lundi 25 décembre 2023

Regarder : face-à-face

 
La pêche de Pierre / Masaccio

En 1423, à Florence, le richissime marchand et notable Felice Brancacci, allié à la puissante famille des Strozzi, commandita une œuvre de grande envergure dans une chapelle de l'église Santa Maria del Carmine. Cette église se trouve au cœur de l'historique quartier de Santo Spirito, situé dans l'Oltrarno, c'est-à-dire sur l'autre rive de l'Arno, par rapport au centre politique que représentait le palais de la Signoria. 
 
Pour réaliser sa commande, Brancacci s'adressa à deux peintres renommés de l'époque : le plus âgé, Masolino da Panicale (1483-~1440), était réputé pour son style raffiné, rattaché au gothique international. Originaire d'Ombrie, il était à la tête d'un atelier et s'était choisi pour assistant le jeune Masaccio, natif de Toscane et âgé d'à peine 22 ans, mais dont la notoriété était déjà bien affirmée grâce à l'audace et l'innovation de son langage pictural. Aux âmes bien nées la valeur n'attend pas le nombre des années... apparemment la réputation du jeune prodige s'était répandue comme une traînée de poudre auprès des connaisseurs.
 
La résurrection de Tabita (détail) / Masolino
 
Tête de saint / Le paiement du tribut / Masaccio

Le cycle prévu comprenait des scènes de l'ancien testament (la Tentation d'Adam et Êve; l'Expulsion du paradis) ainsi que certains épisodes de la vie de Saint-Pierre, saint protecteur de la famille Brancacci (voir ICI  en bas de page la description du cycle). Les deux collaborateurs se sont répartis les scènes, travaillant chacun selon sa manière à chaque extrémité des passerelles. Il est fascinant d'observer les fresques et de chercher à identifier quelle partie relève de l'un ou de l'autre peintre. Leurs langages réciproques se répondent avec une harmonie certaine, dans une évidente différence de style, sans jamais se heurter. Les admirer signifie prendre la mesure de ce que la Renaissance florentine a pu représenter dans le domaine de l'art. 
Tout au long des parois se déroule une transition en images : le passage d'un langage précieux et délicat à un expressionnisme naturaliste. Un peu comme un marcheur effectue un pas en avant, en ces lieux, au début du XVème siècle, la peinture a cherché à s'émanciper d'anciennes formules et d'anciens codes esthétiques.
 
  Deux personnages centraux / La guérison de l'infirme et la résurrection de Tabita (détail) / Masolino
 
La distribution des biens / Masaccio
 
Masolino, bien  qu'ouvert à la nouveauté, apparaît comme rétif à bouleverser la tradition à laquelle il appartient, tandis que le fougueux Masaccio ose la perspective, les corps, les incarnats, les muscles, l'expressivité avec des formules qui aujourd'hui encore étonnent par leur modernité.
 
Adam et Eve chassés du Paradis / Masaccio
 
La tentation d'Eve et d'Adam / Masolino

Les travaux allèrent de l'avant dans l'étroite chapelle du transept pendant quelques années. Puis, il furent suspendus. En 1428, Masaccio, le génie impétueux, meurt à l'âge de 27 ans à Rome sans qu'on connaisse les motifs de son voyage. En 1435, le commanditaire tombe en disgrâce et est contraint à l'exil par l'arrivée au pouvoir des Médicis, ennemis jurés des Strozzi, ses protecteurs.
 
La chapelle resta ainsi inachevée pendant des décennies. Ce n'est qu'en 1480, après la réhabilitation de la famille Brancacci et bien après le décès des premiers artistes, que l'on fit appel à Filippino Lippi pour compléter l'ouvrage. Filippino était le fils du célèbre peintre Filippo Lippi (Fra Filippo comme on l'appelait) un carme appartenant à la congrégation liée à l'église, qui avait été un élève de Masaccio cinquante ans auparavant.  

Filippino, lui aussi très jeune, porta à terme la décoration de la chapelle avec sa propre personnalité artistique. Il convient de souligner qu'il avait été à bonne école : non seulement il avait bénéficié de l'enseignement de son père, mais aussi de celui d'un autre artiste de talent, un certain Alessandro di Mariano di Vanni Filipepi, mieux connu sous le nom de Sandro Botticelli. Il est couramment admis qu'il a réalisé un portrait de son illustre maître en bonne place, le plaçant au centre de la paroi droite, à côté de la Crucifixion de Pierre. Une manière de rendre hommage à l'un des peintres les plus renommés de son époque :
 
Portrait de Botticelli / Filippino Lippi
 
Actuellement, les visites autorisées de manière restreinte offrent une rare opportunité puisque des échafaudages ont été installés pour permettre la restauration en cours. On peut dès lors monter sur deux niveaux pour admirer en face à face les réalisations et s'en approcher de telle sorte qu'il semble pouvoir les toucher. C'est sans doute cette proximité avec les peintures qui rend la visite particulièrement émouvante. On peut avoir l'illusion de se trouver en compagnie des peintres, de sentir leurs présences et leurs impulsions à créer. Masaccio s'est même portraituré, avec quelques amis : le voici près du saint patron, qui scrute le spectateur. A ses côtés, Masolino (Petit Thomas en italien), Leon Battista Alberti et derrière eux, le génial Brunelleschi :



Après la visite, on porte longtemps en soi les échos de ce moment, comme un trésor, un cadeau intangible et inoubliable reçu en cette fin d'année. Rien de matérialiste, juste une expérience d'équilibre et de sérénité, messagère d'un univers bien vivant malgré les vicissitudes et les siècles traversés.
 
 

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