mardi 10 mai 2022

Lire : comme un ciel en nous

 

 Il faudrait, je suppose, commencer par l'amour. Un sentiment comme un ciel en nous. Et comme un ciel, toujours changeant. p.53
 
MA NUIT AU MUSÉE est une collection à part. Les quelques livres que j'en ai lus frappent par leur qualité et leur ton. Ils invitent à pénétrer dans l'intimité de l'écrivain/e qui se livre à l'exercice. Il me faut absolument, me suis-je juré, lire toute la collection avant la fin de l'été (de quoi voir arriver sans désarroi les longues séries de jours pluvieux qui nous déboulent dessus durant la prétendue "belle saison"). MA NUIT AU MUSÉE, c'est une nuit, qu'un écrivain/e passe seul/e dans un musée célèbre, ou dans une salle de ce musée, ou devant une œuvre précise du musée concerné. Cela parle donc un peu d'art - très peu pour certains, pas mal pour d'autres, avec négligence, ou ironie, ou intelligence, selon l'intérêt de l'auteur concerné. Mais, par-delà ce rapport avec l'art, son histoire et son exposition publique, ce qui est frappant, c'est le retour aux origines qu'opère celui ou celle qui accepte de se laisser enfermer dans la solitude de la nuit. Les narrations contiennent des confidences étonnantes, parfois poignantes. Ils révèlent des retours sur soi désarmants de sincérité. On sort du livre au moment où l'artiste écrivain sort de sa prison culturelle. On prend congé de lui toujours un peu à regret, souvent devant un café, comme on quitte sur un quai un passager particulièrement attachant après un trajet passé à converser.

(il me vient à l'esprit que le prochain livre de la collection, je devrais le lire durant une nuit, pour mieux mettre mes pas dans les pas de son auteur)

Bien sûr, on a beau savoir que l'expérience nocturne, ces quelques heures plongées dans l'obscurité et l'étrangeté, n'ont pas donné lieu à l'écrit qu'on parcourt, on a beau savoir que le livre s'est rédigé sur une certaine durée, longtemps après (et peut-être même longtemps avant, lors des préparatifs de cette excursion), ce qui frappe, c'est le retour sur soi et sur des réalités intimes que semble avoir déclenché le projet.
 
Le Louvre est la première ville française où je me suis senti chez moi, disait mon père. p.18
 
Que transmet-on à sa fille, sa fille unique, quand on a renié son passé ? Quand on a pu ou cru pouvoir se réinventer, dans un autre pays, une autre langue ? Mon père m'emmenait au Louvre. L'histoire de l'art est une histoire de fantômes pour grandes personnes, me disait-il. p.34
 
Dans ce récit, Jakuta Alikavazovic s'apprête à traverser quelques heures d'insomnie dans l'aile Sully du Louvre, au pied de la Vénus de Milo. Dans ce récit, "et toi, comment t'y prendrais-tu, pour voler la Joconde ?" est une interrogation qui revient en boucle (j'ai compté : elle apparaît neuf fois). Dans ce récit, il est beaucoup question de vol, d'usurpation, de légitimité. Il est beaucoup question d'exil, celui que l'on vit, que l'on porte sans cesse en soi. Il est aussi beaucoup question de droit : comment conquiert-on un droit d'appartenance? le sentiment de l'exil finit-il  un jour par se détacher des êtres qui ont dû partir, tout quitter pour un rêve de monde "meilleur"? On a beau avoir tout juste, avoir fait ses preuves, parler une nouvelle langue avec un vocabulaire châtié, être parvenu à force d'efforts à se faire bien voir, n'est-on pas toujours menacé d'expulsion, ne vit-on pas toujours dans la crainte d'être démasqué, n'éprouve-t-on pas toujours le sentiment d'évoluer sur le fil du rasoir
 
Dans ce récit, il est question d'art : d'art antique, d'art classique et d'art contemporain. L'autrice bénéficie d'une belle culture et nous la partage avec brio. Elle fournit d'intéressantes anecdotes ( sur le vol de la Joconde en 1911, sur les signatures que Corot apposait volontiers pour donner de la valeur aux croutes de certains amis). Elle avance de pertinentes réflexions (sur la restauration des peintures, par exemple). Pour évoquer son entrée dans l'âge adulte et le nécessaire éloignement de son père, si attaché à la culture classique, elle raconte sa passion pour l'art hors les murs, l'art hors musée et évoque des œuvres du Land Art comme Spiral Jetty de Robert Smithson, The lightning Field de Walter de Maria, les ouvertures de James Turrell
 
Dans ce récit, bien sûr, il est essentiellement question d'une fille et de son père, originaire du Monténegro :
 
Il ne voyait pas le mal dans le monde parce qu'il refusait de le voir. Peut-être n'était-ce pas conscient; quelque chose en lui, disons, refusait de le voir. Pour cette raison, il m'a semblé parfois que c'était moi l'adulte et lui l'enfant. p.60-61
 
Lorsqu'on quitte tout, lorsqu'on trouve la force en soi de se lever et de partir, de quitter son pays, sa langue, sa famille, comme l'a fait mon père, pour se réinventer, pour être à la fois son propre parent et son propre enfant - puisqu'on s'élève seul sur une terre étrangère, puisqu'on s'apprend à vivre -, lorsqu'on quitte tout, l'histoire qu'on se raconte et qu'on raconte à ses enfants est celle d'une table rase.
 
La fille décrit ce père de manière magnifique, un père dont on devine qu'elle ne l'a pas toujours compris (mais connaît-on jamais vraiment son père ?), pas toujours approuvé, pas toujours suivi, mais qu'elle l'a finalement retrouvé et on pressent que ce livre est une manière de lui rendre hommage à la hauteur du lien qui les unit. Une déclaration d'amour de fille unique à un père unique (et le prix Médicis Essai obtenu a dû être le plus précieux des trophées pour ce géniteur ainsi reconnu). 
 
(il est aussi question d'un élégant sac de voyage en toile et cuir, d'un carré de nougat, de chaussettes en lurex doré et d'une enfant dont une institutrice avait prédit un jour : "cette petite ne parlera jamais français", une prédiction qui s'est révélée aussi sotte qu'irrémédiablement fausse)
 
En résumé, Comme un ciel en nous est un livre merveilleux, éclectique, enrichissant et surtout : une des plus belles lettres qu'un père puisse rêver recevoir. Un livre qu'on lit, qu'on relit, et qu'on sera sans doute amenée à relire sans qu'il se laisse épuiser.
 

A propos de la collection MA NUIT AU MUSÉE , un précédent billet ICI


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire