Fondation Beyeler / salle avec "Spiegel" et "Nuages" de Gerhard Richter
Ces derniers temps, j'ai été constamment ramenée à des questions de place. Il y a eu ces réflexions sur le fait de faire place chez moi. : jusqu'où étais-je prête à partager l'ensemble de mes territoires ? Des questions telles que : quelle est ma place ? où est ma place ? Et aussi, la question essentielle : que signifie le fait d'être à sa juste place ? Enfin, il y a eu ce livre : "Être à sa place" avec ses multiples échos et, je pouvais m'en douter, quantités de problématiques ouvertes sur bien des réponses qui restaient à trouver. Toutes ces interrogations me ramenaient parfois à une vague de tristesse, sale Ritale rentre chez toi, des injonctions soufflées sur l'enfance, des humiliations subies, des strates de souffrance. Parler de place, c'est dire : chez moi, ce qui implique souvent : retourne d'où tu viens.
A Reillanne, un soir, une famille est arrivée qui ignorait manifestement les espaces et les délimitations. Les enfants hurlaient dans leur chambre, claquaient les portes, se coursaient sur la terrasse, jouaient dans le jardin, s'emparaient de ballons qui ne leur appartenaient pas. Ils ne se posaient pas de questions sur les limites autorisées, ils occupaient toutes les surfaces. Ils arrivaient d'un pays aux frontières floues, un pays envahi et ils envahissaient à leur tour sans se soucier de ménager les domaines personnels auxquels ils étaient confrontés. Avant qu'ils n'arrivent, les lieux étaient calmes et ouverts. Après leur départ, ils ont retrouvé leur sérénité. Pendant leur présence il y a eu comme un repli, chacun se terrait, se retirait et attendait que ça passe.
Mais la question de la place ne concerne pas que moi. Là-haut, quand je promène mon chien, je remarque que le paysan est excédé par les promeneurs qui abandonnent bouteilles et sachets, qui parquent sur l'herbe à fourrage. Il a disposé des bandes orange fluo pour indiquer les bordures de sa propriété. Je ne l'avais jamais vu réagir ainsi. Parfois, dans la rue ou les espaces publics des personnes expriment de l'irritabilité, on dirait qu'il arrivent à bout de leurs possibilités. Leur sensibilité face aux incivilités s'est épuisée.
Respecter et se faire respecter. Connaître ses propres limites, ménager le territoire de l'autre. Définir sa sphère privée pour trouver à s'y poser, à s'y développer, à s'y protéger. Traversée par ces intuitions, je regagne ma maison et m'empare d'un livre de Georges Perec, un de mes fondamentaux, dont jamais je ne me lasse et dont j'avais déjà parlé ICI.
Je crois, comme le dit Claire Marin, que notre place est en perpétuelle mutation, en perpétuel devenir. Nous occupons, non pas une place, mais des places volontairement où contre notre gré en fonction surtout d’impératifs sociaux.
RépondreSupprimerSans doute, convient-il de déterminer sa place parmi ces impératifs en se respectant tout en respectant l’altérité.
Je ne connais pas le livre de Perec mais je vais m’y pencher après avoir repris quelques passages du livre de C Marin.
Je vous souhaite une soirée un peu plus fraîche qu’ici.
Ghislaine
Oui, notre place est en perpétuelle mutation. Mais je crois qu'elle est plus facile à trouver, à assumer, à stabiliser quand on est né quelque part et que l'on peut s'y enraciner (être un fils de, appartenir à une famille connue, avoir tel passeport, etc etc) Sans doute y a-t-il moins de luttes à entreprendre pour la trouver et y rester. La question est vaste, très vaste.
SupprimerQuant à G. Perec, du fait de la "disparition" de ses parents dans les camps durant son enfance, c'est un personnage complexe et qui connaît bien ce problème. "Espèces d'espaces" est un livre exceptionnel, où émerge toute la souffrance de l'enfant forcé d'interroger sans cesse le monde pour savoir où est sa place (et qui je crois ne l'aura trouvée que dans l'écriture).
Belle soirée.
Vous avez raison. Je suis née en Algérie. Mes grands parents espagnols et leur famille avaient fui le franquisme et avaient trouvé refuge en Algérie. A l’indépendance, en 1962, notre famille a quitté l’Algérie pour la France où ceux qu’on appelait les pieds-noirs ont été bien mal accueillis, rejetés des hôtels car pieds-noirs. C’est grâce au secours catholique que mes parents ont trouvé un logement. A l’école, nous étions rejetés et au collège on me surnommait le singe.
SupprimerJe suis d’ici et d’ailleurs, française et espagnole. Je crois m’être fait une place ici en Pays de Loire mais je suis aussi à ma place au bord de l’océan tout comme je suis à ma place à Strasbourg où habite ma fille, mettant mes pas dans les miens. Mais surtout je suis à ma place dans la vie qui est la mienne.
Nous pourrions en parler très longtemps. Quel vaste sujet.
Ghislaine
Nos sociétés sont faites de mixités et de migrations. La pureté de la race et des origines n'existe pas. C'est une illusion. Et nos histoires sont passionnantes justement parce que faites d'aspérités, de mélanges et d'entrelacs complexes.
SupprimerN'avez-vous jamais songé à écrire l'histoire de votre famille, sur trois ou quatre générations, non pas dans un objectif de publication - quoi que - mais pour transmettre la mémoire à vos proches, et à ceux qui viendront ?
PS : On a traité de singe Mme Christiane Taubira, une personne forte, intelligente et radieuse selon moi.
Il existe en effet des personnes envahissantes, qui prennent trop de place ou toute la place, parce qu'à titre personnel elles n'en ont aucune. Ni à l'intérieur d'elle-même (pas de structuration claire, colonne vertébrale, etc.), ni à l'extérieur a fortiori. Alors il faut aller se servir ailleurs.
RépondreSupprimerChacun de nous connaît plus ou moins fortement cette sensation « d'avoir à ne pas être » parce qu'on ne veut pas de nous. Tu le dis amèrement « Sale ritale rentre chez toi » et lire cela me fait mal à l'âme parce que c'est une ignoble négation de la personne.
Il est des personnes qui ne savent même pas qu'elles ont des droits sur leur territoire en ce compris leur intégrité physique. Nul ne peut être la marchandise de quelqu'un d'autre dont il disposerait à sa guise.
Dans les composantes d'une personne humaine il y a aussi « SON environnement personnel » comme un prolongement identitaire totalement nécessaire pour vivre.
On dira : — l'appartement que je loue, mais on dira MA maison, celle qui est à moi. C'est moins l'affirmation d'une possession matérielle, que celle de sa propre personne.
Comme tu le dis clairement « connaître ses propres limites, ménager le territoire de l'autre » et j'ajouterai connaître son propre territoire et ses contours qu'il convient de faire respecter.
Tout cela, il nous appartient de le délimiter, de connaître les bornes infranchissables, les zones partageables sous conditions, les zones offertes sans conditions, etc.
Malheureusement nous traversons une époque floue a bien des égards sur ces sujets. Devoir respecter une contrainte est totalement intolérable. Résultat d'une éducation sans bornes qui est un réel malheur offert à l'enfant. Le laisser faire « tout ce qu'il veut en toutes circonstances ». Celui qu'on appelait « l'enfant roi ». Un roi excessivement malheureux hélas !
Oh merci pour ce long commentaire, qui me touche à bien des égards. Je l'ai lu à deux reprises, mais je vais le relire encore dans un ou deux jours pour être sûre de le comprendre et de l'intégrer, car tu as capté de multiples facettes du problème. J'aime particulièrement cette phrase : "On dira : — l'appartement que je loue, mais on dira MA maison, celle qui est à moi. C'est moins l'affirmation d'une possession matérielle, que celle de sa propre personne."
RépondreSupprimerLa vaste question de la place entre en jeu sitôt qu'on traite des questions relationnelles et sociales.
Éduquer un enfant, c'est lui apprendre sa valeur, ses limites et son droit à un territoire personnel. C'est le reconnaître et faire en sorte qu'il sache reconnaître les autres à son tour. Avec " l'enfant-roi", en ne lui posant pas de limites claires, on ne lui a pas donné accès à son véritable territoire pas plus qu'à une véritable estime de soi. Cela le conduit effectivement à devenir excessivement malheureux et tyrannique.
Puis-je te faire une confidence ? Je crois que, bien que nous ayons été des parents imparfaits comme tous les parents, nos enfants ont eu de la chance, face à nos "non" et à nos "pas maintenant".
douce soirée à toi.
À propos de ta confidence : je crois que tes enfants ont une double chance, d'une part ne pas avoir des parents parfaits, d'autre part ils ont reçu des impératifs structurants. J'ai écrit il n'y a pas si longtemps (probablement dans un commentaire sur un blog, mais je ne sais plus lequel) qu'une de mes filles m'avait remercié de lui avoir posé des interdits dans sa jeunesse et que maintenant qu'elle était mère elle en comprenait la pertinence. J'avoue que ça m'a beaucoup réjoui de ne plus être perçu comme un père « qui ne comprenait rien aux jeunes ! » ;-)
SupprimerCar effectivement tu dis avec grande justesse combien aider à la prise de conscience chez l'enfant de ses possibilités et de ses limites et infiniment structurants pour lui/elle.