vendredi 27 janvier 2023

Lire : recomposer avec l'aide de milliers de souvenirs fragmentaires...

 

Ils m'ont conseillé d'oublier parce qu'il ne voulaient pas entendre ce que je pourrais raconter. Mais leur peur était inutile. Je ne pouvais pas oublier. Mes souvenirs  sont tatoués dans ma tête comme  le numéro sur mon avant-bras. Mais les raconter, ça, je ne pourrais pas. [p.330]
 
Ce livre raconte l'histoire de deux femmes tchèques, Hana et sa nièce Mira. La première est née au début des années 1920, dans la petite ville de Meziříčí, au sud de Prague. La seconde en 1945 au moment de la libération de la ville par les troupes soviétiques. L'aînée a vécu l'enfer de la déportation et a réchappé de manière invraisemblable non seulement aux camps, mais au typhus et à une autre forme de violence extrême : le mépris et le rejet de son expérience, la poussant jusqu'aux confins de l'autisme. La plus jeune a perdu ses parents et sa fratrie lors d'une épidémie de typhus en 1954 et a été ensuite recueillie par sa tante jusqu'à l'âge adulte. Meziříčí, sa vie quotidienne, ses habitants juifs et non-juifs, servent de toile de fond à la narration, d'abord dans le contexte de l'entre-deux guerres, puis après la guerre. Le livre s'achève en 1963.

Le récit est présenté selon une construction intéressante qui se déploie en trois parties. La première est portée par la voix de Mira et elle raconte le point de vue de la génération d'après la déportation. Ce qu'elle ignore, ce qu'elle est amenée à soupçonner, ce qu'elle finit par apprendre (ce n'est qu'à la page 87 qu'apparaît le mot "juive", un mot lancé à Mira par une camarade de classe pour justifier une impossible invitation).
La partie centrale commence durant les années ayant précédé la guerre et l'invasion allemande. On y découvre l'histoire de la famille concernée, active et intégrée dans la société, dont la judéité quasiment refoulée est ravivée par les théories nazies. Elle décrit les mesures discriminatoires qui vont s'intensifiant et enfin les persécutions et les déportations. On s’interroge. Qui est la narratrice de cette deuxième partie ? S'agit-il vraiment de Mira, dont on apprend le goût pour les études et les lettres, une Mira qui se serait penchée sur le passé des siens ? C'est ce que l'autrice voudrait nous faire croire, mais un mystère plane sur cette voix omnisciente, la voix d'une personne qui aurait eu le recul nécessaire pour se documenter et témoigner sur l'histoire de sa famille. (Ce n'est là bien sûr qu'une simple supposition de ma part : impossible de vérifier, je n'ai pas pu trouver de documentation sur Alena Mornštajnová, l'autrice, et savoir si une partie de son récit correspond à une biographie familiale).
Enfin, la troisième partie - qui contient l'expérience de la déportation - est racontée par Hana et court sur une vingtaine d'années complétant l'histoire du point de vue du personnage le plus violemment touché par les tempêtes de l'Histoire.

La force du roman  tient certainement dans cette construction, ces va-et-vient dans la temporalité qui permettent non seulement une narration non linéaire captivante, mais aussi une progression dans la tension et l'émotion qui soit supportable pour les lecteurs. En cela, Alena Mornštajnová  maîtrise bien son écriture avec un style simple, efficace et sobre. Comme pour tous les écrits romancés sur l'Holocauste qui se proposent d'éviter les survols et les ellipses, la difficulté consiste à dire et décrire tout en permettant une lecture soutenable et on mesure à chaque chapitre les difficultés auxquelles a dû être confrontée l'autrice. J'ai apprécié le fait que dans de courts chapitres l'écrivaine ait osé traiter la vie dans les camps d'extermination dans ses aspects les plus triviaux ou sordides (même si le cadre d'un roman permet difficilement de décrire la réalité dans toute son horreur). Bref, ce livre parvient à proposer à un large public un sujet sensible et douloureux (historique, mais toujours très actuel au vu de la situation géopolitique que nous sommes en train de vivre). 
 
Tout m'était familier et étranger à la fois. Parce que moi, je n'avais plus ma place dans ce tableau.
La ville n'avait pas changé. C'est moi qui avais changé.
Je me traînais le long des rues jusqu'à la place,  les yeux rivés sur  le trottoir. Je ne m'arrêtais que par instants, pour me reposer et regarder cette ville étrangère dans laquelle j'étais née vingt-six ans plus tôt. Les gens me contournaient, certains sans faire attention à moi, d'autres agacés. Il devaient se  demander qui était cette femme étrange qui se tenait ainsi au beau milieu du trottoir, gênant tout le monde. Autrefois, ça m'aurait été désagréable. A présent, ça m'était égal. [p.273] 
 
L'ouvrage est présenté comme un succès éditorial dans son pays (le nombre d'exemplaires tirés en Tchécoslovaquie est mentionné sur le bandeau en couverture et répété à deux reprises : sur la quatrième de couverture et dans la présentation de l'auteur). Un tel succès peut s'expliquer sans doute par le fait que l'autrice sait judicieusement doser la part de réalisme de son récit avec la part de romanesque (les traitrises amoureuses et les histoires d'amour qui finissent bien, la fin ouverte sur une note d'espoir et non sur diverses lâchetés ordinaires, l'antisémitisme du peuple tchèque effleuré mais pas vraiment traité).

Les deux protagonistes sont des personnages très forts, chacune à leur manière. On peut regretter que l'écrivaine n'explore pas mieux leur relation, comment elle s'établit et se fortifie, puisque Hana la recluse, l'asociale quasi psychotique accueille chez elle la jeune Mira alors qu'elle n'est pour elle qu'une inconnue (même si elle est la fille de sa sœur aimée). Elles sont amenées à vivre ensemble pendant une dizaine d'années et on peut imaginer le rôle primordial qu'a pu jouer leur rapport dans la survie d'Hana. Du reste, celle-ci dit à un certain moment : "Mira se glissa dans ma vie, s'y installa fermement et devint le centre de gravité de mon être". Le roman aurait gagné à être moins elliptique et à dépeindre la consolidation de leur lien au fil des jours et des échanges.
 
Par ailleurs, j'ai trouvé que le personnage titre manquait d’épaisseur, voire de crédibilité : elle qui aurait pu mourir tant de fois, à Auschwitz ou ailleurs, n'était son incroyable ténacité, son exceptionnelle force corporelle, elle qui a survécu à toutes les horreurs, sans compter l'horreur du retour : le rejet de toute la communauté peu désireuse de voir et de savoir ce qui avait pu arriver aux déportés, est présentée comme un être cassé dans tous les sens du terme. Tout le long du texte, elle est régulièrement dépeinte comme dérangée, voire folle et en même temps elle tient un discours des plus fluides pour raconter sa version des faits durant les 80 dernières pages. A travers elle pourrait se développer la question centrale de la culpabilité : la manière dont elle est tenue pour responsable d'événements et de drames survenus avant, pendant et après la déportation et en vient elle-même cruellement à intérioriser les désastres subis aurait mérité d'être plus fouillée. Mais sans doute Alena Mornštajnová est-elle une écrivaine de la description, désireuse de présenter des faits, et laissant à ses lecteurs le soin d'imaginer les mouvements intérieurs de ses personnages.

Le problème de savoir si et comment l'Holocauste peut être décrit en mode romanesque se pose continuellement avec ce livre. De quelle manière aborder cette thématique autrement que par un récit documentaire quand on ne parle pas d'expérience ? Cela dit, le livre m'a offert la possibilité de mieux connaître une page de l'histoire du pays tchèque. Il m'a aussi permis de découvrir la maison d'édition Jaune et Bleu, créée en 2015, entre Paris et Colmar et présentée ICI

(Enfin, à propos de stratégies éditoriales, juste un mot sur la question des couvertures de livres, devenues de véritables arguments de vente. La représentation d'un gâteau sur les éditions originale et française peut se comprendre, étant donné le rôle joué par un dessert dans le déroulement de l'histoire, même si elle reflète mal le récit qui n'a rien de lisse ni de brillant. En revanche, le livre anglais avec son énorme étoile jaune en couverture paraît de mauvais goût, par son aspect racoleur. Dès lors, la couverture allemande, représentant une petite fille penchée contre une barrière, paraît plus convaincante car c'est bien de cela, dans le fond, qu'il s'agit : de l'enfance, de l'innocence que des catastrophes viennent fracasser. A tout prendre, il se pourrait que la couverture croate, au dessin sobrement allusif, soit la mieux adaptée.)
 



 
 
Lecture proposée dans le cadre des lectures communes autour de l'Holocauste.
Merci aux organisateurs.
                                                    

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