Je connais très bien ce sentiment d'effleurement. Chaque fois que vous êtes enfin prêts à parler de ce temps-là, la mémoire fait défaut et la langue se colle au palais. Et puis, vous ne dites rien qui vaille. Il arrive parfois que les mots commencent à jaillir de votre bouche, vous racontez, vous abondez. comme si un cours d'eau bouché s'était ouvert. Mais vous vous rendez compte aussitôt que c'est un écoulement plat, chronologique et extérieur, sans flamme intérieure. La parole, coule, coule, mais vous ne révélez rien et vous sortez de là tête basse. [p.194]
C'est à l'âge de 67 ans, alors qu'il était déjà un écrivain confirmé, qu'Aaron Appelfeld a publié Histoire d'une vie. Il fallait certainement une longue maturation intérieure et une grande expérience d'écriture pour parvenir à exprimer dans son langage très personnel l'expérience qui fut la sienne afin que d'autres personnes, extérieures, puissent entrer dans ce monde où l'horreur côtoie la sainteté et que les mots peuvent évoquer sans jamais décrire.
Sa trajectoire pourrait être esquissée ainsi : une petite enfance heureuse dans une famille aimante, cultivée, assimilée, la montée du nazisme et l'envahissement de la Bucovine, sa terre natale, l'assassinat de sa mère, la déportation avec son père, la fuite et la survie en solitaire jusqu'à la fin de la guerre dans des situations extrêmes. Et puis un long chemin vers Israël, détour passant par la Croatie et l'Italie, avant de recommencer une nouvelle vie, dans une nouvelle langue et sur une nouvelle terre.
Histoire d'une vie est présenté comme un roman. Il pourrait s'agir d'une autobiographie, puisque le narrateur parle de réalités qui concernent Aaron Appelfeld. Mais celui-ci prévient dès les premières pages, en préface :
Les pages qui suivent sont des fragments de mémoire et de contemplation. La mémoire est fuyante et sélective, elle produit ce qu'elle choisit.[p. 7]
Ainsi, les questions de temporalité restent toujours floues dans les œuvres de cet auteur. Ce qui frappe en lisant ce livre, c'est l'importance du corps comme support de mémoire. Cette thématique court sur tout le récit : ce sont les sensations corporelles qui rendent compte de ce qui fut, bien plus que les souvenirs enfouis ramenés sous forme de mots et de pensées à la conscience. La force de l'expérience profondément ressentie prime toujours sur les faits.
Plus de cinquante ans ont passé depuis la fin de la seconde guerre mondiale. Le cœur a beaucoup oublié, principalement des lieux, des dates, des noms de gens, et pourtant je ressens ces jours-là dans tout mon corps. Chaque fois qu'il pleut, qu'il fait froid ou que souffle un vent violent, je suis de nouveau dans le ghetto, dans le camp ou dans les forêts qui m'ont abrité longtemps. La mémoire, s'avère-t-il, a des racines profondément ancrées dans le corps. Il suffit parfois de l'odeur de la paille pourrie ou du cri d'un oiseau pour me transporter loin et à l'intérieur. [p.60]
Plus de cinquante ans ont passé et la même peur habite mes jambes. [p.71]
Si les "tenants des faits" avaient été prêts à m'écouter un instant, je leur aurais de nouveau raconté que j'avais sept ans lorsque éclata le Seconde Guerre mondiale. La guerre s'était terrée dans mon corps, pas dans ma mémoire. Je n'inventais pas, je faisais surgir des profondeurs de mon corps des sensations et des pensées absorbées en aveugle. A présent je le sais : même si j'avais su alors formuler mes pensées, cela ne m'aurait pas aidé. Les gens réclamaient des faits, des faits précis, comme si en eux résidait le pouvoir de résoudre toutes les énigmes. [p.200]
Pour éviter "un magma de mots inexacts, un rythme faussé, des images faibles ou exagérées" l'écrivain se refuse à parler de la Shoah. Pas question pour lui de la décrire. Pour autant, peu d'écrivains ont su l'évoquer mieux que lui. En creux.
Une épreuve profonde, ai-je appris, peut être faussée facilement. Cette fois-ci non plus je ne toucherai pas ce feu. Je ne parlerai pas du camp, mais de la fuite, qui eut lieu à l'automne 1942, alors que j'avais dix ans.[p.60]
Je suis entrée dans le monde d'Aaron Appelfeld à partir de ce livre et il me semble qu'il est le pivot de toute son écriture. L'ensemble de ce qu'il a écrit auparavant ne fait que conduire à ces pages de grande intensité et tout ce qu'il a écrit après ne fait qu'amplifier cette narration. En le relisant, j'ai réalisé combien non seulement le corps, mais aussi le silence, est un élément central dans son œuvre. Il est un écrivain de la contemplation.
Je n'avais jamais aimé le pathos et les grands mots. J'aimais et j'aime encore contempler. La supériorité de la contemplation tient au fait qu'elle est dénuée de mots. Le silence des objets et des paysages vient à vous sans rien imposer.
Lire ses livres, c'est accepter d'entrer dans un monde irrationnel, lié à l'enfance, au silence et à l'observation, dans lequel présent et passé, s'entremêlent continuellement et où les morts côtoient sans cesse les vivants. Ce monde irrationnel est la seule manière raisonnable et forte de dire et de raconter ce qui fut quand l'être humain a été confronté à l'horreur et à l'inexplicable.
Au centre de cet ouvrage se trouvent des pages d'une rare profondeur où l'écrivain rend compte de son expérience et de sa conception de la littérature dans une langue d'une extrême pureté. Son style est limpide, poétique et juste. Ce sont aussi des pages qui, si on prend la peine de les considérer avec un peu de recul, peuvent tout simplement être perçues comme une description de l'identité de l'artiste. Qu'est-ce que l'art, sinon une manière de transmettre la réalité au-delà des descriptions ou des déroulements rationnels ?
En complément de ce billet, je me permets de mettre en lien ICI le compte-rendu du roman Mon père et ma mère, publié par Aaron Appelfeld en 2013, et présenté par les éditions l'Olivier dans sa version française en 2020. Ce livre décrit les jours se déroulant juste avant une catastrophe, marqués par l'attente et le pressentiment.
Pour mieux connaître cet auteur : Dans le faisceau des vivants, publié en 2019 par Valérie Zenatti, traductrice et amie de l'écrivain.
Lecture proposée dans le cadre des lectures communes autour de l'Holocauste.
Merci aux organisateurs.
Je suis intriguée sur ce que vous dites sur la nature du livre car, bien que je me sois brièvement posé la question avant de commencer ma lecture, je ne l'ai pas du tout lu comme un roman. Il est vrai que le titre pourrait donner à penser qu'il s'agit d'une vie autre que la sienne, et qu'Appelfeld met l'accent, dans sa préface, sur le rôle de l'imagination en complément de la mémoire. Mais n'est-ce pas le cas en général quand on pense à son enfance, même quand on peut s'appuyer sur le témoignage d'autres membres de la famille ou d'amis?
RépondreSupprimerJ'ai été impressionnée par le recul et la lucidité qu'a l'auteur sur sa vie dans toute sa complexité; en ce sens, Histoire d'une vie est vraiment, comme vous le soulignez également, le résultat d'une longue maturation intérieure. J'aimerais non seulement lire d'autres de ses livres, mais les lire également comme différentes étapes de sa carrière d'écrivain, pour essayer de voir justement comment sa pensée et son écriture se sont développées.
C'est étonnant que vous butiez, vous aussi, sur le terme "roman" utilisé par les éditions Points pour qualifier ce livre. Et les Inrockuptibles qui le définissent comme "un formidable roman de formation, sec et poignant : parfait."
RépondreSupprimerAvec A.A. je crois qu'on ne quitte jamais vraiment les rivages de l'autobiographie et, comme il se réfère à ses sensations plus qu'à des souvenirs précis, ses écrits peuvent aussi passer pour fictionnels.
(J'en fais la remarque dans le billet que j'avais écrit sur "mon père et ma mère", billet mis en lien)
Comme A. A. a publié "Histoire d'une vie" en langue originale en 1999 et qu'il est décédé en 2018, il a écrit pendant presque 20 ans par la suite. Je vous conseille vivement la lecture de "Le garçon qui ne voulait pas dormir" et "Des jours d'une stupéfiante clarté".
Ce qui est formidable avec ce genre de lectures, c'est qu'elles vous entraînent à en savoir plus, plus loin. Cf. Samuel Agnon et les écrivains israéliens originaires de l'Europe de l'Est.
Ce qui est formidable aussi, c'est qu'elles vous enrichissent humainement aussi. A. Appelfeld porte un regard à la fois terriblement lucide et terriblement bienveillant sur l'Humanité. Belle soirée.