mercredi 15 juin 2022

Voyager / Habiter : le mobilier repensé

 

Revenons à la Chartreuse d'Ema et à nos "immeubles villas", deux formes de cellules à échelle humaine. Si vous saviez combien je suis heureux quand je puis dire : "Mes idées révolutionnaires sont dans l'histoire, à toute époque et en tous pays". (les maisons des Flandres, les pilotis du Siam ou des lacustres, la cellule d'un père chartreux en pleine béatification.) [p.97]
A Galluzzo, le hasard nous a conduits vers de très belles personnes. Il y a des gens comme ça, on sent que les émotions et la complicité circulent au premier regard. Dans la seconde salle, une des guides a soudain pointé du doigt la maquette en bois, désignant les dix-huit cellules dévolues aux moines, et juste au moment où je regardais, elle a prononcé : "tellement émouvant, Le Corbusier..."
 
(évidemment, le temps prévu pour la visite s'est révélé bien trop court, tant de détails à capter, tant de perceptions à identifier, enthousiasme et frustration entremêlés. Dans ce lieu de haute spiritualité, où circule une belle énergie, protégé sans doute par les anges, ayant affronté au fil des siècles la peste, Napoléon et tant d'autres calamités, il y avait trop à voir. Pontormo, et Bronzino, et Della Robbia, pour ne citer qu'eux, nous appelaient...)

 
A l'intérieur de la cellule numéro X, on pouvait imaginer le jeune architecte arrivé en 1907, chamboulé par ce qu'il découvrait, se représentant le passé, bousculé par mille idées, bouillonnant de projets, pressentant ce qu'il créerait.


Il était permis de l'imaginer, le jeune Charles-Edouard Jeanneret, dans ce couloir, cet espace pour rien, tellement inutile en apparence, ce couloir pour faire quelques pas, se dérouiller les membres engourdis par trop d'immobilité, se libérer la tête d'avoir trop étudié assis à sa table, ce couloir de silence, indispensable inutilité qui donnait sur la vallée.


Et ce guichet, lien ténu entre le public et le privé, passage étroit entre le monde et soi, assurant protection, préservant relation, ce minuscule point par lequel on s'assurait autrefois de pouvoir veiller sur qui en avait besoin.

 
Enfin, cette échappée sur les collines, par-dessus le jardin, où le regard pouvait se perdre, aller de la terre jusqu'au ciel parcouru de nuages, passant des choses les plus concrètes à la plus pure abstraction, regard symbole d'une vie de moine à travers les âges.

Depuis mon retour, je parcours le recueil de dix conférences que Le Corbusier a données en 1929 à Buenos-Aires et qui ont été publiées en 1930 sous le titre: Précisions sur un état présent de l'architecture et de l'urbanisme. Je suis émue par la manière qu'a l'architecte de dessiner. Par sa façon directe de s'exprimer. Par sa cohérence et sa modernité. Le chapitre sur le mobilier se révèle un véritable bijou. Extrait :
Qu'est-ce donc que le mobilier ?
"Le moyen par lequel nous faisons connaître notre rang social."
C'est, très exactement, de la mentalité des rois : Louis XIV s'en est tiré brillamment. Serions-nous des Louis XIV ? En voici beaucoup! S'il y a des millions de Louis XIV sur terre, il n'y a plus de Roy-Soleil.
Sérieusement, nous tenons expressément à être des Rois-Soleils ?
Le mobilier, c'est : 
             des tables pour travailler et pour manger,
             des chaises pour manger et pour travailler,
             des fauteuils de diverses formes pour se reposer de diverses manières
             et des casiers pour ranger les objets de notre usage.
Le mobilier, c'est des outils.
Et aussi des domestiques.
Le mobilier sert nos besoins.
Nos besoins sont quotidiens, réguliers, toujours les même; oui toujours les mêmes.
Nos meubles répondent à des fonctions constantes, quotidiennes, régulières.
Tous les hommes ont les mêmes besoins, aux mêmes heures, chaque jour, toute la vie. 
Les outils répondant à ces fonctions sont faciles à définir. Et le progrès, nous apportant les techniques nouvelles, le tube d'acier, la tôle pliée, la soudure autogène, nous fournit des moyens de réalisation infiniment plus parfaits et plus efficaces qu'autrefois.
L'intérieur des maisons ne ressemblera plus à du Louis XIV:
Voilà l'aventure. [p.108]
Ces mots éclairent et ravissent. Ils trahissent la maturité du créateur, ses conclusions mises au point après vingt ans de recherches et de métier. L'importance d'une maison, la valeur d'un habitat tient à son espace, aux entrées de lumière, à la circulation de l'énergie, à sa fonctionnalité. Ce que nous appelons "décoration", le mobilier utilisé pour enjoliver et non pour remplir son but premier, les bibelots peuvent conduire aisément à l'encombrement. A trop vouloir nous rassurer, accumuler, posséder, nous nous perdons. Nous perdons notre temps. Nous détournons notre attention de l'essentiel. Nous gaspillons nos énergies. Dans la cellule numéro X, c'est peut-être ce que l'aspirant architecte avait pressenti. 
 
 
Ranger dans des casiers : vaisselle, livres, vêtements. C'est tout!

L'espace  et la lumière abondent.
On circule, on agit rapidement.
Et peut-être aurons-nous plaisir à penser à quelque chose, en cette heure du repos, à cette heure de détente, chez nous ?
Voilà le fond du sac, penser à quelque chose.
A l'harmonie des proportions.,
ou à quelque poème de la mécanique, de la vie des peuples modernes ou anciens, même à un poème en vers,
ou à quelque musique, ou à quelque sculpture, quelque tableau,
à un graphique,
ou à telle photo d'un phénomène simple ou sublime, fondamental ou exceptionnel.
La vie est pleine d'occasions de rassembler des bibelots qui soient des objets à penser :
ce galet de la mer,
cette pomme de pin admirable,
ces papillons, ces scarabées,
 cet élément d'acier poli pris à une machine 
ou ce morceau de minerai. [p.121]
 

4 commentaires:

  1. Ah ! Le chartreux !
    Une vie entière de solitude et d'austérité, entre ermite et cénobite, à la recherche de la voie intellectuelle devant déboucher sur l'extase suprême. Le nirvana du solitaire !
    Rien ne rompt le silence et la solitude, absolument indispensables pour y parvenir. Au diable : les sorties hors les murs, déplacements, visites, journaux, radios, télévision téléphone, et sûrement pas cette horreur d'Internet. Pas de conversation avec quiconque, pas de correspondance écrite fut-elle spirituelle. Rien, rien de rien… juste la recherche individuelle de cette fameuse extase… Poursuivre un voyage sans chemin et sans lumière dont la transcendance de Dieu est l'unique horizon.
    Quoiqu'il se déclare chrétien, ce n'est donc pas le Dieu de Jésus-Christ que cherche le chartreux. Car cet homme Jésus montre l'exemple d'une incessante vie relationnelle montrant comment se fait le lien ciel et terre, mais surtout trouvant la vraie transcendance celle que représente l'Amour d'Autrui. « Aimez-vous les uns les autres ». Et par ailleurs ajoute-t-il c'est ainsi que vous rencontrerez « mon Père ».
    À mes yeux le chartreux a tout faux !

    (Je sais, ce n'est pas l'objet de ton billet, mais c'est mon commentaire…)

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    1. euh... je n'entends rien à ce que tu dis... mais je suppose que tu avais besoin de l'écrire...
      passe quand même une bonne nuit - de grâce : pas d'attaque d'apoplexie!!!

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    2. Mon commentaire est hors sujet en effet. Mais comme tu dis j'avais besoin de l'écrire vu mon aversion pour les moines de ce genre. Mais il faudrait que j'en dise plus sur les raisons de ce rejet et ce n'est pas ici l'endroit…
      désolé… je le ferai plus… ! ;-)
      Mais je te rassure… j'ai parfaitement bien dormi… faut dire qu'ici ce n'est pas la canicule.

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    3. Hors-sujet, ici, maintenant, mais... que voilà un beau sujet pour Le voyageur de l'aube....

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