Le courrier est arrivé. Il y a une invitation à une fête à Milan. Je reste indifférente. Suis-je une misanthrope ? Suis-je devenue antipathique comme Rousseau ? J'ai envie de vivre ainsi. Je vis de renoncements. Je vis sans. Sans mondanités. Sans voyages. Sans fêtes. J'ai l'intention de découvrir s'il est possible de vivre en renonçant à tout cela. S'il y a de la félicité à jouir de tout ce que nous avons de toute manière reçu : le soleil, les nuages, les métamorphoses des saisons. Découvrir si ce qui a été assigné à l'être humain était suffisant. Je commence à comprendre que oui, cela était suffisant, et cette découverte me déconcerte : parce que mon appétit pour des choses autres que celles que j'ai s'est évanoui [...] [p.81-82]Traduction libre
Une ondée caniculaire s'est à nouveau abattue sur le pays. Après quelques baignades délicieuses dans la rivière et tandis que les espaces se remplissent autour des bassins, une seule possibilité : rentrer, se mettre aux abris et trouver quelque chose de rafraîchissant à lire. L'Orto di un perdigiorno. Confessioni di un'apprendista ortolano (Le jardin d'une paresseuse. Confessions d'une apprentie horticultrice) de Pia Pera me semble la lecture adéquate. C'est le premier ouvrage qu'elle a écrit à propos de sa maison et surtout de son jardin, potager et d'agrément. Il a été publié en 2003. Le parcourir n'est pas de tout repos. Il se révèle très vite érudit sur le plan horticole et, même avec des illustrations, les termes italiens ne sont pas toujours aisés à identifier et à traduire.
Pia Pera (1956-2016) était une enseignante, traductrice et écrivaine originaire de Lucques en Toscane. Au tournant de la quarantaine, elle quitte sa vie professionnelle, abandonne son bel appartement de Florence et décide de se consacrer à un domaine abandonné dont elle a hérité à San Lorenzo a Vaccoli, au sud de sa ville natale. Une fois le rustico rénové, elle se dédie corps et âme au jardin de la propriété, qu'elle entreprend de faire renaître en s'inspirant (sans les suivre aveuglément) des préceptes d'un biologiste japonais "non interventionniste", Masanobu Fukuoka. C'est cette maturation, cette formation continue qu'elle décrit dans ses publications à grand succès (une demi-douzaine) approfondissant à chaque fois ses réflexions et ses expériences en matière de plantes, mais aussi du vivant en général. Vers la fin de sa vie, atteinte d'une forme sévère de sclérose en plaques (la SLA) et se sachant condamnée, elle écrit le poignant Ce que je n'ai pas encore dit à mon jardin, le seul de ses livres traduit en français.
Pia Pera est connue en Italie pour sa manière d'approcher la nature, dans un dialogue respectueux, bourré de tendresse et de prévenance. A travers ses écrits. on la voit entretenir une relation d'égale à égal avec le monde végétal et le monde animal. Elle fut une pionnière en ce domaine dans son pays. Elle est également devenue - malgré elle - un personnage connu parce qu'elle est l'héroïne d'un livre qui a obtenu en 2021 le prix Strega (sorte de Goncourt italien). En effet, son ami Emanuele Trevi a rédigé un ouvrage qui n'est ni une biographie, ni un roman, plutôt une série d'impressions sur deux écrivains de ses amis disparus prématurément : Pia et Rocco Carbone. Avec ce récit, Due vite, il évoque ce que des gens que nous avons aimés, dont nous avons été proches, peuvent laisser comme traces en nous, des sentiments, des regrets, des images. C'est un livre qui traite bien sûr d'amitié et de mémoire, fragiles l'une et l'autre, constituées de bribes incertaines et de vérités éphémères.
Pour en revenir à Pia, la lire signifie non seulement apprendre à cultiver, mais également à se cultiver. Spécialiste des langues slaves, traductrice du russe, elle fournit ici une belle lecture d'Oblomov, mais cite aussi bon nombre d'écrivains (dont Flaubert et Thoreau et bien sûr Frances Hodgson Burnett, dont elle a traduit The Secret Garden en italien).
Un coin de terre limité, un lopin sur une planète en lambeaux, et pourtant : la béatitude. Sur ce coin de terre, vivre libérée des désirs qui entraînent les être humains très loin, dans des lieux qu'ils n'aiment pas, vers des activités qui attristent et envahissent leur mental en privant la joie de sa place légitime. Vacare Deo, disaient les pères du désert. Avant de venir vivre dans ce domaine, j'étais un buisson mal taillé, ayant poussé dans un enchevêtrement étouffant de branchages, avec gaspillage de sève, dispersion d'énergie. La forme naturelle avait été perdue dès la première taille, en même temps que le pouvoir de faire bourgeonner les yeux des désirs. Maintenant je suis lentement élaguée. Chaque branche taillée est de la sève qui court plus vigoureusement parmi les autres. Jusqu'à ce que les désirs recommencent à fleurir et la vie à circuler. Assainie de tout ce qu'on nous apprend à considérer comme indispensable : voyages, vacances, bijoux, spectacles, ostentation, vitesse. [p. 88-89] Traduction libreCurieuse impression que de lire une écrivaine apparaissant comme tellement vitale, dont on ne peut qu'approuver la démarche et s'en trouver infiniment proche, mais dont on sait aussi à présent qu'elle a été condamnée à mourir à petit feu, impitoyablement. Il y a quelque chose d'attendrissant et de terriblement attristant dans cette lecture. Pia fait penser à une branche que la vie aurait demandé d'élaguer, mais qui, bien qu'écartée, disparue, participe à la vigueur des autres et continue de tournoyer dans leur mémoire.
**Vacare Deo : être libre ou disponible pour Dieu ; dans la tradition monastique et contemplative chrétienne, réserver du temps de travail pour la méditation et la prière.
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