Depuis quelque temps, quand on est amené à revoir des gens, on s'interroge à leur sujet. On se demande comment ils ont passé les deux dernières années et dans quel état d'esprit on va les retrouver. Il en va des villes comme des gens. Celle-ci, tournée depuis longtemps vers un tourisme effréné, n'a pas manqué d'être profondément impactée par la crise qui continue de dérouler ses effets.
Dans la presse locale, la fermeture d'un quart des magasins était annoncée et effectivement il était frappant de découvrir le long des calli d'innombrables vitrines vides, recouvertes de papier, linceuls blancs sur lesquels l'intervention d'une artiste nommée Freak of nature avait tracé durant une nuit de longues bandes vertes verticales, symboles de bambous (pourquoi le bambou, se demandait-on ? une référence au bambou qui plie sans se rompre, plus fort que la résistance du chêne, comme l'affirme un proverbe japonais ?) Parmi les boutiques qui avaient mis la clef sous la porte, bien sûr beaucoup de commerces récents, de vendeurs de chinoiseries low-cost, mais également quelques magasins historiques, lesquels n'avaient pas tenu le coup face au choc de la récession. Triste constat : le vénérable Rivoaltus avait été remplacé sur le pont Rialto et la propriétaire, assistée par ses filles, gardait à présent juste en face un petit magasin exposant un peu de tout - sacs, pantoufles frioulanes, papeterie, tote bags imprimés - une diversification jugée sans doute plus apte à attirer une potentielle clientèle.
Derrière leurs comptoirs, les commerçants semblaient avoir perdu le sens de la conversation. Certains étaient comme hébétés et en leur posant de prudentes questions pour obtenir quelque nouvelles, on avait le sentiment de se trouver au chevet d'un convalescent se remettant tant bien que mal et plutôt douloureusement. Les yeux demeuraient baissés, les mots mesurés.
Face à ce phénomène de sidération et de dépression, on constatait deux mouvements divergents (similaires somme toute aux réactions qu'on peut trouver un peu partout dans le monde : l'attente éperdue que tout puisse reprendre comme avant, et sans doute encore plus, encore mieux, pour que l'on soit à même de récupérer le temps, les énergies et l'argent perdus. D'un autre côté, on sentait la présence d'un mouvement contraire, porté par ceux qui revendiquaient de repenser l'avenir, de revenir à un accueil touristique mesuré, à la réintégration de "véritables" habitants dans la ville (dont la population vieillissante est en chute libre : pour quelques enfants jouant sur les places en fin d'après-midi, un nombre considérable de retraités se retrouvant à papoter sur les bancs au soleil).
Oui, ces deux tendances pouvaient être symbolisées en deux images : de vieilles affiches appelant à une longue chaîne humaine, contre la "monoculture touristique" et pour une Venezia fu-turistica (jeu de mot pour évoquer une "Venise future qui fut touristique"). Et puis aussi, des commerçants et investisseurs impatients et avides de reprise. Comme ailleurs, gérer les contradictions entre développement et
conservation semblait relever d'un défi majeur et, qui sait ? désespéré. Dans la Sérénissime, cela se manifestait de manière particulièrement aiguë. Désolante.
Seule la ville, ses canaux désertés par les taxis et navettes en tous genres, sillonnés uniquement par les transports publics entre lesquels se faufilaient de rares gondoles, seule la ville se montrait tranquille et apaisée. Confiante, aurait-on dit. Elle exhibait ses bâtiments superbes, elle scintillait, comme si elle avait enfin été rendue à elle-même. De ça de là, on entendait des mots prononcés en vénitien. Des natifs ou des intégrés récupéraient aussi bien que possible leur cité. Ils tentaient de faire face à l'avenir et de rafistoler un lien social passablement mis à mal.
Il est vrai qu'un peu partout on constate cette tension vers l'avant pour que revienne le passé. Comme si on pouvait effacer d'un coup d'éponge deux années d'un bouleversement planétaire.
RépondreSupprimerJe ne connais Venise que par quelques reportages, anciens ou récents, qui généralement convergent tous vers : Venise disparaîtra inéluctablement par engloutissement.
On finit toujours par tuer le vivant lorsqu'un « endroit touristique » (où qu'il soit) se retrouve inéluctablement aux mains des commerçants, investisseurs et financiers, avides de reprise, dont le but principal est de s'en mettre plein les poches.
Le problème c'est que la poule aux œufs d'or va se noyer… on regarde son plumage embelli et historique. Elle est en soins palliatifs, mais où sont les décideurs qui font vraiment quelque chose pour qu'elle puisse se prolonger encore quelque temps en maison de convalescence ?
Plutôt triste, au final.
Ici, on nous a annoncé cet après-midi un allègement des mesures : plus de pass, plus de masques (à l'intérieur, uniquement dans les transports publics). Plusieurs pays européens comme le Danemark, s'engagent dans cette direction. Va-t-on vers une résolution ? ou vers d'autres types de problèmes ? A voir... Garder les yeux ouverts face à tout ce qui va se présenter... pas de coup d'éponge possible, en effet...Ce qui est inquiétant, c'est la hausse des dépenses pour les faibles revenus, les gens modestes. Le prix des diverses énergies. Comment les gens vont-ils pouvoir s'en sortir ?
SupprimerCe qu'on observe à Venise, de manière aiguë, on l'observe un peu partout sur la planète, dans les lieux touristiques, mais aussi plus généralement dans la nature, les espaces où sévit l'être humain. Une tendance à exploiter sans forcément prévoir ou planifier. Une vision des enjeux à court terme. Une avidité galopante. Dommage, en effet. Ce qui est triste, c'est de penser à ce que les générations à venir recevront en héritage... On rêverait d'un monde "un tout petit peu plus juste ?", "un tout petit peu plus solidaire".
On peut rêver... on peut faire sa part de colibri... on peut adresser des lettres pour soutenir les actions d'Amnesty... et faire tout son possible pour rester vivants!
Cela dit, très douce soirée à toi!
La description de Venise que vous avez faite est saisissante. La ville avec ses canaux, ses palais, ses ruelles et places, semble immuable. Ceci même si depuis toujours les spécialistes nous annonçaient sa disparition prochaine dans les profondeurs de la lagune, mais elle est toujours là… Non, ce sont ses entrailles qui bougent. Les anciennes boutiques disparaissent, mais les nouvelles – visiblement – aussi. Certains palais ou églises sont recouverts par d’énormes panneaux publicitaires de Guess, Alfa-Romeo ou d’autres sponsors, cela ressemble à une fièvre bubonique, que la ville supporte stoïquement. Mais c’est le tourisme de masse, des millions de personnes qui déambulaient (en sens unique) dans les ruelles, sans rien voir, si ce n’est justement les verroteries ou autres objets touristiques low-cost, qui deviennent LE danger pour cette ville. Le choix des édiles de développer encore et encore ce tourisme est responsable de sa ruine actuelle. Ce ne sont pas les manifestations contre ce phénomène qui amèneront à une réflexion : « le tourisme de masse créée des emplois, disait-on », oui, certainement, mais l’industrie de l’armement aussi... Mais, c’est un autre virus que celui du tourisme, qui remet en question un modèle de développement ou plus exactement de mal-développement. D’autres villes touristiques ne sont pas prises ainsi à la gorge, car d’autres activités y sont maintenues. Espérons que ce sera aussi le cas pour Venise.
RépondreSupprimerGaspard
c'est vrai : depuis le temps qu'on annonce l'effondrement de la ville (il y a cinquante ans l'UNESCO s'alarmait déjà à ce propos) et elle tient bon an mal an toujours debout ! En revanche, on n'avait pas prévu tant de visiteurs et les conditions dans lesquelles ils allaient débouler (grands paquebots, développement des hôtels en ville, sur la terre ferme et construction d'une ligne de tram, multiplication des locations de vacances). Pour une ville qui compte env. 50'000 habitants, recevoir 8 millions de touristes par année, ça fait beaucoup. Cela représente 160 fois sa population. Imaginons n'importe quelle ville que nous connaissions dans nos environs soumise à une telle pression... alors bien sûr, on parle de places de travail pour justifier ces arrivées massives, mais ces places ne justifient pas tout. Il s'agit de planifier, d'anticiper, de maitriser le phénomène (garantir le respect et la salubrité des lieux, le maintien de ses résidents et une qualité de vie décente pour eux, etc etc) Comme pour d'autres lieux (Venise n'est qu'un exemple), la ville culturelle devient une entreprise où l'exponentiel et le démesuré semblent avoir le champ libre. Jusqu'à quand ? jusqu'où ? La crise du Covid montre combien ce genre de surexploitation peut fragiliser Et un lieu Et ses habitants. Ceux-ci sont très importants : ils demandent à diversifier les activités, maitriser les sources de pollution, etc. Ils ne peuvent pas être remplacés majoritairement par des occupants de passage. Dès qu'une ville est quittée par ses résidents (un mélange d'âges et de milieux) le capitalisme gangrène... Un ex. parmi tant d'autres : les prix pratiqués par magasins alimentaires (épicerie, boucherie) prohibitifs pour des salaires de locaux. Merci et belle soirée, Gaspard.
Supprimer