samedi 17 avril 2021

Lire : les mots d'Erri

 

La forêt a chanté durant toutes ces dernières journées. Les feuillages ont dansé à l'unisson et les oiseaux ont ri et surenchéri dans la lumière vive de ce printemps insolent. On n'a pas toujours la chance d'être ouvert à la poésie, apte à lâcher prise pour se rendre perméable à ses messages. J'ai passé de longs moments allongée, à piocher dans ce recueil d'Erri de Luca des vers généreux comme une table paysanne sobrement dressée.  
 
Je me suis assis à des tables somptueuses
où les verres vont avec les vins
et des hommes tellement plus élégants
tournent pour servir les plats.
Mais je connais mieux la table où l'on frotte le fond de son assiette
avec le pain et les doigts rouillés
table de bancs bas à midi
de souffles honteux d'appétit.
Pas de murmure de convives commentant le repas
mais de gorges endurcies qui avalent
pour retrouver leur force de travail
et ne portent pas droit leur couvert à la bouche
mais se penchent dessus, mordent en l'air
pour cacher leur maigre bouchée
le presque rien reste du soir.
Et ils ne parlent pas de nourriture de peur de la nommer
en vain.
TABLES / Aller simple

Erri de Luca est un écrivain né à Naples, ex-militant de l'extrême gauche dans les années 1970, ex-ouvrier. Essentiellement connu pour ses romans, il écrit dans "Non ora, non quì" qu'il "a exercé le plus vieux métier du monde, en n'étant pas une prostituée, mais son équivalent masculin, un ouvrier, qui vend son corps comme force de travail". Pendant des années, il a mené de front son besoin de gagner sa vie avec ses mains et son amour pour les mots. Il a appris diverses langues en autodidacte, dont le yiddish et l'hébreu, s'adonnant à cet apprentissage tôt le matin avant de partir travailler. Il est également alpiniste aguerri et fervent défenseur de la cause écologiste (a lutté entre autres contre la construction du TAV, une ligne de TGV censée relier Grenoble à Turin, ce qui lui a valu pas mal de démêlés avec la justice). Il défend aussi ardemment la cause des migrants qui traversent (ou tentent de traverser ou se dirigent vers) la Méditerranée.
 
Dans ce recueil de poèmes, que Gallimard vient de proposer en format poche et en édition bilingue, on retrouve des poésies publiées dans leur langue originale en 2005 (Aller simple), en 2008 (L'hôte impénitent) ainsi que quelques inédits. Il y a dans ces pages tout ce qui constitue les thèmes fondamentaux de son écriture : la migration et ses issues souvent dramatiques, la valeur de la terre, de l'amitié et de l'altruisme, l'amour, l'attachement aux idéaux de justice et d'humanité.

Notre mer qui n'est pas au ciel
et qui embrasse les confins de l'île et du monde
béni soit ton sel, bénis soient tes fonds.
Accueille les bateaux surbondés
sans une route sur tes vagues
les pêcheurs sortis la nuit,
leurs filets parmi tes créatures,
qui reviennent le matin
avec la pêche des naufragés sauvés.
Notre mer qui n'est pas au ciel,
à l'aube tu as la couleur du blé
au couchant du raisin de la vendange,
nous t'avons semée de noyés
plus que tout autre âge des tempêtes.
Notre mer qui n'est pas au ciel,
tu es plus juste que la terre ferme
quand même tu élèves des vagues-murailles
puis les abaisses au tapis.
Garde les vies, les vies tombées
comme des feuilles dans l'allée,
sois pour elles un automne,
une caresse, une étreinte, un baiser au front,
une mère, un père avant le départ. 
 
NOTRE MER / inédit
 
Reçu par Laure Adler dernièrement (ICI) il a dit que les retours à la lignes sont faits pour reprendre souffle, permettre la respiration et qu'il chante quand il fait de l'escalade pour mieux pouvoir grimper.
Sa poésie lui ressemble : ancrée dans les faits et le réel. Rugueuse, solide et solidaire. Tellement en lien avec sa prose qu'on se demande : les poèmes sont-ils des graines de roman ? ou une synthèse de narrations plus longues?
Précieux Erri de Luca, écrivain, mais aussi conteur! Lors des interviews, il se présente avec sobriété, honnêteté, détermination. L'entendre échanger avec des journalistes attentives, sachant laisser du temps pour les mots et du temps pour les silences est toujours un véritable plaisir (à écouter ICI et ICI aussi). Personnalité hors-normes au parcours hors-norme, à l'aise dans l'exercice de l'entretien approfondi, il parle de lui comme il parle du monde, avec la même droiture. Son existence se révèle pareille à un roman. Aussi belle et intéressante qu'un de ses livres.
Après l'avoir écouté, on n'a qu'une envie : retourner le lire (passer de l'oral à l'écrit, dans un va-et-vient qui peut durer toute une bienheureuse après-midi).


Aller simple, suivi de L'hôte impénitent  // Édition bilingue // traductrice : Danièle Valin / Poésie-Gallimard // 2021
Premières publications en italien : 2005 et 2008. Première publication en langue française : NRF / Gallimard / 2012

 

5 commentaires:

  1. Merci pour le lien vers "l’heure bleue".
    A l’instar de Laure Adler, à l’issue de l’émission, une seule envie, partager un repas simple mais généreux avec Erri de Luca.
    Non "engagé"(dit-il) mais concerné,droit,vrai.Une véritable rencontre avec un écrivain dont je n’ai rien lu jusqu'à présent. Je le ferai, nul doute.
    Je vous souhaite une journée ensoleillée.

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    1. Peut-être que vous avez déjà entendu parler de cet écrivain, l'an dernier, vous avez peut-être entendu sa lettre d'intérieur, au printemps, lue par A. Trapenard le matin ? : https://www.franceinter.fr/emissions/lettres-d-interieur/lettres-d-interieur-24-mars-2020.
      Beau week-end à vous! (Ici la bise glaciale qui nous garantit du beau temps continue de souffler, de faire scintiller le lac et de pousser de hardis voiliers)

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  2. Je n'ai pas lu ce livre de Erri De Luca, mais j'avais lu de lui : "Trois chevaux", une histoire qui m'avait bouleversée parce que rattachée à mon frère quelque part mais c'est une autre histoire...
    Je note ce titre, merci.
    Belle fin de journée, chère Dad.

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    1. Oh merci de me rappeler cette histoire... Trois chevaux... j'ignore le lien avec ton frère, mais une partie de ma famille a émigré en Argentine en 1939 et y a vécu pas mal de déboires... un cousin enseignant assassiné sous la dictature... oui, l'écriture épurée d'EDL...belle journée à toi, Françoise...

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    2. Lors d'une fête organisée chez lui et sa femme à l'occasion de ses 50 ans, mon frère avait écrit un texte où il citait ce livre : "Trois chevaux" d'Erri De Luca. Il disait avoir lu dans ce récit que la vie d'un homme durait autant que celle de trois chevaux, il lui restait donc encore la vie d'un cheval. Hélas, ce dernier cheval ne l'a pas mené très loin...
      Lorsque je lis "Erri de Luca", je pense tout de suite à ces "Trois chevaux" et à mon frère. Voilà Dad.
      Bonne fin de journée à toi (pluie sans discontinu aujourd'hui chez moi, mais la terre en avait besoin, donc je suis contente pour elle).

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