mardi 12 mars 2019

Vivre : un beau métier


Têtes antiques / Glyptothek / Copenhague


Pendant de nombreuses années, j'ai exercé un beau métier, un métier qui me faisait rencontrer une multitude de gens. A un moment donné, j'ai ressenti le besoin de prendre mes distances, je suis partie à la découverte d'autres savoirs, d'autres milieux, d'autres impulsions. Ensuite, je suis revenue à mon premier métier, avec encore plus de motivation et de créativité. J'ai adoré exercer ce métier qui me permettait de me confronter à toutes les facettes de l'humanité.
Je me souviens que j'y débarquais le matin et que j'en ressortais dix, onze heures plus tard, avec le sentiment du devoir accompli, avec le sentiment, souvent, d'être passée au travers d'une essoreuse, oui, je me retrouvais le soir sur le trottoir lessivée, mais heureuse. Là-bas, je perdais le sens du temps, j'oubliais fréquemment l'heure de manger, ce qui semblait déstabiliser certaines personnes autour de moi, lesquelles ne comprenaient pas que je m'investisse à ce point et que je ne me plaigne pas.
J'aimais dans ce métier non seulement le fait que je devais aider des gens, c'est-à-dire trouver avec eux des solutions au croisement entre leurs besoins et ceux de la société, mais aussi la forte composante de découverte qui lui était liée.
La plupart du temps, je recevais dans mon bureau des inconnus, que j'allais chercher à la salle d'attente, avec leur nom, inscrit sur un formulaire. Je les faisais entrer et je les priais de s'asseoir en ne sachant rien de leur vie, de leur histoire. L'entretien commençait sans que je dise grand-chose. C'étaient mes yeux qui disaient : je vous écoute… Je plongeais mon regard dans celui de la personne qui se trouvait devant moi et pendant toute notre entrevue, il n'y avait rien de plus important au monde que sa vision des choses. Dans les minutes qui suivaient, ils me livraient quantités d'informations, parfois très intimes. J'apprenais des choses sur leurs désirs, sur leurs difficultés, sur leurs angoisses et leurs blocages, sur leur enfance, sur leur trajectoire, sur leurs projets – ou sur leur absence de projets -, sur leur sexualité, sur leur argent ou son manque flagrant, sur leur sentiment de différence ou d'appartenance.
Au bout d'une heure à peine j'en savais probablement plus sur eux que leurs collègues, ou leurs voisins, ou même leur conjoint ou leur parenté. Ils apportaient leur vie – ou leur vision de leur vie, ou ce qu'ils estimaient la meilleure version de leur vie – dans mon bureau.
Et avec tout ce matériau, fait de mots, mais aussi de tout ce qui se cachait derrière les mots, nous étions censés faire quelque chose. Nous nous retrouvions comme deux artisans, face à un puzzle à composer. Dans le meilleur des cas, nous nous retrouvions alliés, associés. Nous nous mettions au travail et nous finissions par élaborer une œuvre commune, parfois bancale, parfois harmonisée. 
Certaines fois, leur humanité les faisait exprimer des émotions intenses et il se pouvait que nous nous confrontions comme des boxeurs sur un ring. Un jour, un homme, très fâché d'avoir été dénoncé pour mauvais traitements, s'est mis à donner des coups de pied et a cassé une épaisse planche devant moi. Le bois a fait "crac", mais j'ai gardé mes yeux dans les siens et pour finir nous avons longuement discuté. Une autre fois, un homme, un individu d'une soixantaine d'années, a fait une crise d'épilepsie sous mes yeux, tandis qu'il était en train de se présenter. Je n'avais jamais assisté à une crise d'épilepsie auparavant et ce jour-là j'ai appris qu'il faut absolument empêcher la personne de se blesser en se cognant. Un Chinois, avec lequel nous avions épuisé toutes les possibilités de recours et qui se voyait intimé de quitter le territoire, m'a dit : "Vous, Madame Dad, je ne vous oublierai jamais" et longtemps ça m'a fait quelque chose de savoir que quelque part en Chine, parmi un milliard d'habitants, quelqu'un pensait à moi.
Il arrive parfois que mon beau métier me manque. Oh, il ne s'agit nullement d'un besoin d'utilité sociale, ni d'un besoin d'argent, ni de rencontres, et surtout pas de structure institutionnelle, de hiérarchie ou de collègues. Il s'agit de ce sentiment grisant de saisir des trajectoires, de comprendre cet assemblage de pièces ahurissantes que constitue un être humain (voix, gestuelle, histoire, besoins, rêves, désespoirs). Il s'agit de cette créativité qui s'exerce au cœur de la réalité, et qui permet d'inventer et de résoudre des problèmes .
L'espace temps, quelques secondes à peine, entre le moment où je faisais entrer ces personnes en les priant de s'asseoir, sans rien savoir de ce qui allait débouler dans la conversation, et le moment où elles commençaient à parler, est une des expériences les plus exaltantes que je connaisse.
Certains jours, en écoutant Les pieds sur terre, c'est exactement ce genre d'émotion que je retrouve. Le jingle de l'émission commence et j'ignore ce qui va être dit, de violent, de cocasse ou d'attendrissant. De terriblement humain. Je retrouve alors ces instants palpitants qui ont fait de mon métier un très beau métier. Vraiment.

7 commentaires:

  1. Bonjour Docteur :) De lire vôtre si émouvant billet juste avant m'allonger sur le billard, me fait un bien fou... merci Dad !
    Bonne journée et gros bisous. A bientôt, Dad :)
    PS Je pars à l'hôpital dans une heure.

    RépondreSupprimer
  2. Courage, ma belle, aie confiance. Relax (c'est ce que disent tous les inconscients qui ne sont pas directement concernés). Dans quelques heures, nous recevrons de très bonnes nouvelles de toi. Je m'en réjouis déjà.

    RépondreSupprimer
  3. Coucou Dad. C'est beau de lire tout ce que tu écris dans ton très beau billet sur ton très beau métier.

    Je me rappelle de mon superviseur de mon ancien travail qui disait qu'il se passait énormément de choses pendant les 5 premières minutes de rencontre avec qqn. Avant de rencontrer une nouvelle personne, je pouvais lire le dossier. Mais souvent, je ne lisais que les documents principaux et laissais ensuite la personne venir à moi. Déjà dans l'échange de la poignée de main et dans le regard, il se passe énormément de choses. Ensuite le discours, c'est encore autre chose.

    J'aime mon métier actuel, sans doute parce que, comme le tien, il me fait rencontrer plein de gens. Contrairement à toi, je ne les rencontre que rarement dans mon bureau, bien plus souvent sur leur lieu de travail. Et du coup, c'est encore différent et plus prenant encore à mon sens car je ne suis pas en terrain connu, je dois créer un espace agréable sur le moment.

    Lire tout ce que tu dis sur ton métier, c'est émouvant. Tu devais bien le faire car contrairement à beaucoup de personnes qui font le même métier, tu prenais le temps... Malheureusement, aujourd'hui, nos métier du social sont terriblement impactés par:
    - le manque de ressources
    - le manque de temps
    - une bureaucratie envahissante
    - des hiérarchies dysfonctionnelles très souvent
    - de moins en moins de place laissée à la créativité, à l'écoute
    ... alors que bien souvent, ce sont avant tout des métiers d'écoute avant d'être des métiers d'action.

    Comment peut-on bien agir si on ne prend pas le temps de bien écouter avant?!

    Ton billet fait du bien, remet les bonnes choses au bon endroit. Si seulement ce billet pouvait être lu dans les écoles sociales.

    Bises de plaine.

    P.S.1 Comme toi, je prends à peine le temps de manger à midi
    P.S.2 Pas plus tard que ce matin, je disais à mon bonhomme bleu que j'aimais ce que je faisais mais qu'on m'empêchait de le faire par bien des éléments... Je disais l'émotion que je pouvais ressentir face à certaines femmes qui se battent pour joindre les deux bouts, pour faire valoir leur place dans la société... par ces bonshommes un peu cassés qui arrivent vers les 60 ans , qui ont bossé si dur et qui se retrouvent mis au ban des entreprises parce que trop vieux....

    Drôle de société mais que de belles personnes.

    Merci Dad.

    P.S.3 désolée, cela part un peu dans tous les sens.
    :-)

    RépondreSupprimer
  4. Quel commentaire, Dédé, j'ai l'impression que mon billet du jour t'a inspirée ? 😊
    Tes réactions ne m'étonnent pas. Le social est un domaine passionnant, où l'on s'engage à fond (si on ne le fait pas en fonctionnaire, ou les expériences négatives ne nous ont pas usé).
    Je crois qu'il faut séparer deux choses : d'une part, le métier que l'on exerce, pour lequel on s'est formé et pour lequel on se sent doué, qui inspire un désir profond de bien faire et, d'autre part, les conditions institutionnelles dans lesquelles on doit l'exercer. Tous les professionnels du social et du médical se retrouvent face à ces deux réalités.
    Rarement (beaucoup trop rarement) on fait l'expérience de conditions de travail positives : hiérarchie ouverte, compréhensive, valorisante, reconnaissante ; une dotation en personnel suffisante; une marge de manœuvre suffisante; une équipe soudée. Ces années-là sont du pain béni. Ces années-là nous donneraient envie d'ignorer le fait qu'à 64 ans on a droit à une retraite.
    Trop souvent, on se retrouve confronté à des tensions dues à la surcharge, à une hiérarchie médiocre qui divise par peur de se faire rejeter, qui dévalorise par crainte d'être déstabilisée, à des procédures envahissantes prenant le pas sur l'humain et la créativité.
    Tout cela peut être très décourageant. J'ai tenté jusqu'au dernier jour de séparer les deux choses, de garder intact l'amour de mon métier. Je crois que j'y suis parvenue : je n'ai jamais ressenti de cynisme, ou de fatigue, ou de mépris pour mon travail. J'en ai toujours été fière et j'ai lutté jusqu'au bout pour le pratiquer en restant fidèle à mes valeurs (quitte à frôler l'irrégularité).
    En revanche, l'autre versant, le versant institutionnel, avec les hiérarchies frileuses, qui entretiennent les dissensions, qui divisent, qui valorisent les applicatifs et les applications, ce versant-là, je n'ai jamais pu m'y faire. Je n'ai jamais pu m'abaisser à certaines pratiques : flatterie, délation, courbage d'échine et naturellement : application zélée des procédures.
    Quand je suis partie, j'ai ressenti du regret vis-à-vis de mon métier de terrain et un soulagement certain à quitter le cadre de plus en plus restrictif dans lequel je devais l'exercer.
    Je crois pourtant qu'il est important que des gens ouverts, créatifs, dynamiques, respectueux de l'humain, des gens qui pensent et qui exercent à chaque instant leur esprit critique restent en place. Parce que sinon, si seuls des applicatifs, des déprimés, des suivistes le pratiquent, alors ce ne sera plus un beau métier. C'est pour cela, chère Dédé, qu'il est grand et noble de rester, de se lever le matin, de prendre le chemin de son institution, de faire son travail avec cœur et intelligence et de finir… lessivée, le soir. Je crois qu'on travaille certes pour un salaire, pour les autres, pour la société, mais aussi et surtout pour défendre ses propres valeurs. Je crois qu'il est indispensable de garder une image positive de ce que l'on fait pour soi-même. Et tant pis si ça ne correspond pas aux standards en vigueur.
    Belle fin de journée, ma chère Dédé. On peut le dire : tu fais un très beau métier.

    RépondreSupprimer
  5. Je me rends compte en vous lisant, toi Dad, et toi Dédé, que je ne connais même pas vos métiers. Serait-ce indiscret de me le dire ? Dad, peut-être avocate ? psychothérapeute ? ... :-)
    Lorsque tu dis, Dad, que tu ne prenais pas le temps de manger à midi, que tu faisais dix à onze heures de travail par jour, je pense à mon fils aîné, neurologue à l'hôpital de Vannes, qui fait exactement comme tu faisais, il ne prend pas le temps de manger à midi, et le soir il ne rentre pas avant 21h. Sa femme et ses fils ne sont pas toujours ravis par contre, mais lui, c'est sa passion, et il est très consciencieux, il passe voir chaque patient avant de partir.
    En fait, cela me rassure presque de te lire, Dad... :-)
    Bonne soirée à toi.

    RépondreSupprimer
  6. Mon métier… à vrai dire, en commençant ce blog, je pensais totalement tourner la page et j'avais indiqué sur le profil Blogger "sans importance". Avec du recul, je constate que ce n'était pas sage : on ne peut pas se couper d'une telle expérience de vie. De même que ma formation en histoire de l'art n'est pas anecdotique. Nos formations et nos expériences sont des parties intégrantes de nous-mêmes, elles forment notre identité en même temps que nos compétences. Mon métier… je l'ai exercé auprès de sans-papiers, auprès de personnes endettées, auprès de personnes malades, au service de l'enfance en danger… disons que j'étais "inventeuse de solutions". Voilà qui me semble la meilleure définition pour ce soir !
    Ton fils… les jeunes… je me souviens moi-même qu'on arrive dans le monde du travail avec une telle charge d'énergie, de valeurs, de volonté … on a besoin de se donner, et de donner du sens à ce qu'on fait. Et si on aime ce que l'on fait, eh bien on reçoit de l'énergie en retour et c'est ça qui permet au monde d'avancer : l'énergie positive des gens motivés. Donc ton fils…il fait ce qu'il sent devoir faire, ce qu'il a besoin de faire. Je le comprends. Après, c'est important aussi de ne pas agir au détriment d'autres aspects et de trouver un équilibre entre toutes ces pièces de puzzle qui constituent notre vie : famille, vie affective, loisirs et divers intérêts.
    Tout ça m'amène à dire qu'une vie, pour qu'elle soit réussie à nos yeux, demande une sacrée compétence : celle de savoir gérer, avec sagesse, avec souplesse, nos différentes identités. Ça demande sans doute de savoir jongler avec nos priorités, pour ne pas nuire à des parties de soi qui ont besoin de s'exprimer. Et pour se garder en santé!
    Oh là là! Je constate que j'essaie de faire des posts courts, mais que mes réponses sont affreusement longues! Belle soirée, chère Françoise !

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Merci beaucoup pour cette longue réponse, Dad, fortement intéressante.
      "Inventeuse de solutions", c'est joli comme métier. :-)
      Une très belle journée à toi, Dad.

      Supprimer