jeudi 28 septembre 2023

Regarder : présences /absences

 
figuras en una casa / Antonio Lopez Garcia / fundacion March / Palma
 
C'est un tableau, à chacune de mes visites, je m'arrête longuement devant lui, tant il me captive. Le décrire est relativement simple : il s'agit d'une peinture à l'huile, de moyennes dimensions (85 par 124 centimètres) exécutée avec une palette plutôt terne, poussiéreuse, des teintes allant du brun foncé au beige. Elle a été réalisée en 1967, mais ses couleurs rappellent certaines photographies sépia et ce simple fait tendrait à évoquer des événements passés. Il n'y a ici aucun avenir à envisager.
 
Le contenu du tableau n'est vraiment complexe au prime abord. Il comporte peu de personnages, lesquels se tiennent dans un espace relativement restreint. Mais il recèle une grande part de mystère pour tout ce qu'il donne à voir (ou à comprendre). 
 
Le décor est constitué par le fond d'une pièce dans un logement plutôt vétuste dont on ne voit aucun mobilier. A droite, une porte est ouverte, très probablement celle du logement. Là se tiennent trois personnages : une femme et un homme, au regard grave et préoccupé, qu'on découvre éclairés, un autre homme, dans la pénombre, qu'on peut à peine discerner. Ils sont debout, derrière l'embrasure, observateurs, peut-être inquiets. Leurs yeux sont tournés vers l'intérieur de l'habitacle, mais ils ne paraissent nullement désireux d'y pénétrer. 
 
Le plus étrange, c'est qu'au premier plan, dans l'entrée, se tient un quatrième personnage, une femme, qui tourne son visage vers le spectateur, avec un regard absorbé, presque absent, comme si elle considérait une réalité au-delà. Elle regarde non seulement au-delà de la toile, mais également au-delà du spectateur qui est en train de l'observer. Elle semble ailleurs. Elle porte un manteau et un écharpe comme si elle s'apprêtait à s'en aller. Toutefois sa figure n'est pas entièrement exécutée. La femme pourrait être en train de s'effacer (ou d'apparaître selon les points de vues).
 
 

La question de l'éclairage est énigmatique : la lumière semble arriver d'un point à l'extérieur de la toile, qui pourrait être le lieu où se tient le spectateur. Cependant, à côté de la porte ouverte, est accroché un miroir, lequel reflète un couloir sombre, menant à d'autres espaces, au bout duquel une ampoule est allumée. Un fil électrique suspendu et venant d'on ne sait où l'alimente en courant. D'où provient donc la clarté ? Quelque chose cloche et donne un sentiment d'irréalité.
 
 

 
C'est une toile d'où émergent toutes sortes de questionnements. La force et l'originalité de l’œuvre tiennent à ce qui n'est pas montré, juste suggéré. La lumière, les lieux, les présences sont floutés. Les absences et les incertitudes qui émergent semblent appeler un travail de mémoire, ou solliciter l'imaginaire. 
 
Chaque visiteur quelque peu attentif se voit insensiblement changer de rôle. Interpelé par les images, il en vient à donner une version personnelle de ce qu'il perçoit. Au fur et à mesure que ses yeux parcourent de part en part le tableau, guettant détails et indices. Il passe ainsi de la position passive d'observateur à celle créative de narrateur. Comme dans une langue des signes, les divers éléments se transforment en mots et demandent à être interprétées.
 
Si l'on souhaite en savoir plus sur le peintre, Antonio Lopez Garcia, on n'est pas beaucoup plus avancé. Il est décrit comme appartenant au courant de l'hyperréalisme européen, mais ce n'est pas ce qu'on ressent face à cette œuvre particulière. Approfondissant, on apprend que cet artiste a exécuté en 1993 un portrait officiel de la famille royale : y sont représentés le roi Juan-Carlos 1er, la reine Sofia et leurs trois enfants. On s'interroge : le peintre formé à Madrid et fréquentant assidument le Prado depuis sa jeunesse se serait-il pris pour un nouveau Velázquez ou aurait-il été désigné comme tel? Ces informations lacunaires ne permettent guère d'approfondir la connaissance de cet artiste. Du moins pour l'instant.
 

 
On retourne donc au tableau, acceptant de composer avec ses énigmes et ses secrets. C'est ainsi qu'on en vient à écrire une histoire. L'histoire racontée est triste (mais sa tristesse n'est pas décourageante). C'est une histoire qui évoque des liens passés, qu'on ne peut se résoudre à avoir perdus, qui laissent vaguement sidérés et demandent encore et encore à être élaborés. Selon le récit qu'il s'est inventé, en écho à sa propre histoire, chaque visiteur quitte le tableau pensif, déconcerté ou profondément affligé.

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