La mort, la peur, l'effroi, de cette inconnue,
l'apprivoiser, la rencontrer sur la toile.
La peinture comme "être vibratoire"
de consolation, d'émerveillement.
Fabienne Verdier, planche 11,
***
La couleur est le lieu où notre cerveau et l'univers se rencontrent.
Paul Cézanne
Il y a trois ans, Frédérique Goerig-Hergott, la
commissaire de l'exposition "
Le chant des étoiles", était encore
directrice du Musée Unterlinden quand elle a fait appel à Fabienne Verdier en lui demandant de venir établir un dialogue entre ses
créations contemporaines et les collections du musée colmarien.
L'artiste avait déjà répondu favorablement à ce genre de sollicitation, par exemple en établissant des ponts avec
des peintures de la Renaissance flamande ou avec
l’œuvre de Cézanne.
Un premier volet du travail effectué par Fabienne Verdier est constitué de plusieurs œuvres ou séries d’œuvres, réalisées dans la dernière décennie par l'artiste et intégrées dans l'impressionnante collection alsacienne. Elles constituent ainsi un parcours fascinant, qui ne laisse pas de surprendre par les échos et les harmonies qu'elles génèrent. A lui seul ce premier pan mérite amplement une visite. Mais il y a plus.
Retable d'Issenheim / Résurrection / Annonciation
"
Le chant des étoiles"
est l'aboutissement d'un cheminement artistique et spirituel. Assez
rapidement, parmi les nombreux trésors de la collection muséale,
Fabienne Verdier a été aimantée par les parties "Résurrection /
Transfiguration / Ascension" que le peintre
Mathias Grünewald a exécutées sur trois volets de son œuvre maîtresse, le retable d'Issenheim.
Retable d'Issenheim / Transfiguration
Ce polyptique est un
chef-d’œuvre de l'art occidental, célèbre pour la qualité de sa peinture, revêtant des aspects stylistiques non seulement exubérants mais aussi visionnaires que certains rattachent au surréalisme, célèbre également pour la complexité de sa construction, prévoyant deux ouvertures différentes et alliant la sculpture à l'exécution picturale.
Précisons que ce retable vient de faire l'objet d'une minutieuse restauration, entre 2018 et juin 2022, ce qui a permis de lui rendre toute sa luxuriance et sa majesté.
D'emblée, l'artiste est fascinée par l'auréole solaire sur laquelle se fond l'image centrale du Christ et se met à travailler autour de la question de la lumière et la circulation de l'énergie. Au cours de sa période d'exploration, elle fait une expérience marquante dans son jardin, qu'elle a racontée récemment lors d'une interview
accordée à Laure Adler :
Tous les jours, il se passe quelque chose de nouveau, une percée dans l'inconnu, la poésie du jour. Je la capte, je m'engouffre. Je défends l'idée de la peinture comme un mystère, une énigme qu'on offre au monde. Se jeter dans le vide et voir ce qui se passe. La lumière est un grande aventure. Un jour, j'ai eu un accident en arrosant mon jardin, je pensais au tableau de la transfiguration de Grünewald (auquel j'ai travaillé pendant près de 4 ans) et le soleil arrive par derrière à 42° et tout à coup autour de mon corps surgit un arc en ciel parfait. Et c'était la première fois de ma vie que la lumière était là, apparue autour de moi, dans son spectre parfait. J'ai presque pris peur.
Comme le peintre est malheureux depuis des siècles et des siècles d'arriver à peindre la lumière, qui est ondes, particules, immatérielle, fugace, puisqu'il le fait au moyen de matière couvrante!
Avec mon petit téléphone portable, j'ai pris plein de petites images, j'étais fascinée et j'ai vu que c'étaient des particules, des grains de matière aléatoire, et j'ai commencé à remettre en question ma peinture et à essayer d'inventer de nouveaux tableaux pour parler des âmes sur le départ pendant cette épidémie de Covid que nous étions en train de vivre, au travers des couleurs de l'arc-en-ciel.
Fabienne Verdier, planche avec arc-en-ciel,("ces carnets me permettent de continuer le voyage
quand la peinture m'abandonne. J'y couche la poésie du jour.")
De cette rencontre avec un arc-en-ciel miraculeux, Fabienne Verdier en arrive à se centrer sur la composition de la lumière. Elle envisage de travailler les pigments magenta, cyan et jaunes comme le spectre lumineux en optique. Il en résulte 76 tableaux, qui sont exposés dans l'Ackerhof (ancienne ferme du couvent des Dominicaines, espace contemporain en forme de nef, extension du Musée Unterlinden et qui, situé de l'autre côté de la place du même nom, fait pendant à la chapelle où est présenté le retable d'Issenheim).
"Rainbows" (arcs-en-ciels) est le titre de cette œuvre immersive, car il s'agit bien d'une immersion dans un univers de lumière et de couleur que donne à voir l'artiste, dans un cadre qui semble inviter à la méditation. Tout l'enjeu de sa recherche est là : susciter la sensation de mobilité et de transparence là où de fait il y a matière (picturale) et immobilité.
8 des 76 tableaux constituant "Rainbows" dans la nef de l'Ackerhof
Face à ces 76 tableaux, on se sent secouée par quelque chose de plus
grand que soi, le pressentiment de réalités que l'on ne comprend pas. Une
impression de basculer dans l'immensité de l'univers. Par le jeu des couleurs, appliquées par couches successives, les œuvres immobiles revêtent une apparence mobile. La peintre transmet les forces vives en mouvement.
Cette exposition remet en question la notion de mort telle qu'elle se présente dans nos traditions occidentales : pesante, effrayante, définitive. Voici ce que dit Fabienne Verdier à propos des conditions sociales, sanitaires et personnelles dans lesquelles sont nés ses "Rainbows" :
J'étais tellement malheureuse au début du Covid, par tous ces morts, chaque jour, dans le monde entier, qu'on ne pouvait accompagner et célébrer et j'ai redoublé de travail pendant trois ans. Je voulais créer des œuvres qui soient comme des icônes de consolation. J'ai refusé cette idée de la finitude.
J'ai imaginé que la mort humaine pouvait se rapprocher de la mort d'une étoile.Celle-ci, en s'effondrant, implose, et de cet effondrement surgissent des microparticules de fluides gazeux qui vont se dissoudre dans l'espace et de ces microparticules naîtront de nouvelles étoiles. J'ai trouvé très beau d'imaginer des peintures et d'offrir au monde cette idée qu'il il n'y a pas de finitude en soi mais que nous sommes des êtres en transformation constante.
En sortant de ces espaces, on se sent dans un état second : tellement de couleurs, tellement de sensations! parsemées ça et là de quelques intuitions... Oscillant entre le ciel et la terre, on a été confrontée à la mort et à son corollaire : la vie, qui se déploie de mille manières. On les imagine tellement imbriquées, indispensables, inévitablement complices. On pressent qu'on ne sait rien - ou si peu - et que tant de choses nous restent à découvrir sur ce monde étrange, et merveilleux, et incroyable dans lequel il nous est donné d'évoluer.
On constate que la nuit ne tardera pas à arriver, chargée de nuages et d'étoiles. On regarde la silhouette du cloître se profiler sur le ciel. On admire en face la sobre découpe de l'
Ackerhof reconstruit par les architectes Herzog et de Meuron en 2015. On quitte les lieux en se promettant de revenir, revenir bientôt pour revoir, pour retenter l'expérience, ouvrir tous ses sens entre émerveillement, bouleversement et apaisement.
Je ne suis jamais allé voir le retable d’Issenheim récemment et je découvre l’interrelation entre cette œuvre magistrale et la recherche de Fabienne Verdier. Par contre je peux parfaitement comprendre cette fascination. J’ai vécu quelque chose de similaire dans le baptistaire de Padoue, que vous avez d’ailleurs aussi photographié. Je venais de terminer mon séminaire sur l’art de la fresque de Padoue et je me suis assis dans le baptistère. Si ce monument a effectivement servi de baptistère au début, il a été utilisé comme mausolée pour la famille régnante, les de Carrare et repeint entièrement par Giusto de Menabuoi. Entrer dans ce bâtiment, c’est comme entrer dans une peinture, en être entièrement enveloppé, avec, dans la coupole un cercle parfait. Cercle de la représentation du divin, alors que le baptistère est carré, représentation de l’humain. J’aurais pu y rester des heures, d’autant plus que, du côté de la sortie actuelle, les représentations de l’apocalypse sont tout aussi surprenantes. J’en garde un souvenir d’immersion, avec un jeu de lumière et de couleurs surprenant. Alors oui, je peux comprendre l’approche de Fabienne Verdier.
RépondreSupprimerGaspard
Le retable restauré a été présenté au public depuis juin. C'est une merveille qui mérite à elle seule le déplacement. Il y aurait beaucoup à dire uniquement sur cette œuvre exceptionnelle. Cela vaut la peine de choisir un moment en semaine, peu fréquenté, pour pouvoir en profiter à loisir et s'immerger dans ce qu'elle présente et symbolise (Le cercle et le carré. Le divin et le terrestre.) Le phénomène d'immersion est très prenant, autant devant le retable, que devant Rainbows, et aussi devant les fresques de Giusto da Menabuoi.
RépondreSupprimerVous avez raison de le mentionner. Je n'y avais pas pensé tout de suite. Il y a qqch de similaire : un phénomène qui enveloppe le spectateur et l'invite à un moment de méditation intense. Hors du temps et de l'espace. Merci de me l'avoir rappeler. Belle journée.