Ce tableau, conservé au musée du Novecento, à Milan, est exposé jusqu'à la fin du mois au palazzo Vecchio de Florence. Il n'est pas dépourvu d'ironie que cette œuvre majeure de la peinture italienne, rendue célèbre par le film "Novecento" de Bernardo Bertolucci occupe une place d'honneur dans la salle des Cinq-Cent, au cœur du palais-forteresse, là où l'élite de la ville siégeait durant le Moyen-Âge et qui remplit aujourd'hui à la fois les fonctions de musée et d'hôtel-de-ville.
Par une fin d'après-midi caniculaire, dans la vaste salle du Palazzo, les gardiens s'accrochaient comme des noyés à leurs bouteilles ou se ventilaient désespérément en agitant leurs formulaires. Leurs regards dirigés au plafond lançaient des s.o.s. Les visiteurs étaient à peu près dans le même état. Cependant, malgré la touffeur à la limite du supportable, on demeurait fasciné : l'attraction de la toile était telle qu'il était impossible de s'en éloigner.
Giuseppe Pelizza a mis plus de dix ans à réaliser cette œuvre gigantesque (mesurant 2,83 sur 5,50 mètres) à la gloire du Quart-Etat (le Quarto-Stato en italien, c'est-à-dire le Prolétariat). L'idée du projet lui en était venue en 1891, après une manifestation de travailleurs à laquelle il venait d'assister. Il le porta à terme en 1901. En effet, pour parvenir au résultat final, il passa par la création de deux tableaux, deux étapes nécessaires pour obtenir le rendu souhaité. Le premier, Les Ambassadeurs de la Faim, fut réalisé en 1892. On y voit un cortège de travailleurs dans le village de Volpedo avec trois hommes à leur tête, désignés pour défendre leurs revendications auprès de leur patron.
Les Ambassadeurs de la Faim / collection privée
Mais cette version laissa l'artiste insatisfait. Il décida de se lancer dans une réalisation de plus amples dimensions, qu'il intitulera La Fiumana (la Marée humaine) et à laquelle il travaillera entre 1895 et 1896.
La Fiumana (la Marée humaine) / pinacoteca Brera / Milan (2,55 x 4,38 mètres)
En observant attentivement Le Quarto Stato, on constate que le peintre a adopté une méthode nouvelle. Au lieu d'appliquer les couleurs par amples coups de pinceau, il a recouru à la technique du divisionnisme, qui consiste à juxtaposer sur la toile de petits points de couleurs pures pour provoquer un mélange optique dans la rétine du spectateur. Il vise en cela plus d'intensité lumineuse. Il a également peu à peu délaissé le décor, jusqu'à le faire disparaître pour mettre en évidence les personnages, ou plutôt : la foule, qui est le véritable sujet.
D'où provient la force d'attraction de ce chef-d'œuvre ? De sa dimension, peut-être. Mais aussi de son fort pouvoir d'évocation et de sa construction (cette foule, s'avançant d'un seul élan, déterminée, majestueuse, invincible, dirait-on, portée par le mouvement conjugué de la terre et des corps). Les trois personnages principaux, qui occupent le centre de l'espace pictural, sont magnifiques de fierté et incarnent la détermination. Ils semblent dire : nous sommes ensemble, nous sommes le peuple, le monde ne pourrait pas tourner si nous n'étions pas là, s'il n'était la force de nos bras.
Cette conscience d'être soi, de la valeur de la place que l'on occupe dans le monde saisit le spectateur aux tripes. C'est une recherche qui fait contrepoids aux représentations d'un art élitaire, voué à dépeindre des nobles et des bourgeois. Un procédé qui fait la nique au nantis, aux tenants de la culture académique. Il ne s'agit pas d'une représentation misérabiliste, ni humble, ni tristement réaliste de la condition ouvrière et paysanne, comme on en a peint beaucoup au cours du XIXe siècle, dans le courant de la peinture dite sociale. Nous sommes ici en présence d'un art étendard et il n'est pas étonnant que Bertolucci l'ait choisi pour illustrer sa fresque courant sur toute la première moitié du vingtième siècle en Émilie-Romagne. On ne trouve ici aucune trace de victimisation, et bien que la peinture soit strictement figurative, elle ne semble pas vraiment réaliste. Il s'agirait plutôt d'une représentation vouée à galvaniser, à permettre d'espérer, à donner des envies de se redresser.
Les deux hommes et la femme tenant un enfant entre ses bras adoptent la posture souveraine de qui revendique son droit à être et à se voir reconnu (on parlerait peut-être aujourd'hui d'estime de soi). C'est peut-être ça qui émeut tant dans cette œuvre : ces personnages adoptent un maintien vertical et fier, alors que tant de lois, de règles et de valeurs tendraient à leur faire courber l'échine, à avoir honte de leur condition. On regarde une dernière fois la toile, on sent le long de ses joues quelque chose couler, mais ce n'est peut-être pas de la sueur.
Nous sommes tous des héritiers. Certains s'en souviennent, d'autre pas. Certains veulent l'oublier, certains ne veulent pas le savoir. Mais ce qui nous fascine et nous fait trembler dans ce tableau, c'est très probablement, au plus profond de nous, la mémoire de notre histoire.
Il quarto Stato / Giuseppe Pelizza da Volpedo / Museo del Novecento / Milan
(photo scannée de l'ouvrage "Pelizza da Volpedo. Catalogo generale" Aurora Scotti pour cause de reflets)
Lorsque j'ai regardé la première photo, j'ai tout d'abord cru qu'il s'agissait d'un ensemble de sculptures bien éclairées, et non pas d'une toile. Si on ajoute à cela la dimension imposante, on imagine bien l'impression forte que cela doit donner.
RépondreSupprimerQue dire de plus que l'ensemble de ton texte particulièrement réussi pour nous parler de ce tableau et de l'histoire qui l'a suscité.
Un détail m'a intrigué, c'est l'affiche du film de Berlusconi qui, dans le bas, reprend le tableau de Pelizza en le recadrant, mais surtout en l'inversant (la femme est à gauche). Question juridique ou financière ? De paiement de droits ?. En tout cas je trouve que ce n'est pas respectueux de l'œuvre originale.
Quoiqu'il en soit ma sensation globale est la force de l'ensemble et la dignité d'un peuple qui s'unit contre l'injustice et les oppressions.
C'est de plus en plus une nécessité d'actualité.
J'ai aussi remarqué ce détail : l'image inversée sur l'affiche. je me suis interrogée, car je n'en voyais pas le sens, j'ai cherché, mais je n'ai rien trouvé.
SupprimerEt oui, le sujet d'une brûlante actualité. Quant on pense à tous les CDD, l'ubérisation du travail, l'humiliation des gens à bas revenus, on en vient à considérer l’œuvre comme très contemporaine. Mais... quel courant politique et philosophique à présent pour garder les gens unis dans leurs revendications ?
Belle soirée. (Ici, on cuit, on vit le phénomène oeuf au plat dans les rues)