Le Rhône, le fleuve de mon enfance, ne m'a jamais vraiment passionnée. Quand on le suit le long de sa plaine, descendant des Alpes et de son glacier, il fait penser à un montagnard mal dégrossi, suivant l'unique opportunité que peut lui offrir la Suisse, se ménageant un passage entre deux montagnes. Le Rhône, avant de se jeter dans le Léman, se montre presque trapu et maladroit dans une vallée où s'agglutinent des zones industrielles et artisanales. Il y paraît à l'étroit, ce qui peut expliquer certains de ses débordements. Dépourvu de grâce et d'élégance, il semble chercher sa voie sans trop savoir quoi faire de son potentiel.
Cependant, 70 kilomètres plus loin, à l'autre bout du lac, juste après la rade sillonnée par les petites mouettes qui relient Genève de part en part, le fleuve commence à acquérir de la tenue et une certaine prestance. Il reçoit un rôle d'importance : rallier les rives formant la cité et leur fournir suffisamment de ponts pour se rassembler. Tous ces ponts ont chacun leur personnalité. Durant des années, je n'ai cessé de les traverser : le très entreprenant pont du Mont-Blanc, l'élégant et piéton pont des Bergues - qui mène à l'île Rousseau -, le pont de la Machine et celui de la Coulouvrenière. Et tant d'autres encore, tant de petits îlots, tant de passages reliant des vies entre elles, des milieux, des destinées. Une ville est faite de l'eau qui la traverse. Une vie aussi. Il m'arrive de me demander comment il est possible de vivre dans une cité privée d'un élément aquatique digne de ce nom, rivière, fleuve, lac ou mer.
Ces dernières années, c'est depuis la Provence que je me suis mise à observer ce fleuve et à m'y attacher. Quand on arrive à Avignon, ou à Arles, c'est un flux dans toute sa maturité qui s'offre aux yeux des visiteurs. Le Rhône, navigable depuis Lyon, prend alors toute son ampleur. Illuminé par les pierres blondes qui le bordent, il se révèle plein de noblesse. A le regarder je ressens à chaque fois ma gorge se nouer. Le désir me prend régulièrement de rouler jusque là-bas juste pour le voir, pour cette sensation d'émerveillement sans cesse renouvelé. C'est beau, c'est émouvant un fleuve qui se prépare à se jeter à l'eau, à prendre la mer - ou à laisser la mer le prendre. On peut aimer un fleuve, comme on aime un être. On peut aimer le voir grandir, s'éloigner vers sa destinée, parvenir à maturité, accomplir son destin.
Photo tirée de Arles Info / 2016
A Arles, depuis le musée Réattu, tandis que je lui faisais face depuis le premier étage, je me suis soudain souvenue d'une excursion faite dans son delta, il y a très très longtemps. Une énorme nostalgie s'est alors emparée de moi. J'ai compris pourquoi Claudio Magris, natif de Trieste et amoureux de la culture de la Mitteleuropa, avait ressenti le besoin de décrire "son" fleuve et de retracer une à une toutes les étapes du Danube. C'est ainsi que naissent les désirs de voyage : d'une aspiration profonde vers quelque chose de perdu, ou quelque chose qu'on n'a jamais connu mais qu'on aspire à récupérer. Je me suis juré que je partirai bientôt, dans ce triangle formé par le Petit-Rhône, le Grand-Rhône et la Méditerranée qu'on appelle la Camargue, pour observer en compagnie des flamands roses et des chevaux blancs ce seigneur partir se fondre dans la mer.
Depuis le premier étage du Musée Réattu / 2023
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