Sans titre (Nu) / Romain Urhausen / Arles 2022
J'ai tape le prénom et le nom de H sur Google. Les deux sont apparus en tête des occurrences avec une série de six photos. Quatre montraient des hommes jeunes, entre vingt et trente ans - à éliminer. Les deux autres étaient des photos de groupe. J'ai cliqué sur l'une des deux, celle en couleur, pour l'agrandir. Elle était issue d'un article de journal de province et précédée d'un gros titre : E et H célèbrent leurs noces d'or. C'était bien lui, le nom de la région et la localité ne me laissaient aucun doute.[...]
A le fixer, j'ai retrouvé la forme lourde du visage, le nez fort, qui me l'avaient fait comparer à Marlon Brando. Maintenant sur la photo, c'était le Marlon Brando du "Dernier tango à Paris". [p.101-102]
Il y a deux semaines : l'annonce du Nobel décerné à Annie Ernaux. Relecture de "Mémoire de fille". Curieusement, j'ai repensé à H, cet homme qui ne l'avait ni comprise ni aimée ni respectée ni vue (dans le fond : ni imaginée). AE dit et répète qu'elle écrit pour venger sa race. Peut-être qu'elle écrit aussi pour venger son sexe.
H connaît-il le travail d'AE ? Apparemment bien intégré, un notable, cet homme somme toute banal dans sa réussite, a-t-il lu le livre paru en 2018, et si oui, s'est-il reconnu dans le personnage qui le décrit ? La distinction reçue par la fille de 58 est sans doute la plus sure vengeance contre l'indifférence, la cruauté, le cynisme de ceux qui sont dès le départ "installés".
Comment
sommes-nous présents dans l'existence des autres, leurs façons d'être,
leurs actes même ? Disproportion inouïe entre l'influence sur ma vie de
deux nuits avec cet homme et le néant de ma présence dans la sienne.
Je ne l'envie pas. C'est moi qui écris. [p.102-103] Un jour ou l'autre AE et H se trouveront chacun dans leur tombe. Mais ses livres à elle resteront à disposition des lecteurs. Le Nobel est venu dire qu'elle est une écrivaine, parmi les meilleures, et qu'elle a su faire de tous ses obstacles une arme : une œuvre littéraire cohérente et solide. Elle a transformé l'inacceptable en possible. Elle a gagné. C'est elle qui écrit.
Mais
à quoi bon écrire si ce n'est pour désenfouir les choses, même une
seule, irréductible à des explications de toutes sortes, psychologiques,
sociologiques, une chose qui ne soit pas le résultat d'une idée
préconçue, ni d'une démonstration, mais du récit, une chose sortant des
replis étalés du récit et qui puisse aider à comprendre - à supporter -
ce qui arrive et ce qu'on fait.[p.105]
Juste "profiter de la vie" est une perspective intenable, puisque chaque instant sans projet d'écriture ressemble au dernier. [p.19]
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