour personne, de vivre dans un non-lieu. J'ai pu penser que l'écriture me procurerait une identité stable, qu'elle me permettrait en tout cas de m'inventer, de me définir hors du regard des autres. mais j'ai compris que ce fantasme était une illusion. Être écrivain, pour moi, c'est au contraire se condamner à vivre en marge. Plus j'écris et plus je me sens excommuniée, étrangère. Je m'enferme des jours et des nuits pour tenter de dire ces sentiments de honte, de malaise, de solitude qui me traversent. Je vis sur une île non pas pour fuir les autres mais pour les contempler et assouvir ainsi la passion que j'ai pour eux. [p. 149]

Un livre presque parfait. Une remarque toutefois : l'autrice, pour son premier repas vénitien, commande une escalope milanaise. Impardonnable. Pas étonnant qu'elle lui reste ensuite sur l'estomac. Leïla!

La collection "Ma nuit au musée", proposée par la maison d'édition Stock, sollicite un/e écrivain /e à rendre compte d'une nuit passée dans un musée. Ici, Leïla Slimani a été hébergée par la Collection Pinault, à la Punta della Dogana, en face de la place Saint-Marc à Venise. Voir le site du musée  : ICI

6 commentaires:

  1. Ton billet me fait mieux réaliser les raisons de mon retrait progressif de la lecture. Le monde qui l'entoure m'est de plus en plus absent et ne m'ouvre sur rien digne d'intérêt (dit-il avec prétention). Des écrits où on fait le tour de son nombril à de multiples reprises, afin de découvrir la pensée universelle qui doit s'imposer lorsqu'on refermera l'ouvrage.

    Quant à la citation, merci, car elle me semble très éclairante : c'est peut-être faire fausse route que d'espérer que l'écriture soit une entreprise de réparation. On ne répare ni le vide ni le rien. Face à des décombres on construit ou reconstruit. C'est ce chemin de construction/reconstruction qu'il faut emprunter pour voir que l'on peut avoir raison de « penser que l'écriture [me] procurerait une identité stable… ». Mais cette entreprise décrite là ne fait pas forcément naître un écrivain.…
    La fin de la citation est assez poignante. Elle montre le dilemme intérieur : une île déserte pour assouvir la passion de l'autre. Voilà sans doute un aiguillon de créativité. Si on a la chance de pouvoir y ajouter du talent, alors cela peut certainement faire un excellent livre.

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    1. Je serais je crois incapable de ne pas lire (aveugle, j'écouterais des livres sur CD). J'ai trop besoin de découvrir, de connaître et les écrivains, les artistes m'apparaissent Souvent comme des personnes qui ont des longueurs d'avance sur moi, qui peuvent m'apprendre des choses dont j'ai besoin. Il m'arrive de me sentir amie avec certains d'entre eux, par-delà les frontières ou les siècles. Les échanges au quotidien peuvent me toucher, me charmer, mais ils ne satisfont pas ma soif de connaître l'humanité.
      Écrire, c'est passionnant de découvrir à chaque fois que chaque écrivain a sa propre définition et sa propre recherche. Écrire et lire sont les deux choses les plus passionnantes de la vie, selon moi. Dans ce livre, l'autrice se livre, vraiment, sans fioritures. Elle n'apparaît plus comme la personne un peu lisse, exhibant ses jolies boucles de première de classe, qu'on voit dans les médias. Elle montre autre chose d'elle. Elle montre ce qui la fait écrivain. C'est dense et c'est ce qui rend le livre fascinant. Belle fin de journée!.

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  2. J’ai marqué tant de pages dans ce livre lu en peu de temps.J’y reviens souvent.
    Filiation, intimité, identité,tiraillements entre Orient et Occident et balade nocturne introspective, émotions, perceptions et souvenirs....
    Oui!J’ai marqué tant de pages, tant de passages dont celui-ci:
    "J’ai appris à vivre au-dedans de moi, attentive à ma voix intérieure, à la musique et aux mots qui défilaient dans ma tête......Quand mon père est sorti de prison, il m’à parlé de la vie intérieure....qu’il y avait une part que les autres ne pouvaient ni atteindre, ni profaner, un abysse où la liberté était possible. Je me suis mise à penser que cette vie intérieure était mon salut et qu’il ne dépendait que de moi de la perdre ou de la conserver."
    Certains passages m’ont tant parlé, ont tant résonné en moi.
    Une nuit au musée inoubliable. Un bonheur de lecture.
    Merci d’en avoir parlé.

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    1. Oui. Accepter cette commande relevait d'une gageure. On aurait pu craindre le pire et en fait LS en a fait un excellent bouquin. A chaque chapitre, elle part d'une expérience extérieure, qu'elle décrit et qui la ramène à son vécu intérieur, ses souvenirs, ses failles, ses réflexions intimes. C'est livré avec un belle sincérité (c'est courageux de dire que sans la mort de son père, elle n'aurait pas pu devenir qui elle est).
      Je crois que c'est un livre de maturité : elle n'aurait pas pu l'écrire il y a dix ans. Je dois dire que ce qui m'a le plus marquée c'est ce qu'elle dit à propos de son métier d'écrivain, les exigences, les besoins à combler. Un livre, je crois, quand on l'apprécie, on doit y revenir.(Ce que j'ai fait ce midi et j'y ai lu le passage où elle mentionne que son prénom signifie "nuit" en arabe. J'ai parcouru aussi le passage que vous citez. J'ai parfois de la peine à quitter un livre. Je dois y revenir plusieurs fois ... ou en trouver vite un autre qui soit aussi attrayant)
      Belle soirée à vous!

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  3. C'est amusant, je suis en train de lire ce livre qui me plaît. J'ai été touchée par le début où elle doit aller à ce rendez-vous avec l'éditrice ayant une proposition à lui faire. Elle n'a pas envie de sortir de sa pièce à écrire même si en ce moment rien ne vient, les mots lui échappent, elle va téléphoner, inventer une excuse et puis elle doit rester concentrée, fuir le monde et ses distractions qui l'empêchent d'avancer, d'être avec ses personnages, son histoire. Malgré tout, elle y va et, en route, décide de refuser le projet même si je crois qu'elle ne sait pas de quoi il s'agit. Comme on le sait puisqu'on a le livre entre les mains, ce n'est pas ainsi que ça se passe. Et l'ami -quel ami encourageant- lui disant quelque chose comme : mais c'est nul, c'est quoi cette idée, qui pourrait être intéressé par ce genre d'ouvrage ?
    J'aime ce qu'elle nous raconte, sa sincérité, ses hésitations. Ensuite, devant le musée, comme la porte reste fermée après son coup de sonnette, son espoir d'avoir été oubliée et d'échapper au truc. Puis, à l'intérieur, son envie de se coucher dans le lit de camp, de ne pas faire ce pourquoi elle est là...
    J'ai pensé à vous puisqu'il était question de Venise, de Rilke et je comptais laisser un commentaire pour vous dire un mot de ce livre dont je supposais qu'il pourrait vous plaire et, aujourd'hui, je trouve votre texte. Joie de partager avec d'autres, connus ou pas, des bonheurs de lecture.
    A propos de lecture, je n'ai rien lu de Rilke. Voudriez-vous bien me conseiller un de ses livres pour le découvrir ?
    Bonne soirée.

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    1. Rilke ? Les lettres à un jeune poète, assurément : Rilke les a écrites alors qu'il était lui-même tout jeune (à peine trente ans) mais il y fait preuve d'une grande maturité. C'est une prose poétique qui contient à la fois la philosophie, la somme des expériences et de judicieux conseils de création et de vie. Belle journée, Chantal.

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