vendredi 31 mai 2024

Vivre : la vie au long cours

 

 
L'homme m'a demandé si nous pouvions permuter nos places. Avec son compagnon de l'autre côté du couloir, ils rentraient d'un colloque professionnel, durant lequel ils avaient apparemment fait connaissance (un domaine tournant autour de vagues projets informatiques) et ils ont échangé pendant toute la durée du vol. A la fin du trajet, ils avaient établi suffisamment de contacts pour y ancrer une relation prometteuse.
J'étais épuisée, physiquement, émotionnellement, mais pas assez pour m'endormir et leur dialogue s'est interposé entre mes images mentales et mon besoin de sommeil. Au bout d'un moment, je me suis  surprise à être totalement éveillée, saisie par la conversation qui parvenait à mes oreilles. Ces deux hommes (une petite quarantaine, allure ouverte et sympathique) dressaient avec leurs propos une photographie du monde professionnel d'aujourd'hui. D'un certain monde professionnel plus exactement.
Ils ont commencé par évoquer leur cursus, un cursus basé sur une série de solides formations, fait d'expériences plutôt courtes, parsemé d'embûches et de congés donnés, subis, craints, évités, comprenant des menaces de burn-out et des hiérarchies aux (in)compétences pour le moins inquiétantes.
Puis ils ont quitté le sujet (du moins en apparence) pour parler sport et détente. Ils pratiquaient tous deux de l'athlétisme, de l'alpinisme, des arts martiaux, à un niveau assez bon pour être instructeurs. Mais ces activités n'allaient pas sans effets secondaires : des accidents, des traumatismes ont été évoqués, des problèmes de ligaments croisés. Ruptures, déchirures, fractures ont été mentionnées. Et puis la suite inévitable des traitements, physiothérapie, rééducation, massages, toutes sortes de soins pour se remettre sur pied.
Nous commencions de survoler la région Rhône-Alpes quand ils ont commencé à parler yoga, méditation et diverses techniques de relaxation. Apparemment de nouvelles écoles mêlant survie, autodéfense et maîtrise du stress sont en train d'émerger. Le tout étant d'apprendre comment se renforcer pour rester dans la course sans se faire dégommer. Ont suivi (tandis que moi-même je parvenais difficilement à suivre, je l'avoue) toute une série de consultations auprès de spécialistes : de nutritionnistes, des psychologues, des thérapeutes, des coaches en santé, des appuis divers et variés.
Tandis qu'on nous annonçait l’atterrissage à Genève et que le Léman déployait un accueillant berceau destiné à nous recevoir, alors qu'ils échangeaient numéros et dates de cours spécialisés, j'ai soudain réalisé le poids du travail sur ces deux individus en apparence équilibrés (ils avaient évoqué compagnes, enfants, famille, vie sociale en marge de toutes leurs activités). Plus exactement : le poids du contre-poids nécessaire pour garder sa place dans un monde continuellement chamboulé.
En m'engageant vers la sortie, pleinement alerte, profondément songeuse, je me suis demandé si, entre vie professionnelle et protections diverses, il restait à ces compagnons de voyage du temps pour vivre, simplement vivre. Du temps pour respirer, être au monde, souffler. Mais bien sûr, il y a des questions qu'on ne peut pas poser, d'autant plus que les passagers à l'arrière, pressés, poussaient, qui devaient se dépêcher. Il leur fallait courir pour atteindre leurs trains qu'ils ne pouvaient se permettre de rater. 

 

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